Évaluer l’économie sociale et solidaire : socioéconomie des conventions d’évaluation de l’ESS et du marché de l’évaluation d’impact social

De l’utilité sociale à l’impact social 

En évaluant, les sociétés mettent de la valeur sur leurs actes, en acceptant implicitement le normatif et le politique de cette mise en valeur. De manière générale, les individus et les sociétés ont toujours évalué. […] Les individus ont toujours jaugé d’une manière ou d’une autre si ce à quoi ils étaient occupés était en accord avec ce qui était attendu d’eux, en tenant compte des normes, règles, des conventions de la vie en société, et des communautés de vie. […] En ce sens, l’évaluation est même constitutive du fait que les sociétés tiennent.

Les propos liminaires formulés par Florence Jany-Catrice à l’occasion des premières « Rencontres sur l’impact social » du projet VISES rendent compte de deux éléments centraux concernant l’objet d’étude de ce travail de thèse.

D’abord, l’évaluation de l’économie sociale et solidaire n’est pas nouvelle. Ensuite, cette évaluation dépend singulièrement du contexte dans lequel les individus et organisations de l’ESS évoluent. C’est en cela que nous évoquions en introduction générale la distinction entre l’action de « mesurer » et celle d’« évaluer ». Dans cette distinction, la mesure renvoie à ce qu’Alain Desrosières, l’un des initiateurs de la « sociologie historique de la quantification » , nomme une « épistémologie réaliste » (Desrosières, 2001, 2008a, 2008b). L’idée sous-jacente de cette acception est que la réalité et la vérité préexistent à la mesure, la mesure ne fait que les dévoiler. Ce sont les exemples d’objets disposant de propriétés immédiatement mesurables tels que la taille, le poids, la température, que la mesure se contente d’exprimer sous la forme d’un nombre de mètres, de kilogrammes ou de degrés Celsius. En contraste, l’acte d’évaluer renvoie à une « épistémologie constructiviste ». Il est relatif à l’émission de jugements, parfois contradictoires, sur une valeur. Desrosières précise que l’acte d’évaluer constitue une action politique puisqu’il dépend des représentations et vécus des acteurs à l’origine de la formulation des jugements. Il est ainsi possible que différentes représentations et jugements sur la valeur s’opposent, aboutissant à des désaccords, parfois insolubles, parfois résolus par l’adoption de compromis entre les acteurs engagés dans les délibérations.

Cette seconde forme d’épistémologie entre davantage en cohérence avec l’orientation que nous souhaitons donner à cette thèse. En effet, ce travail pose l’hypothèse de l’existence d’une pluralité de représentations de la valeur au sein de l’ESS. Cette pluralité de jugements donne lieu à l’apparition dans l’évaluation d’hésitations, de tâtonnements et de compromis entre les acteurs engagés dans ces délibérations. En cela, notre thèse considère l’évaluation d’impact social comme une convention sociopolitique en devenir, reposant sur l’identification d’une multiplicité de jugements sur la valeur de l’ESS. Si nous revenons plus en détail sur ce cadre théorique de l’économie des conventions dans les chapitres suivants, l’objectif de ce premier chapitre est de contextualiser l’objet « impact social ». Pouvant presque faire figure de prolongement de l’introduction générale, ce chapitre analyse, à partir d’une lecture de seconde main volontairement synthétique, les principales mutations socioéconomiques à l’origine de la succession de deux grandes formes de représentation de la valeur au sein de l’ESS depuis les années 1970-1980 .

La première forme, déclinant la valeur en une « utilité sociale », est apparue en France au tournant des années 1970-1980. Elle connaît un développement progressif jusqu’à sa réification dans le droit fiscal français en 1998 puis dans la loi cadre sur l’ESS de juillet 2014. La seconde forme décline quant à elle la valeur de l’ESS en un « impact social ». Si ce terme est déjà usité antérieurement dans d’autres champs d’activité, notamment pour l’évaluation des politiques publiques à partir du début des années 1990 (voir infra), l’évaluation de l’impact social de l’ESS apparaît en France au début des années 2000 pour en devenir la notion dominante dans les années 2010. Au-delà d’une différenciation syntaxique non sans conséquence sur la portée internationale de ces deux représentations de la valeur, la notion d’impact social se distinguant foncièrement de celle d’utilité sociale par son large usage dans la littérature étrangère , nous défendons que cette mutation  lexicale n’a rien de cosmétique. Elle reflète un ensemble de transformations socioéconomiques à l’origine d’un changement paradigmatique au sein de l’ESS que ce chapitre propose d’approfondir.

