Entre réflexion et miroitements le théâtre futuriste au prisme de l’histoire

Le paysage théâtral européen

Cette idée de dépassement n’est pas valable uniquement pour la scène italienne. Certaines tentatives européennes de renouvellement théâtral suscitent, à l’image de D’Annunzio, la prise en compte puis la déviance des entreprises futuristes.
C’est le cas par exemple des recherches d’Ibsen ou de Maeterlinck qui, comme nous le précise Giovanni Lista, suscitent un intérêt majeur, mais qui présentent la limite d’un pessimisme psychologique trop ardent.
Maeterlinck, en tant que figure d’envergure du symbolisme qui se développe en Europe à partir des années 1880 nous rappelle la réalité d’un lien particulier entre symbolisme et futurisme. En effet, Filippo Tommaso Marinetti commence par adhéré aux expérimentations symbolistes, après quoi seulement, en 1910, il publie un manifeste dont la teneur apparaît dès le titre : Nous renions nos maîtres les symbolistes, derniers amants de la lune. Ce texte explicite le passage d’un amour, que les mots de Marinetti qualifient d’intense, à une haine franche face aux « grands génies symbolistes », à qui Marinetti ne se cache cependant pas d’accorder le titre de « pères intellectuels » pour le futurisme. Mais le symbolisme met en oeuvre un attachement profond au passé. Il entretient la quête d’éternité et le désir du chef-d’oeuvre immortel là où les futuristes valorisent le « devenir, le périssable, le transitoire et l’éphémère ». La scission entre futuristes et symbolistes est donc nette. Précisant par le biais de ce manifeste l’existence de quatre poisons intellectuels, « la poésie maladive et nostalgique », « le sentimentalisme romantique », « l’obsession de la luxure » et la « passion du passé », une nouvelle fois le futurisme se distingue.

L’objet théâtral et le futurisme

Nous choisissons de dire « objet théâtral » plutôt que d’invoquer l’« art du théâtre », déjà parce que la valeur d’art est à manipuler délicatement dans le cadre d’une analyse des pratiques futuristes, et ensuite parce que le terme connote avec le champ de la recherche et presque, des sciences. À la fois objet d’étude et terrain propice aux expérimentations — mise en jeu des réflexions futuristes — il s’agit ici de voir comment le théâtre est appréhendé par le futurisme, et ce qui en résulte pour l’un comme pour l’autre.

Ce que le théâtre propose face à ce qu’il permet

Ainsi les artistes futuristes voient dans le théâtre le cadre idéalement constitué pour accueillir les expérimentations esthétiques du mouvement qui est le leur. Art protéiforme, il est incroyablement riche de potentialités. Le futurisme s’insère dès ses débuts et sans précautions dans la brèche théâtrale, s’attaquant à ce que cette discipline créative propose et s’attelant à éprouver ce qu’elle permet.
Déjà, le théâtre jouit d’une grande reconnaissance. Or, le futurisme aspire à une action globale et, surtout, radicale. La question de la réception est donc primordiale. Et ce, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Car en plus de vouloir être porteur de nouveauté, le futurisme veut de cette nouveauté faire le modèle effectif d’une reconstruction de l’univers. Et il se trouve que les spectateurs de théâtre sont encore nombreux lorsque se fonde en Italie le futurisme. Corra, Settimelli et Marinetti précisent en effet, dans leur manifeste du Théâtre futuriste synthétique, que « 90 % des Italiens vont au théâtre, tandis que seulement 10 % lisent des livres et des revues ». C’est principalement à ce titre qu’ils estiment « qu’il n’est possible aujourd’hui d’influencer le bellicisme de l’âme italienne que par le biais du théâtre ». Autrement dit, les revendications futuristes, qu’elles soient d’ordre esthétique ou non — le bellicisme convoque la fibre politique du mouvement — trouvent leur soutien majeur dans le théâtre. À cet égard, le théâtre en plus d’être objet et source de recherches, et de propositions artistiques est alors également un outil essentiel.
Présenté au lancement du futurisme selon l’organisation des soirées futuristes, il permet une visibilité au mouvement, mais aussi à chacune des disciplines explorées par le futurisme. Conférences et discours politiques, expositions de peinture, de projets architecturaux et déclamations de poésie composent solidairement le temps du théâtre. Et dans sa nature même, le théâtre permet une action conjointe : il sollicite à la fois l’auteur et sa littérature, le travail plastique confié au peintre et au scénographe, le musicien dans l’élaboration sonore et musicale du spectacle théâtral. En somme, il permet cette action complète à laquelle aspire les futuristes italiens.

