Fugueuses de Suzanne Jacob

Fugueuses de Suzanne Jacob

Comme des millions de citoyens et de citoyennes du Québec, j’imagine faire partie de la nation québécoise. Pourtant, comme les autres, j’ai peine à définir clairement cette identité : qu’est-ce en effet que cette québécitude cent fois revendiquée et bien ressentie, mais extrêmement polémique et plurielle ? Le problème se complexifie davantage lorsqu’on songe au rapport à la mémoire de la société québécoise et notamment à celui qu’elle entretient avec son passé récent. On m’a appris, à l’école, à opposer Duplessis à Lesage, à rejeter l’obscurantisme d’une société dirigée par le clergé au profit de l’ouverture des institutions laïques; à comprendre, en résumé, l’histoire récente du Québec en fonction d’une rupture, la Révolution tranquille, et d’un contraste : celui des lumières de la modernité, après 1960, et de la noirceur du traditionalisme canadien français. Tout se passe comme si, du haut de l’histoire, on avait jeté un regard négatif sur le passé dit de Grande noirceur, qui devient dès lors honteux et objet d’oubli d’une mémoire « négative, semi amnésique et conditionnelle2 », comme l’a qualifiée le sociologue Gilles Bourque. Selon ce dernier, ce serait là l’une des raisons de notre faillite à définir, au présent comme pour l’avenir, la nature de l’identité québécoise .

Néanmoins, certaines recherches en histoire et en sociologie3 de même que quelques œuvres littéraires et cinématographiques4 actuelles le suggèrent : malgré sa mise à l’écart, ce passé ne peut être totalement passé, ne serait-ce parce que, comme l’indique Alasdair Maclntyre dans Après la vertu, « que nous le voulions ou non, nous sommes ce que le passé nous a fait et nous ne pouvons […] arracher ces parties de nous qui sont constituées par notre rapport à chaque période formatrice de notre histoire.5 » Inspiré par la formule de René Char, qui écrivait dans Feuillets d’Hypnos (1946) que «notre héritage n’est précédé d’aucun testament», on peut pourtant affirmer que la chose se complexifie au Québec du fait de cette mémoire amnésique et de ce paradigme de la rupture, qui ont tous deux contribué à laisser un héritage sans testament et dès lors difficile à comprendre. Conséquemment, il m’apparaît que saisir l’état actuel de la perception de ce passé est une interrogation historiciste des plus pertinentes, alors que l’avenir semble devenu indéchiffrable et que cette crise nous force tant à constater l’absence du passé qu’à investir le présent de sa mémoire .

Cette problématique, qui concerne moins les événements historiques en eux-mêmes que nos façons de dire, de vivre et de penser le temps, appelle la notion de régimes d’historicité. Ce concept, élaboré par François Hartog, permet de rendre compte de divers rapports au temps et porte « sur les formes ou les modes d’articulation de ces catégories ou formes universelles que sont le passé, le présent et le futur.7 » Si nos modalités de conscience historique sont un objet de compréhension et de recherche pluridisciplinaire, déjà examiné, comme je l’ai évoqué, par certains sociologues et historiens québécois, je souhaite pour ma part le saisir tel qu’il apparaît dans la littérature québécoise contemporaine. En effet, les œuvres littéraires, en étroite relation avec leur contexte de production, pensent le temps et mettent cette pensée en scène de façon significative. Partant de cette réflexion sur la présence, au Québec, d’un passé qui ne passe pas et de cette hypothèse faisant du texte littéraire le lieu d’inscription de divers régimes d’historicité, ma recherche a pour objet trois romans québécois contemporains qui problématisent les phénomènes de rupture et de continuité en tant que modes de relation entre passé, présent et futur. Ainsi, les romans Une belle éducation8 de France Théoret, Après la nuit rouge de Christiane Frenette et Fugueuses10 de Suzanne Jacob seront tous trois questionnés du point de vue des formes de l’expérience du temps qu’ils élaborent.

