Extension du domaine de la lutte de MICHEL HOUELLEBECQ

Critique du libéralisme informatique

Il faut dire un mot à propos d’une autre facette du libéralisme que Houellebecq critique dans Extension et qui ne revient peu ou pas dans le reste de son œuvre. Il s’agit de l’ augmentation de la liberté des individus par l’augmentation de la circulation et de la qualité de l’information. Ce libéralisme informatique est traité en quelques pages éparses, principalement par l’entremise du personnage de Jean-Yves Fréhaut, un collègue informaticien du personnage principal : Il disait – en un sens il le croyait vraiment que l’augmentation du flux d’ informations à l’ intérieur de la société était en soi une bonne chose. Que la liberté n’ était rien d’ autre que la possibilité d’établir des interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services. Le maximum de liberté coïncidait selon lui avec le maximum de choix possibles. (EDL : 40).
Plus loin, le théoricien du ministère de l’Agriculture qui serait parvenu à « un consensus sur certaines valeurs telles que la liberté » (EDL : 43-44) avec Jean-Yves Fréhaut tient effectivement un langage semblable à ce dernier : selon lui [le théoricien], la production et la circulation de l’information devaient connaître la même mutation qu’ avaient connue la production et la circulation des denrées : le passage du stade artisanal au stade industriel  mais le chemin était encore long qui mènerait à une société parfaitement informée, parfaitement transparente et communicante. (EDL : 45-46). Un peu comme la critique du libéralisme économique, la critique de ce libéralisme informatique est concise. Comme à peu près tous les personnages du roman, le narrateur ridiculise les deux porte-parole du libéralisme informatique, décrédibilisant du même coup leurs propos. Il affirme aussi que « si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c’est bien entendu en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean-Yves Fréhaut se faisait le prophète enthousiaste» (EDL : 43), mais cette assertion en reste là. Infidèle à son habitude, le narrateur ne développe pas précisément son idée au sujet de cette théorie, il ne fait que redéfinir cette dernière en la nuançant négativement, mais très légèrement: L’espèce des penseurs de l’informatique, à laquelle appartenait Jean-Yves Fréhaut, est moins rare qu’ on pourrait le croire.  En outre la plupart des gens admettent vaguement que toute relation, en particulier toute relation humaine, se réduit à un échange d’information Dans ces conditions, un penseur de l’informatique aura tôt fait de se transformer en penseur de l’évolution sociale. Son discours sera souvent brillant, et de ce fait convaincant ; la dimension affective pourra même y être intégrée. (EDL : 43)

Isolement social

L’ultime solution que choisissent le personnage d’Extension et ceux de Plateforme et de La possibilité d’une île est l’isolement. Que ce soit par l’exil ou l’enfermement, ces personnages de Houellebecq décident, en dernier recours, de s’exclure de la société. C’est une manière de refuser le monde. Antonyme de l’irrépressible envie humaine d’entrer dans la lutte, il s’agirait de l’instinct de la quitter. Un instinct de survie qui ramène l’individu dans le domaine plat et morne de la règle. Dans le cas d’Extension, après avoir acheté une carte routière au hasard, le narrateur sent le besoin de se rendre dans un village isolé de l’Ardèche : Vers dix-sept heures, une conclusion m’est apparue : je devais me rendre à Saint-Cirgues-en Montagne. Le nom s’ étalait, dans un isolement splendide, au milieu des forêts et des petits triangles figurant les sommets ; il n’y avait pas la moindre agglomération à trente kilomètres à la ronde. Je sentais que j ‘étais sur le point de faire une découverte essentielle ; qu ‘une révélation d’ un ordre ultime m’ attendait là-bas. (EDL : 129). Une fois en route, le but de ce voyage ne lui « apparaît plus très bien, il s’effrite lentement » (EDL : 153), puis il « acquiert quelque chose de décisif, presque d’héroïque. » (EDL : 155) La solitude, souffrante en société, devient salvatrice. Le narrateur atteint l’isolement splendide et sent, l’espace d’un instant, ce qu’il considérait inhumain auparavant, la possibilité heureuse de vivre complètement seul: « On est bien, on est heureux; il n’y a pas d’hommes. Quelque chose paraît possible, ici. On a l’impression d’être à un point de départ. » (EDL : 155) Cette impression est en fait celle d’être au point d’arrivée, car tiré hors de la société par son instinct de survie, il revient à la réalité, de nouveau conscient que l’homme ne peut vivre seul.