Les axes de la reconstruction

C’est d’ailleurs sur chacun de ces domaines d’action que le futurisme propose de se pencher. Le futurisme vise l’interdépendance de tous les éléments qui constituent la théâtralité et à la fois, le traitement de chacun d’eux comme potentialité à part entière, ayant une valeur autonome, quand bien même il s’agit, à terme, de la faire fonctionner dans une dynamique d’ensemble. Exactement, finalement, comme le théâtre lui-même. Il est un élément autonome, mais entre dans une dynamique de reconstruction globale, qui le déborde et à laquelle, tout en même temps, il participe activement. Cette dynamique, c’est le mouvement futuriste même.
Chaque composant de la théâtralité est passé au tamis de la vision futuriste : texte, architecture, scénographie, décor, machinerie, acteur, déclamation, costumes, accessoires, machines et objets, musique, sons, bruitages, occupation du lieu théâtral, rapport entre scène et salle, spectateur et public, insertion du théâtre dans la vie. Le théâtre est un corps que le futurisme rêve d’animer de mille et une façons.

Les manifestes : programmes de rénovation théâtrale

Tout comme dans leur application dans les domaines de la peinture, de la littérature ou de l’architecture, les manifestes constituent pour le théâtre la base solide d’une rénovation globale. Répondant à une visée programmatique, ils attendent la réalisation esthétique de leurs principes.

Réalisations majeures

À toute entreprise théâtrale futuriste correspond voire précède une idée, élaborée et exprimée dans le cadre du manifeste. Les propositions artistiques de Filippo Tommaso Marinetti et de ses homologues futuristes sont, plus que des oeuvres, des expérimentations. À ce titre il convient d’admettre la valeur explicative des manifestes qui, finalement, les complètent voire les révèlent au spectateur. Pour l’heure, nous prenons de fait pour support analytique les réalisations manifestaires majeures du théâtre futuriste, et non les pièces.

Le « Théâtre synthétique »

Le Théâtre futuriste synthétique, théorisé dans un manifeste éponyme en 1915, est l’oeuvre commune de Filippo Tommaso Marinetti, Bruno Corra et Emilio Settimelli — et plutôt d’ailleurs, selon Lista, de ces deux derniers88. Comme le laissait comprendre l’observation de Denis Bablet, il est en effet le point d’exergue reconnu de la théâtralité futuriste. À cette observation s’ajoute celle de Giovanni Lista, qui confirme l’idée selon laquelle le manifeste du Théâtre futuriste synthétique représente « il testo centrale della poetica futurista del teatro » [« le texte central de la poétique théâtrale futuriste »]. Et il s’avère avoir une pareille importance dans le traitement des problématiques qui nous occupent.
Traduction du microthéâtre comme nouveau genre dramatique, « la “synthèse” [“sintesi”] futuriste associe étroitement le son, la scène et le geste», tout en gardant pour point de départ un support textuel — dont nous définirons la nature plus tard. Elle illustre la volonté futuriste selon laquelle.

Le théâtre futuriste face aux expérimentations artistiques de son temps

Nous avons pu noter que le futurisme s’inscrit dans un contexte culturel en mutation, dont les bouleversements institutionnels et esthétiques grondent plus ou moins sourdement de chaque côté de l’Europe.