La notion de régimes d’historicité, telle que mise au point par François Hartog, est ce qui me permet de réunir les dimensions sociologique, historique, philosophique et littéraire de cette problématique afin d’aborder les textes sous l’angle historiciste qui m’intéresse. Imposant de se demander « de quel présent, visant quel passé et quel futur, [il s’agit] ici ou là, hier ouaujourd’hui11 », ce concept permet à Hartog de décrire les cadres de la pensée du temps d’une société à une époque et dans un lieu donnés. L’analyse ne concerne donc pas les événements historiques en eux-mêmes, mais se rapporte plutôt aux façons de les percevoir et de les intégrer à l’histoire. Elle révèle que « selon les rapports respectifs du présent, du passé et du futur, certains types d’histoire sont possibles et d’autres non.12» Phénomène essentiellement collectif, le régime d’historicité est identifiable dans toutes les sphères de l’activité sociale : les discours, les pratiques et les idéologies en sont par exemple des lieux de manifestation, tout comme le texte littéraire. Comme le fait remarquer Jean-François Hamel dans un ouvrage où il retrace l’historicité des pratiques narratives modernes à l’aide notamment de la notion élaborée par Hartog, chaque culture se dote d’un mode d’être au temps qui lui est propre, c’est-à dire d’un régime d’historicité, au sein duquel s’articulent de manière à chaque fois unique les catégories du passé, du présent et du futur. L’ordre du temps dans lequel se sent vivre une culture et dans lequel elle réfléchit son identité, son devenir et sa mémoire détermine pour une large part les formes de l’expérience temporelle dont se saisit le récit pour les porter au langage.13 Suivant cette affirmation, par ce mémoire, je souhaite retracer l’expression spécifiquement littéraire de modes d’articulation du passé, du présent et du futur et ce, dans le contexte particulier de récits qui interrogent le rapport actuel des Québécois au temps, à l’aune des ruptures, vraies ou fausses, d’hier. Il faut préciser toutefois que ces fictions n’abordent pas toutes directement le passage de la Grande noirceur à la Révolution tranquille, ni ne situent complètement leur action à cette époque. Conformément à la nature « heuristique14 » de l’outil proposé par Hartog, elles ont plutôt été choisies pour les formes d’expériences temporelles et d’articulations du temps qu’elles mettent en scène et qui révèlent certaines problématiques de la conscience historique québécoise. Essentiellement, le régime d’historicité permet d’appréhender et de comprendre, davantage qu’il ne sert à thématiser. Son application littéraire ne s’arrête donc pas aux représentations concrètes de certaines périodes historiques. Elle se veut plutôt une façon de saisir les outils donnés par la littérature pour penser le temps, notre temps en l’occurrence.

François Hartog lui-même met la notion à l’épreuve du texte dans son ouvrage-phare sur le sujet. Il ouvre en effet sa réflexion par une analyse de l’expérience fictive du temps vécue par le personnage d’Ulysse dans L’Odyssée. Ses lignes sur la « distance éprouvée entre altérité et identité15 » par Ulysse lorsqu’il assiste anonyme aux chants des combats menés à Troie, ainsi que l’interprétation qu’il livre du retour du personnage à Ithaque me sont grandement utiles, à la fois comme modèle d’interprétation et exemple des lieux diégétiques de saisie possible de mon objet de recherche. Hartog consacre également plusieurs pages de Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps à l’écriture de Chateaubriand, dont il démontre qu’elle est non seulement traversée, mais constituée par la question de l’ordre du temps. En entretien, Hartog confirme qu’il ne prend pas « le texte littéraire comme document, mais comme le lieu même de constitution de la problématique16 », conception qui guide également mon analyse et qui s’inspire de la position clarifiée par Paul Ricoeur dans Temps et récit. Le philosophe voyait « dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous re-configurons notre expérience temporelle17» et c’est à cette capacité de la fiction que l’analyse en termes d’ordres du temps fait appel. Pour terminer sur l’application littéraire de son outil par Hartog lui-même, citons, dans l’ouvrage collectif Les récits du temps, le chapitre qu’il consacre à L’homme qui tombe de Don DeLillo et dans lequel il fait de ce roman une des manifestations du présentisme. L’expression, qui est de François Hartog, lui sert à désigner ce qui serait selon lui le régime dominant notre époque et qu’il définit comme « [Inexpérience contemporaine d’un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré tout à produire pour lui-même son propre temps historique. Tout se passe comme s’il n’y avait plus que du présent, sorte de vaste étendue d’eau qu’agite un incessant clapot.18 » Cette définition ne semble pas coller à la situation actuelle au Québec, ainsi que le suggère la mouvance que j’ai décrite plus haut. Utilisant l’outil pensé par Hartog, le point de départ de ma recherche confronte quelque peu la thèse que formule l’historien lorsque, avec le même outil en mains, il accorde son attention au temps présent. En effet, si l’oubli est l’apanage de l’un des régimes d’historicité manifestés par la nation québécoise, il semble que l’on puisse observer, depuis peu, une mouvance contraire. Selon le sociologue Daniel Tanguay, « la catégorie temporelle qui semble se dégager comme guide de la conscience historique contemporaine est le présent entendu comme lieu possible de la ressaisie du passé.19 » Les romans de Théoret, Frenette et Jacob, à l’image d’une partie de la fiction québécoise contemporaine, participent de cette tendance : ils revisitent un certain passé marqué par la rupture et saisissent ses échos dans le présent. Ils convoquent pour ce faire certains ordres du temps qui, par leur forme, leur coprésence et leur mode d’inscription dans le texte, remettent en cause la valeur et l’effet de ces ruptures, notamment en disant la part de continuité, souvent invisible, qu’elles supposent.