Individualisme moderne en général

Au fond, toute cette remise en question du libéralisme multiforme ne réside qu’en une chose, la critique de l’individualisme indissociable de notre monde moderne. Semblable en cela à nos contemporains, il [Maupassant] établissait une séparation absolue entre son existence individuelle et le reste du monde. C’est la seule manière dont nous puissions penser le monde aujourd’hui. (EDL : 147)
Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles  Et peu à peu le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien. (EDL : 16)
Malgré les quelques échappatoires décrites précédemment, il n’y a pas vraiment d’issue à la condition du monde. Quand il est question de cet individualisme racine, Houellebecq entre aussi en profondeur dans le malheur de sa société. Il n’est plus question de la tristesse du rejet, de la pauvreté économique ou sexuelle, mais de leurs effets sur les sociétés. Plus généralement, nous sommes tous soumis au vieillissement et à la mort. Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l’individu humain ; dans nos civilisations, souveraine et inconditionnée elle se développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d’ autre. Ainsi, peu à peu, s’établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît ; il ne reste que l’amertume, la jalousie et la peur. Surtout, il reste l’amertume ; une immense, une inconcevable amertume. Aucune civilisation, aucune époque n’ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume. De ce point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent. S’ il fallait résumer l’état mental contemporain par un mot, c’est sans aucun doute celui que je choisirais: l’amertume. (EDL : 148)
Devant l’impossibilité de s’échapper du système, il ne reste que la douloureuse attente de la mort découlant de la défaite et même de la réussite sur le plan sexuel. Le rejet mène au malheur et la multiplication des contacts sexuels mène aussi au malheur. La hiérarchie sexuelle si solidement construite par Houellebecq se replie sur elle-même, les performants se retrouvent dans la même situation que les perdants. Voici d’ailleurs la description d’un parcours type assez éclairant à ce sujet.

Les deux faces du personnage d’Extension: identification et anonymat

Le personnage d’Extension est multiple et a un rôle capital, celui de permettre au narrateur de mettre en évidence des caractéristiques individuelles permettant de générer un jugement large sur l’ensemble des individus. Ce jugement précise et confirme son regard déjà braqué directement sur les collectivités. Les personnages ont différents usages qui dépendent de leur degré d’identification. De la « secrétaire un peu bête » au collègue Tisserand, en passant par Thomassen et Catherine Lechardoy, le degré d’identification des personnages varie beaucoup. Par « identification », je veux signifier la précision de la description du personnage variant de l’ anonymat au portrait précis. Les deux côtés de cette médaille sont très utiles à l’illustration sociologique. D’un côté, l’ anonymat et la généralité permettent efficacement de voir en un individu plusieurs autres individus semblables, de voir en une « minette » de quinze ans les milliers de minettes de quinze ans et de confirmer ce que le narrateur croit, soit que l’ individualité est une vue de l’esprit: Il n’ empêche, j ‘ai également eu l’occasion de me rendre compte que les êtres humains ont souvent à cœur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite – sans doute dans le but d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus à part entière. Ainsi l’un aimera le tennis, l’autre sera friand d’équitation, un troisième s’ avérera pratiquer le golf. Certains cadres supérieurs raffolent des filets de hareng ; d’ autres les détestent. (EDL : 21)

Le changement d’échelle: de l’individuel à l’universel, du narratif au didactique