Afin de respecter l’ordre chronologique du déploiement de ces deux notions, nous débutons ce chapitre en nous centrant sur les grandes transformations socioéconomiques à l’origine de l’apparition de la notion d’« utilité sociale ». Nous l’évoquions plus haut, l’un des principaux traits distinctifs de l’utilité sociale est son ancrage franco-français. En lien avec cette « spécificité française », cette partie est structurée à partir de travaux essentiellement français, en tête de liste, des travaux de Jean Gadrey et son rapport de synthèse pour la DIES et le MIRE (Gadrey, 2004). Dans ce rapport, largement repris et reconnu au sein du champ, Gadrey propose une mise en perspective de la notion d’utilité sociale afin d’en retracer l’histoire récente sur la base de la consultation de 38 rapports de recherche.

L’UTILITE SOCIALE, UNE NOTION FRANÇAISE ANCREE DANS DES LOGIQUES DE DISTINCTION DE L’ESS VIS-A-VIS DU SECTEUR PRIVE LUCRATIF 

L’utilité sociale apparaît en France au tournant des années 1970-1980. Si la littérature lui identifie plusieurs origines, les principales sont le redéploiement (Draperi, 2007 ; Noguès, 2013) et la professionnalisation (Hély, 2005, 2006) des activités de l’« économie sociale » ainsi que la multiplication des initiatives privées à finalité sociale, regroupées par Jean-Louis Laville et Bernard Eme — les principaux auteurs les ayant pris pour objet d’étude — sous le terme d’« économie solidaire » (Laville, 1994, 2014, Eme & Laville, 2004 ; Laville, 2014 ; Gardin & Laville, 2017). Imbriquées dans des dynamiques de questionnements de la capacité de l’État à répondre seul aux besoins émergents à l’aune de la nouvelle décennie, notamment les besoins relatifs à l’apparition d’un chômage de longue durée et à l’accroissement de l’exclusion de populations défavorisées, le déploiement des activités de l’économie sociale et de l’économie solidaire, regroupées seulement à partir des années 2000 sous le terme d’ESS (Defourny, 2017), s’accompagne d’un impératif fiscal de contrôle de la pérennisation d’une situation de concurrence loyale avec le secteur privé lucratif. C’est d’ailleurs cette préoccupation qui est à l’origine de la création par l’administration fiscale de la notion d’« utilité sociale » (Gadrey, 2004, 2006).

LES ORIGINES DE LA NOTION D’UTILITE SOCIALE, RECONFIGURATION DE L’ÉTAT SOCIAL, REDEPLOIEMENT DE L’ECONOMIE SOCIALE ET MULTIPLICATION DES INITIATIVES DE L’ECONOMIE SOLIDAIRE