Que certaines manifestations sociales, patrimoniales, politiques ou même culturelles mènent Hartog à affirmer que nous sommes dans une ère présentiste n’empêche pas qu’un autre régime d’historicité soit plus à même de décrire certains enjeux de la littérature et de la société québécoises contemporaines. D’une part, Hartog met bien en garde contre la tentation d’imaginer quoi que ce soit de mécanique dans les mouvements qu’il schématise20 , de même qu’il ne souhaite pas les imposer comme modèle totalitaire. Il invite plutôt à se servir de la notion pour continuer le travail, qui implique finalement de Subissons-nous ce type de « crise du temps » ? En regard de notre difficulté à définir les contours du présent de même qu’à celle de reconnaître la mémoire du passé, c’est bien, je crois, le cas, autant si l’on se fie aux discours des sociologues et historiens québécois que si l’on songe aux différents parcours narratifs analysés dans ce mémoire. D’autre part, Hartog affirme que l’espace social est rarement traversé par un seul ordre du temps et que plusieurs d’entre eux peuvent se côtoyer en un même lieu et à une même époque. C’est ce que confirment deux articles consacrés à une analyse en termes de régimes d’historicité de certaines oeuvres littéraires et cinématographiques. Nicolas Xanthos observe et met en évidence, dans un article paru en 2011 sur Dora Brader, la « lutte entre deux ordres du temps22 » qui est au cœur même du projet narratorial de ce roman de Patrick Modiano. Cette démonstration de la possibilité d’un tel combat au cœur même d’un projet littéraire est centrale pour moi, car elle rappelle ce qui se joue dans tous les romans à l’étude, où on trouve nécessairement sinon une lutte, du moins une forme de tension entre continuité et rupture. De plus, Xanthos a également déjà traité de la problématique au cœur de mon projet et qui concerne plus spécifiquement l’état actuel du rapport québécois au passé. Il conclut ainsi une étude, parue en 2008, de la poétique et de la pensée du temps de plusieurs œuvres québécoises contemporaines, dont Fugueuses, en affirmant que « les fictions dont [il] a essayé de rendre compte […] se veulent l’impossibilité du présentisme.23 » Cet article donne donc une double assise à mon analyse, en confirmant que des œuvres de fictions québécoises contemporaines s’attardent à problématiser et à mettre en scène cet aspect particulier de notre rapport au temps, et en proposant un autre modèle que le présentisme.

Il devient évident que la possibilité d’une coprésence de plusieurs régimes d’historicité est également le fait de leur inscription littéraire : le plus souvent, on trouve dans les textes une polyphonie de rapports au temps, véritable jeu d’orchestre dans lequel s’entend la pensée qui  est la leur. Celle-ci se dégage des expériences fictives du temps qu’une œuvre donne à lire, c’est-à-dire dans l’expression textuelle de façons d’articuler passé, présent et futur. Cette approche du texte est notamment rendue possible par les travaux narratologiques menés par Gérard Genette (Figures III, Nouveau discours du récit) et par la théorie sur le récit de fiction développée par Paul Ricoeur. Le premier tome de Temps et récit fournit un cadre de pensée philosophique quant à la phénoménologie du temps; quant au tome II, il est pour moi central, car il affirme la possibilité même qu’il y ait, au sein de ce que Ricoeur désigne comme le « monde du texte », des expériences fictives du temps, pour lesquelles il produit de surcroît trois précieux modèles d’analyse. De manière plus générale, c’est toute la conception ricoeurienne de la narrativité (et également lorsqu’elle lui permet de penser la question de l’identité) qui doit servir de guide à mes analyses.