La principale façon de faire de Houellebecq est le changement d’échelle. Bruno Viard en trace l’idée ainsi: L’effet le plus saisissant de l’écriture houellebecquienne est le changement d’échelle, l’effet de zoom, le passage ex abrupto du détail romanesque le plus ténu à une perspective  largement sociologique, biologique, voire métaphysique. Quand le narrateur d’Extension confie: «Je fréquente peu les humains», il télescope en cinq mots l’échelle du singulier et celle de l ‘humanité et invite à méditer sur la destinée d’un individu au sein de l’espèce dans la société individualiste. (Viard, 2008 : 51)
Non seulement il s’agit d’ un effet saisissant, mais ce fonctionnement par induction, nature de la figure de l’exemple, est le fondement de la structure d’Extension. Servant parfois le style comme pour le fameux « le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l’après-midi» (EDL: 156), le changement d’ échelle sert aussi à insérer les différents commentaires à saveur sociologique que j’ai précédemment décrits. Si celui-ci peut s’articuler en une courte phrase, comme le souligne Viard, il peut aussi en nécessiter plus.
Fonctionnant selon le même principe que l’exemple de Viard, voici quelques extraits plus longs passant du particulier au général : Comment, en effet, avouer que j’avais perdu ma voiture? Je passerais aussitôt pour un plaisantin, voire un anormal ou un guignol ; c’était très imprudent. La plaisanterie n’ est guère de mise, sur de tels sujets ; c’est là que les réputations forment, que les amitiés se font ou se défont. (EDL : 9) Je ne devais jamais revoir Jean-Yves Fréhaut ; et, d’ailleurs, pourquoi l’aurais-je revu ? Au fond, nous n’avions pas vraiment sympathisé. De toute manière on se revoit peu, de nos jours, même dans le cas où la relation démarre dans une ambiance enthousiaste. (EDL : 42)
J’ai si peu vécu que j’ai tendance à m’ imaginer que je ne vais pas mourir ; il paraît invraisemblable qu’une vie humaine se réduise à si peu de chose ; on s’imagine malgré soi que quelque chose va, tôt ou tard, advenir. Profonde erreur. Une vie peu fort bien être à la fois vide et brève. (EDL : 48) «Bon courage, mon gars !» m’ a-t-il dit au moment de se quitter. Je lui en ai souhaité tout autant. Il avait bien raison ; c’ est toujours une chose qui peut être utile le courage. (EDL : 81).

 

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Table des matières

INTRODUCTION 
LES THÈSES SOCIOLOGIQUES D’EXTENSION 
Critique du libéralisme sexuel 
Critique du libéralisme informatique 
Pistes de solution et culs-de-sac 
Indépendance des systèmes de luttes économique et sexuelle
Le recours à la violence
Le sentiment amoureux
Religion et valeurs traditionnelles
Science et connaissances techniques
Isolement social
Individualisme moderne en général 
MISE EN DISCOURS DES THÈSES SOCIOLOGIQUES 
Illustration des thèses 
Les deux faces du personnage d’Extension : identification et anonymat
Le personnage peu identifié
Faits divers et grands groupes
Le personnage identifié et le recours à l’invention
Le facilement observable: apparence et situation socioprofessionnelle des personnages
Le difficilement observable : invention et subjectivité dans l’identification des personnages
Invention et description subjective ailleurs que chez le personnage
Les exemples inventés et l’allégorie: l’invention à son paroxysme
La structure de l’exemplum
D’autres fables animalières et exemples allégoriques
Interprétation textuelle et généralisation 
Le changement d ‘échelle : de l ‘individuel à l ‘universel, du narratif au didactique
LECTURE PARTICIPATIVE ET RECUL CRITIQUE: DU MONDE DU TEXTE AU MONDE RÉEL 
Lecture participative et lecture distanciée 
Lecture participative et Extension, premier champ: les techniques de l’illusion référentielle 
Une intrigue linéaire et progressive
Des personnages vraisemblables
La vraisemblance des cadres du récit
Lecture participative et Extension, deuxième champ : la densité fantasmatique 
Lecture distanciée et Extension 
Sur le plan du signifiant : procédés typographiques, jeux onomastiques et titres rhématiques
Sur le plan de la narration : intertextualité explicite, rappel de la situation de communication et mise en abyme de l ‘objet-livre
Vocabulaire traditionnel d ‘un genre et posture scientifique
La position d ‘observateur
EXTENSION ET ROMAN À THÈSE
Approches modale et structurale
Redondances types du roman à thèse
Les trois traits essentiels de l’approche modale: système de valeurs inambigu, règle d’action
et intertexte doctrinal
L’approche structurale: structure d’apprentissage et structure antagonique
Le héros antagonique
Les conditions de l ‘histoire antagonique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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