Le croisement des différents travaux proposant des mises en perspectives historiques des relations entretenues entre l’ESS et les pouvoirs publics, notamment les travaux d’Henry Noguès (2013), de Jean-François Draperi (2007), et, plus récemment, ceux de Sylvain Celle (2020), Laurent Gardin et Jean-Louis Laville (2016, 2017), donne à voir la succession de trois grands types de rapport. Le premier type de rapport remonte à l’apparition de l’associationnisme ouvrier du 19ème siècle. Conséquent de la diffusion de l’économie marchande et de l’apparition d’une « question sociale » (Celle, 2020 ; Gardin & Laville, 2017), notamment de l’extension de la pauvreté dans les villes ouvrières et les milieux ruraux, cet associationnisme prend différentes formes. L’une d’entre elles apparaît dans les milieux ouvriers et dans les concentrations manufacturières du capitalisme industriel. Elle est relative à la création d’associations, de coopératives et de sociétés de secours mutuel dont l’objet est la poursuite d’un « intérêt mutuel ». Ce sont notamment les exemples de la création de caisses de secours mutuel, à destination des populations ouvrières ou paysannes aux conditions de vie précaires, ou encore de la constitution d’associations ouvrières de production ou de consommation dont l’objet est de procurer des produits de base et bon marché aux familles des travailleurs. Une autre forme de l’associationnisme peut être inscrite dans la tradition chrétienne. Elle couvre l’action de l’Église envers les populations défavorisées (paroisses, monastères et activités financières). Enfin, la dernière forme de l’associationnisme correspond aux actions sociales entreprises par les patrons d’industrie pour les employés et leurs familles. C’est ce que décrit le sociologue Henri Hatzfeld (1971) lorsqu’il évoque l’émergence des caisses patronales et des premières assurances sociales positionnées aux origines de la Sécurité sociale. Si l’auteur rappelle que ces caisses ont avant tout pour objet de conserver et contrôler une main-d’œuvre qualifiée jusqu’alors rare et instable dans les grandes entreprises industrielles, ces caisses patronales, constituées dès le 18ème siècle, ont également pour effet d’organiser la protection des travailleurs contre les risques liés à la maladie et à la vieillesse. S’ajoute à ces caisses de prévoyance un ensemble d’initiatives ayant pour objet de fidéliser le travailleur dans l’entreprise en offrant des services permettant d’améliorer la vie quotidienne des salariés, à l’exemple, en France, de la création par JeanBaptiste André Godin du « Familistère de Guise » en 1859, un établissement où plusieurs familles de travailleurs cohabitent et ont accès à des magasins coopératifs leur permettant de subvenir à leurs besoins (Dos Santos, 2014, 2015 ; Lallemant, 2008 ; Celle, 2020). Dans ce premier type de rapport, les pouvoirs publics n’interviennent pas dans la réponse aux besoins sociaux. La responsabilité est exclusivement portée par les individus et leurs familles.

La révolution industrielle et urbaine qui suit cette période d’extension de l’économie marchande inaugure le deuxième type de rapport entretenu entre les pouvoirs publics et l’action des associations, coopératives et mutuelles. Durant cette période, que Draperi (2007) qualifie de « face à face » (en miroir du rapport « dos à dos » du 19ème siècle), les pouvoirs publics affichent une méfiance vis-àvis des « corps intermédiaires » tels que les congrégations religieuses et les formes de solidarités traditionnelles. Pour contrer ces dynamiques, ils déploient leurs actions afin d’occuper une place de plus en plus centrale dans le domaine social (Noguès, 2013). C’est notamment à cette période que les pouvoirs publics instaurent des normes sociales de justice afin de réduire et « corriger les nombreuses perturbations et souffrances engendrées par la diffusion de l’économie marchande » (Gardin & Laville, 2017, p. 192) telles que l’interdiction du travail des enfants ou la limitation de la durée du temps de travail. Dans leurs travaux, Gardin et Laville précisent d’ailleurs que c’est par ces interventions croissantes que l’« État social » devient progressivement à cette période dépositaire de l’intérêt général.

La fin de la seconde moitié du XIXe siècle correspond à l’instauration graduelle d’un État protecteur, qui assume les responsabilités sociales que l’associationnisme avait tenté de développer et d’endosser. Le nouveau régime institutionnel qui se met en place repose sur l’économie de marché, couplée à une redistribution publique qui en tempère les inégalités. Ce régime connaît son apogée dans la seconde moitié du XXe siècle. (Gardin & Laville, 2017, p. 192) .