Plus précisément, c’est par une interprétation des structures temporelles et de la diégèse romanesques que je pourrai révéler les régimes d’historicité fictifs construits par les trois romans de mon corpus. Comme l’a fait remarquer Nicolas Xanthos, l’analyse littéraire des régimes d’historicité se situe « à l’intersection de la poétique fictionnelle et de ses implications philosophiques24 » et investit les composantes formelle et diégétique du texte. Sur le plan formel, elle concerne l’organisation narrative et procède, à ce niveau, en deux temps. D’abord, elle décrit, au moyen des outils de la narratologie, la structure temporelle du texte. Dans un second temps, elle détermine en quoi ces structures temporelles expriment des manières d’articuler le passé, le présent et le futur. Il s’agit donc de relever certaines dimensions formelles du texte, comme le temps de la narration ou le décalage entre histoire et récit, puis de les interpréter en tant qu’ordre du temps. Par exemple, on peut lire, au chapitre Juin 1968 d’Une belle éducation, un enchevêtrement de scènes antérieures et de scènes simultanées à la narration, mais toutes rapportées au présent. Cette brèche dans Tordre jusquelà linéaire du récit témoigne du nouveau rapport au temps adopté par la narratrice, basé sur l’importance d’avoir une mémoire active et de saisir l’héritage laissé par le passé dans la sphère du présent. Pour prendre un autre exemple, dans Après la nuit rouge, l’alternance de récits se déroulant en 1955 et 2002 permet de tisser un réseau complexe de liens entre le passé, le présent et la hauteur des savoirs qu’ont les personnages sur l’un et l’autre. C’est ce que Paul Ricoeur confirme par ces mots, soulignant les possibilités offertes par une attention accordée à la complexité des perspectives et des modalités narratives : La conduite du récit ne va pas sans une combinaison de perspectives purement perceptives, impliquant position, angle d’ouverture, profondeur de champ (comme c’est le cas pour le film). Il en va de même de la position temporelle, tant du narrateur par rapport à ses personnages que des uns par rapport aux autres. L’important, ici encore, est le degré de complexité résultant de la composition entre perspectives temporelles multiples. Le narrateur peut marcher au pas de ses personnages, mettant son présent de narration en coïncidence avec le sien, et acceptant ainsi ses limites et son ignorance ; il peut au contraire se mouvoir en avant et en arrière, considérer le présent du point de vue des anticipations d’un passé remémoré ou comme le souvenir révolu d’un futur anticipé, etc.25 D’un autre côté, comme je l’ai dit, l’analyse littéraire des régimes d’historicité peut également porter sur la diégèse et ce qui est raconté des lieux, des événements et des personnages dont elle est formée. De fait, une attention spéciale doit être accordée aux paroles et pensées des personnages, de même qu’à tout discours sur le travail du temps, le souvenir, la mémoire, l’avenir, le passé, ses conséquences et son articulation dans le présent. On décèlera ainsi un rapport très problématique au futur dans ce passage tiré d’Une belle éducation : « [ma mère] est obsédée par le malheur qui nous guette, par la méchanceté du sort. […] Elle prononce cette phrase : il vaudrait mieux que vous ne soyez pas nés. Ou encore, le pire est à venir, mais nous ne pouvons pas le savoir. » (UBE, 81) Pour ce personnage, le présent est l’espace de toutes les certitudes quant à la constitution d’un avenir marqué par la permanence et l’aggravation du malheur. Cette menace future envahit le quotidien familial et fait du présent le lieu d’un drame qui se rejoue sans cesse. De la même façon, ce commentaire d’un personnage de Fugueuses en dit long sur la conception de la mémoire et de l’oubli qui traverse le roman : « l’oubli est une sorte d’armoire et pas du tout le néant, puisque les choses en ressortent » (F, 180). En plus de se mettre à l’écoute de ces discours, l’analyse doit pouvoir les faire résonner par rapport aux trajectoires narratives des personnages, ainsi qu’au projet dans lequel elles s’inscrivent.

En somme, l’utilisation littéraire de la notion de régimes d’historicité doit permettre de saisir, à l’aide des différents outils fournis par la narratologie et la réflexion narrative de Paul Ricoeur, les enjeux des moments de crises du temps mis en scène dans les romans du corpus. Ces enjeux concerneront les phénomènes de rupture et de continuité comme modes de relation entre les catégories qui organisent le temps, en révéleront les paradoxes, les marges, les erreurs, les dangers, mais aussi les bénéfices et les possibilités. Seront ainsi convoqués, sous plusieurs formes et incarnations, les thèmes de la famille, de l’enfance et de l’adolescence, de l’héritage et de la transmission, de la mémoire, de l’oubli et de l’identité, de la fugue, du retour et, enfin, des possibilités ouvertes ou non pour l’avenir.

Chacun des trois chapitres de ce mémoire est rédigé en gardant en tête ce double objectif: les analyses doivent, d’une part, permettre de déterminer les formes actuelles de notre perception du passé, ce qu’elle remet en cause des événements d’hier et ce que sa mise en scène particulière dit de notre temps présent. Elles doivent, d’autre part, être l’occasion de montrer, à la suite des analyses déjà menées par Hartog et Xanthos, comment le texte littéraire peut devenir l’espace de constitution de certains régimes d’historicité et comment il est possible d’en rendre compte.

Publié en 2006, Une belle éducation de France Théoret est un roman porté par la voix d’une jeune narratrice prénommée Evelyne. Il débute en septembre 1956, alors que l’adolescente de 14 ans emménage avec sa famille dans le quartier St-Henri de Montréal. Il se termine, après une ellipse de près de 20 ans, par une courte incursion dans la vie de la narratrice en 1985. En relatant l’histoire d’Evelyne et de sa famille, le texte se fait le révélateur de plusieurs aspects de la noirceur du Québec des années 1950 et rend perceptible sa permanence malgré le passage du temps. Ce roman est également le lieu d’une remise en cause de la valeur réelle des apparentes ruptures d’hier, et affirme, par différents moyens, la nécessité de la mémoire et de sa transmission. Alors que l’attention accordée à France Théoret par Radio spirale autour de la sortie d’Une belle éducation me permet d’avoir accès à l’avis et aux mots de l’écrivaine sur le sujet, il n’y a aucun article scientifique traitant de ce roman en particulier. Néanmoins, pour mieux comprendre l’œuvre de Théoret, les analyses de Lori Saint-Martin ainsi que celles de Louise Dupré me seront utiles.

Après la nuit rouge de Christiane Frenette est paru en 2005 et raconte en alternance Thistoire de Thomas, jeune homme amnésique arpentant le Rimouski des années 1950, et celle de Lou qui, en 2002, retourne dans cette même ville après une fugue de trente ans. Qu’ils tentent d’arrimer le passé sur le présent ou de l’en délester, les personnages de ce roman présentent une mémoire problématique, sélective ou fuyante. Par analogie, leurs histoires et l’organisation narrative particulière qui les soutient mettent au jour les liens complexes entre passé, présent et futur qui façonnent leur expérience du temps. C’est ainsi que ce roman donne à lire, incarné dans l’expérience de ses personnages fugueurs, ce qui, à la suite de toute rupture, reste malgré tout uni, et dit la hauteur de vue qu’il faut pour voir les continuités qui traversent l’histoire. La réception critique d’Après la nuit rouge se limite à quelques commentaires de lecture parus lors de la sortie de l’œuvre ainsi qu’à deux mémoires de maîtrise en création littéraire présentés à l’Université Laval.

Également paru en 2005, Fugueuses de Suzanne Jacob ne se déroule pas clairement dans le Québec des années 1950, mais remonte dans le passé de quatre générations d’une même famille. C’est de cette façon, plus détournée mais d’une acuité incontestable, que le roman se saisit des enjeux de rupture et de continuité entre passé et présent. Roman complexe, baroque et hyperréaliste, Fugueuses aborde entre autres questions celles de l’origine et de la transmission, et problématise le temps à l’aune de la tension vécue par le sujet lorsque, pour se forger un destin individuel, il doit lier un héritage négatif reçu de sa famille et sa propre singularité. À partir de l’analyse des tenants et aboutissants de l’impasse généalogique qui se transmet dans cette famille, on découvrira comment et pourquoi le passé traumatique,indissociable de la dimension familiale et pour lequel on a paradoxalement choisi l’oubli et la rupture, envahit et oriente le présent, jusqu’à causer d’incessantes répétitions de l’histoire, qui contraignent les êtres et les empêchent d’inventer pour eux-mêmes un futur qui leur serait propre. Les commentaires au sujet de Fugueuses se font légèrement plus abondants, explorant notamment les questions de la fuite, de la famille et de l’hyperréalisme narratif. Les comptesrendus de lecture du roman de Jacob, notamment celui de Michel Biron, donnent tous d’utiles pistes de lecture. La monographie qu’Aleksandra Grzybowska a consacrée à l’œuvre de l’auteure présente une problématisation de la figure de la fugueuse dont je reprendrai un desconcepts. Enfin, les essais de l’auteure elle-même font figure d’incontournables, en ce qu’ils offrent d’importantes clés de lecture pour comprendre son œuvre.