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
1. PROBLEMATIQUE ET LITTERATURE CONVOQUEE
2. CONTEXTE DE LA RECHERCHE
3. METHODE DE TRAVAIL
3.1. Méthode de l’étude de cas synchronique
3.2. Méthode de l’étude de cas longitudinale
4. PLAN DE LA THESE
PARTIE 1. CADRE THEORIQUE DE DEPART, ANALYSE HISTORIQUE ET ASSISES THEORIQUES DE L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
CHAPITRE 1. DE L’UTILITE SOCIALE A L’IMPACT SOCIAL
INTRODUCTION
1. L’UTILITE SOCIALE, UNE NOTION FRANÇAISE ANCREE DANS DES LOGIQUES DE DISTINCTION DE L’ESS VIS-A-VIS DU SECTEUR PRIVE LUCRATIF
1.1. Les origines de la notion d’utilité sociale, reconfiguration de l’État social, redéploiement de l’économie sociale et multiplication des initiatives de l’économie solidaire
1.2. L’apparition de la notion d’utilité sociale dans le cadre fiscal comme critère de différenciation de l’ESS
2. L’IMPACT SOCIAL, DEPLOIEMENT DU CONTROLE DE L’EFFICACITE, DU FINANCEMENT AU RESULTAT ET DE L’HYBRIDATION DES OBJECTIFS ECONOMIQUES ET SOCIAUX DANS L’ESS
2.1. Le contrôle de l’efficacité par l’évaluation d’impact social
2.1.1. L’évaluation d’impact dans le cadre de l’émergence du nouveau management public
2.1.2. Changement de paradigme dans l’évaluation d’impact, la volonté d’établir la preuve scientifique de l’efficacité du programme évalué
2.2. Le financement au résultat par l’évaluation d’impact social
2.2.1. Impact investing, l’évaluation d’impact social comme indicateur de « rentabilité sociale » de l’investissement
2.2.2. Transformations dans les financements « historiques » du champ, l’instauration d’une logique de concurrence et de différenciation par l’impact social
2.3. L’importation des logiques managériales du secteur privé lucratif dans les modèles organisationnels de l’ESS, entrepreneuriat social et gestion par l’évaluation d’impact social
CONCLUSION DU CHAPITRE
CHAPITRE 2. CONVENTIONS D’EVALUATION DE L’IMPACT SOCIAL
INTRODUCTION
1. LE CADRE THEORIQUE DE L’ECONOMIE DES CONVENTIONS
1.1. Assises théoriques de l’économie des conventions
1.2. Le choix des termes « managériale » et « délibérative »
2. LA CONVENTION MANAGERIALE
2.1. Forme sociale de la convention managériale
2.1.1. Individualisme méthodologique
2.1.2. Logique causale
2.1.3. Recherche d’une objectivation par le chiffre
2.2. Logos de la convention managériale
2.2.1. Performance et gestion axée sur les résultats
2.2.2. Processus d’amélioration continue
2.3. Praxis de la convention managériale
2.3.1. Instrument
2.3.2. Technique
2.3.3. Outil
3. LA CONVENTION DELIBERATIVE
3.1. Forme sociale de la convention délibérative
3.1.1. Dimension collective
3.1.2. Logique systémique
3.1.3. Complémentarité entre les approches quantitatives et qualitatives
3.2. Logos et praxis de la convention délibérative
3.2.1. Dimension identitaire
3.2.2. Démarche
CONCLUSION DU CHAPITRE
CHAPITRE 3. INSTITUTIONS ET PRESCRIPTEURS DU MARCHE DE L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
INTRODUCTION
1. LE MARCHE DE L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
1.1. Définition du marché
1.2. Approche institutionnaliste du marché et conditions sociales d’encastrement
2. LES PRESCRIPTEURS DU MARCHE DE L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
2.1. Légitimité par l’expertise
2.2. La figure du consultant
2.2.1. L’intervention du consultant
2.2.2. La rhétorique du consultant
CONCLUSION DU CHAPITRE
CONCLUSION DE LA PARTIE 1
PARTIE 2. « EFFETS OBSERVES SURPRENANTS », PROFIL DES ACTEURS « PRESCRIPTEURS » DE L’IMPACT SOCIAL ET MONTAGES COMPOSITES DE L’EVALUATION
PARTIE 2.A. LES ACTEURS « NOUVEAUX ENTRANTS » DE L’ESS
CHAPITRE 4. PROFILS ET ROLES D’ACTEURS « NOUVEAUX ENTRANTS » DE L’ESS DANS L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
INTRODUCTION
1. HISTORIQUE ET INSTITUTIONS DU MARCHE DE L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
1.1. Historique du marché à partir du récit des cabinets de conseil à l’évaluation d’impact social
1.2. Les institutions du marché de l’évaluation d’impact social
2. LES PRESCRIPTEURS DU MARCHE DE L’EVALUATION D’IMPACT SOCIAL
2.1. Triangulation élargie des prescripteurs du marché de l’évaluation d’impact social
2.1.1. Le manager, l’universitaire, le consultant et l’agence d’ingénierie
2.1.2. Illustration de la triangulation élargie : Le rapport du GECES
2.2. La figure du consultant
2.2.1. Profil de la figure du consultant
2.2.2. Modes d’intervention des consultants
CONCLUSION DU CHAPITRE
CONCLUSION GENERALE

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