LA PERSISTANCE DU PASSÉ UNE BELLE ÉDUCATION DE FRANCE THÉORET

Depuis une vingtaine d’années26 , la production romanesque de France Théoret est tournée vers les décennies passées, l’auteure mettant toujours le parcours de ses personnages en relation avec un contexte historique et social précis. Son roman Une belle éducation, paru en 2006, est majoritairement situé dans les années de Grande noirceur et vaut autant comme une chronique de l’époque que comme le récit féministe du passage de l’enfance à l’âge adulte de sa jeune narratrice. Dans une entrevue accordée à Sandrina Joseph dans le cadre des rencontres d’écrivain du CRILCQ au sujet d’Une belle éducation alors récemment paru, France Théoret annonce en quelques mots une dimension importante de sa réflexion sur cette période particulière de l’histoire québécoise : Ça m’intéresse énormément de parler du Québec, de parler pas seulement du Québec passé, mais aussi du Québec de maintenant. Je trouve qu’il reste beaucoup du Québec passé dans le Québec de maintenant […].27 Suggérer ainsi la survivance de la Grande noirceur québécoise, c’est lui postuler une continuité malgré tout, malgré la tabula rasa apparemment opérée lors de la Révolution tranquille et qui a fait de 1960 un point de non retour. Parce qu’elle évoque une continuité entre des temps apparemment irréconciliables, dont l’un a même été frappé d’oubli, la simple idée d’un reste « du Québec passé dans le Québec de maintenant » remet en cause le paradigme de la rupture au fondement de la construction du temps historique québécois depuis les années 1960 et qui, encore aujourd’hui, a pour effet d’instituer notre présent comme héritier de la seule Révolution tranquille. L’intérêt de France Théoret pour les Québec d’hier et d’aujourd’hui en est donc un pour nos façons collectives d’édifier le temps selon un ordre signifiant – ou, en d’autres mots, pour les régimes d’historicité dans lesquels nous inscrivons notre devenir.

Que ce passage ait pu être moins draconien et inexorable que ne l’a retenu l’histoire, telle est la pensée du temps qui se dégage de ce texte, alors qu’en lieu et place de la « métaphore d’une fracture complète qui instaure la ligne du grand partage entre l’avant et l’après28 », on trouve un récit traversé par la continuité d’un présent que rien ne semble pouvoir faire passer, sinon l’acharnement long et patient d’un seul être. C’est ainsi que sont représentées la Grande noirceur et la Révolution tranquille dans Une belle éducation : l’une comme un monde immobile, tout entier placé sous le signe d’une permanence qui résiste au passage du temps; et l’autre comme un phénomène discret, intérieur et parallèle, ouvert à la mémoire de ce qu’il fait passer. Il s’agit donc, pour l’auteure, non pas tant de contester que les années 1950 aient pu être, à certains égards, d’une noirceur moyenâgeuse que d’affirmer que nous puissions être aujourd’hui tels que ce passé nous a faits, moins délestés de son poids que ne le laisse entendre la mythologie de la Révolution tranquille, et, de là, aux prises avec une mémoire d’autant plus problématique que nous ne savons pas la reconnaître.

Afin de saisir le déploiement de ce discours, j’analyserai dans un premier temps les représentations liées au temps dans le roman, en m’arrêtant d’abord sur toutes celles qui, associées à la Grande noirceur, contribuent à traduire l’expérience répétitive d’un présent immobile et rempli des noirs augures d’un futur tracé d’avance. Dans un second temps, je cernerai le combat mené par la narratrice et qui lui permet à la fois d’ouvrir son futur et defaire du présent une conscience ouverte à la mémoire du passé. Avant toute chose, j’aimerais souligner que le point de vue généralement adopté par France Théoret29 est féministe et que ses écrits concernent majoritairement la condition et le devenir des femmes d’hier et d’aujourd’hui. Dans Une Belle éducation, les représentations liées à la société sont assez larges, mais le statut de la femme dans la Grande noirceur et tout ce qu’il implique en termes de privation des libertés d’être et d’agir restent ce que l’auteure touche de plus près. En outre, si l’intrigue principale du roman s’efface parfois au profit de ce qui s’apparente à un portrait d’époque, et si mince soit-elle, elle demeure tout de même centrée autour de l’apparition du désir d’accéder au statut de sujet et d’avoir une vie fondée sur le savoir, puis des difficultés rencontrées par la narratrice dans la réalisation de son désir. Cette préoccupation féministe engage dans une compréhension plus vaste des modèles de temporalité à l’œuvre dans le texte, car elle permet de penser ces modèles en relation avec un contexte précis, qui est ici celui du statut de la femme dans les années 1950 au Québec. Comme on le verra, l’identité de la narratrice ainsi que les règles morales qui orientent ses actions sont, avant qu’elle n’en prenne le contrôle, définies par les grandes institutions qui structurent la société de cette époque, c’est-à-dire l’école, l’Église et la famille. Ces institutions forcent Evelyne à intérioriser un discours et un imaginaire basés sur la privation de soi, l’humilité, la culpabilité, l’obligation de servir et le respect de l’autorité. Elles forgent ce que j’appelle l’« ordre d’être » de la narratrice, expression inspirée de celle qu’utilise François Hartog30 pour parler de l’organisation du temps, et que j’emploie pour traduire certaines « conditions de possibilité31 » de l’expérience du monde d’Evelyne. Parlant de l’ordre d’être, je m’intéresse aux degrés d’agentivité et de subjectivité du personnage et à ce qui les définit, par exemple l’âge, le sexe et le genre, l’éducation, la religion et l’appartenance à une classe sociale. L’ordre d’être est en amont de l’expérience du temps ; il permettra ici de remonter à la source des significations que prennent, dans le monde du texte, le passé, le présent et le futur. Dans le Québec des années 1950 tel que se le représente Théoret dans Une belle éducation, les êtres se voient imposer, selon leur âge et leur sexe, une morale ainsi qu’un imaginaire spécifiques, parties d’une idéologie de conservation qui traverse la narration, qui limite sérieusement les capacités d’être et d’agir de la narratrice et dont l’analyse ne peut se dissocier de celle des représentations liées au temps.

Un monde immobile

Une belle éducation est ponctué de plusieurs marques révélant le passage du temps : il est d’abord rendu manifeste par les six intertitres du récit, qui se présentent tous sous la forme d’un mois et d’une année32; il est aussi dévoilé lorsqu’un événement survient et qu’il est situé précisément par la narratrice.33 Il se signale également dans les informations livrées par Evelyne sur la succession des saisons, les premières neiges, le prolongement du froid ou le retour du soleil et, enfin, dans le calendrier scolaire qui rythme sa vie. Pourtant, ces balises n’arrivent pas à donner l’image d’un monde en mouvement et la progression temporelle n’amène pas les changements qu’elle pourrait provoquer : c’est qu’en réalité ce monde – qui est celui de la Grande noirceur – contraint les êtres de façon à ce que, pour eux, passé et futur se confondent en un présent qui semble ne jamais devoir passer; il les soumet à un régime d’historicité dont le mot d’ordre est permanence, et qu’on lira à travers les répétitions et les marques de continuité de l’histoire qu’il permet d’écrire, mais aussi à travers l’ordre d’être qui le nourrit.

Inlassables répétitions

De l’ouverture du roman jusqu’à la fin du chapitre titré Janvier 195’834 , l’histoire racontée par Evelyne s’étale sur près de deux ans et se déroule d’abord à Montréal, principalement dans le logement de la rue Quesnel. Alors entièrement livrée au présent, elle se lit comme la narration chronologique, formulée au jour le jour, d’un quotidien monotone, et qui semble faire du surplace : on n’y trouve ni changement ni progression liés à l’accumulation d’actions ou au simple passage du temps. Ce qui nous est raconté révèle plutôt une vie assujettie à des volontés extérieures, composée d’une série de tâches à accomplir, d’habitudes à respecter ainsi que de rituels religieux à pratiquer – bref, d’« inlassables répétitions » (JUBE, 105), soit qualifiées ainsi par la narratrice, soit révélées par leur réitération dans le récit et qui sont les premières à exprimer l’expérience d’un présent continu. Par exemple, on la verra plus d’une fois réchauffer des conserves le midi (JUBE, 25, 30, 51, 64), laver le plancher de l’appartement (UBE, 28, 36, 51) et prendre soin de ses frères (UBE, 25, 51, 64), comme on lira les quatre combats que ces derniers livrent aux rats qui infestent les murs (UBE, 15, 21, 26, 76). On remarque également la fréquence des colères parentales qui éclatent dans la cuisine (UBE, 13, 36, 52, 74, 79, 83) et dont « chaque soir, [Evelyne s’]exerce à saisir l’objet réel» (UBE, 79). Trois fois, Evelyne raconte que son père s’enrage contre elle – qui refuse de l’aider à l’épicerie -, interdit à ses enfants de manger, puis rappelle son autorité en lançant son assiette contre le mur (UBE, 27, 37, 52). La scène, d’abord racontée dans le détail, devient si habituelle qu’au final elle s’insère sans plus d’explications dans le récit et y tient en quelques lignes : « Elle [la mère] nous sert l’un après l’autre. Mon père lance son assiette contre le mur. Un bruit sec résonne dans la cuisine. La nourriture s’écrase sur le plancher. » (UBE, 52) Siles  événements se répètent, les êtres aussi se figent dans la répétition. La narratrice décrit ainsi son père comme un homme au discours unique, qui « se répète tant et plus. Il dit une phrase, il la redit immédiatement. Souvent il la prononce une troisième et une quatrième fois. » (UBE, 14) De même, elle remarque que chez sa mère les « séances morbides sont constantes » (UBE, 83), la voit et la décrit souvent hurler entre l’évier de la cuisine et la fournaise, affirme qu’elle est « entrée dans une tourmente qui ne cesse pas » (UBE, 35), entend « les mots qu’elle répète tant de fois » (UBE, 80). Les mots, les faits et les gestes qui se répètent dans le récit d’Evelyne traduisent l’expérience d’un présent immobile, qui fait se confondre en lui hier et demain de même qu’il leur donne, pour toute étendue, sa propre forme. Devenu le moteur d’une inéluctable reproduction du même, le temps, plutôt que de faire passer les choses et de faire venir celles qui ne sont pas encore, contribue à la continuité du présent. Comme le résume la narratrice : « Les jours se ressemblent. » (UBE, 75 ) .

CONCLUSION

L’objectif général de ce mémoire était de retracer l’inscription proprement littéraire de régimes d’historicité. Je souhaitais plus spécifiquement explorer à travers cette question mélangeant ordre du temps et littérature l’état de conscience actuel de la société québécoise par rapport à un moment important de son histoire : le passage de la Grande noirceur à la Révolution tranquille. J’ai choisi de composer mon corpus de trois romans publiés au cours des années 2000 : Une belle éducation, de France Théoret et Après la nuit rouge de Christiane Frenette, qui partagent tous deux le chronotope du Québec des années 1950, et Fugueuses, de Suzanne Jacob, qui se déroule au présent mais remonte le temps à travers l’histoire d’une lignée familiale. L’abstraction à faire, pour arriver à mes fins et respecter la nature de mon principal outil, le régime d’historicité, qui commande de ne pas se pencher sur les événements en eux-mêmes mais sur la façon de les percevoir, devait me mener à l’étude et à l’analyse des phénomènes de rupture et de continuité dans les textes. C’est ainsi que j’ai pu explorer comment ces trois romans fort différents pensent le temps et transmettent quelque chose de la perception actuelle des ruptures d’hier. J’ai pour ce faire interprété en termes de régimes d’historicité les expériences du temps et les parcours narratifs des personnages, les structures temporelles des récits ainsi que les discours sur le passé, le présent et l’avenir transmis dans leur diégèse ; j°ai cherché en somme à révéler par mes analyses quels modes d’organisation du temps rendaient ces histoires possibles.

 

 

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Table des matières

INTRODUCTION
RÉGIMES D’HISTORICITÉ ET LITTÉRATURE
CHAPITRE I  LA PERSISTANCE DU PASSÉ
Une belle éducation de France Théoret
1.1 Un monde immobile
1.1.1 Inlassables répétitions
1.1.2 Ordre d’être
1.1.3 Saint-Colomban
1.2 La persistance du passé
1.2.1 Continuité de la noirceur
1.2.2 Un combat discret
1.2.3 1985 : l’importance de la mémoire
CHAPITRE II  ÊTRES DE RUPTURE ET HISTOIRE DE CONTINUITÉ
Après la nuit rouge de Christiane Frenette
2.1 Êtres de rupture
2.1.1 Thomas : aveugle et sourd devant l’avenir
2.1.2 Lou : renégate impénitente
2.2 Histoire de continuité
2.2.1 Le cas de l’origine
CHAPITRE III  DÉDOUBLEMENTS ET VUES D’ENSEMBLE
Fugueuses de Suzanne Jacob
3.1 L’impasse généalogique
3.1.1 Secret et oubli
3.1.2 Ruptures, dédoublements et destin
3.2 Chanter le retour
3.2.1 « La dernière fugue » ou le retour à l’origine
CONCLUSION

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