Environnements artistiques

Témoin d’un environnement artistique riche de propositions et même d’expérimentations, le début du XXe siècle n’est évidemment pas le terrain des seules réformes futuristes.

Les réformateurs de la scène théâtrale

Puisque le théâtre incarne ce domaine idéalement conçu pour accueillir les expérimentations futuristes, il paraît important de porter le regard sur la scène théâtrale environnante — de manière volontairement très partielle — à ce mouvement radicalisé. Retournons pour se faire quelques années avant la suture séculaire.
Car si le futurisme, qui touche l’ensemble des domaines sociaux, culturels et artistiques, apparaît en 1909, la sphère théâtrale est quant à elle traversée d’interrogations et connaît de fait des transformations dès les années 1880. C’est en effet au cours de cette décennie, en 1887, qu’est proclamée la naissance de ce que l’on appelle la mise en scène moderne. Élan d’émancipation de la figure du metteur en scène comme artiste créateur à part entière, son représentant est André Antoine, fondateur la même année à Paris, du Théâtre Libre. Sans pour autant adhérer au vrai et au vraisemblable, Antoine prône l’abandon des intrigues fantaisistes et illusionnistes et défend la ligne artistique du naturalisme, auquel les futuristes s’opposent fermement.
L’initiative réformatrice d’André Antoine n’est évidemment pas isolée, et le prochain cas, celui du Britannique Edward Gordon Craig, répond de la même logique que celle aboutissant à la distinction entre symbolistes et futuristes : de l’assimilation, les futuristes finissent par opter pour la distinction.
« Si, fatalement, […] les théories de Craig allaient constituer un véritable point de départ pour les futuristes […], il reste que la recherche futuriste mène à l’intensification de l’impressionnisme, au jeu dissymétrique et déséquilibrant du dynamisme vitaliste qui, d’emblée, refuse la racine symboliste, entre harmonie et évanescence, de la vision de Craig. »
Néanmoins, au regard de notre sujet, il est primordial de noter l’influence très concrète — revendiquée — de Craig sur certains futuristes, constituant notre corpus d’artistes ayant approché plus ou moins directement la lisière entre théâtre et cinéma. Ne serait-ce que parce qu’en cette première décennie du XXe siècle, si les recherches de Craig — même constat pour Adolphe Appia — étaient connues en Italie, aucune investigation approfondie n’y avait cependant été menée à leur sujet. Parmi ces artistes à tendance futuriste qui proposent un contrepoint à cette réalité italienne, nous trouvons Achille Ricciardi. Ce dernier fonde le Théâtre de la Couleur, déterminant la nouvelle narrativité et la nouvelle « psychologie » théâtrale sur le simple effet sensoriel d’une combinaison des formes, des matières et des couleurs. Parmi les similarités présentes entre le mouvement marinettien et les expérimentations de Craig, on retrouve une même conception globalisante des enjeux et des procédés théâtraux. Selon lui, scénographie, jeu d’acteur, lumière et appréhension du public doivent être envisagés, et conjointement, pour parvenir à la nouvelle forme théâtrale. Par ailleurs, selon Bénédicte Boisson, Alice Folco et Ariane Martinez,
« Craig est l’un des premiers metteurs en scène à distinguer radicalement l’art théâtral de la littérature dramatique. […] Convaincu que l’art théâtral naît de l’union du mouvement (geste et danse), du décor (incluant les costumes et les éclairages) et de la voix (parlé et chantée, par opposition aux paroles écrites), Craig pense que le théâtre de l’avenir se passera de la pièce écrite. »

Les avant-gardes

Plus directement, quand bien même il s’en distingue une fois encore, le futurisme est rattaché, par l’histoire des arts, à la vague artistique des avant-gardes occidentales de la première moitié du XXe siècle.
Comme le souligne Béatrice Joyeux-Prunel dans ses deux ouvrages complémentaires, Les avant-gardes artistiques 1848-1918. Une histoire transnationale et Les avant-gardes artistiques 1918-1945. Une histoire transnationale, l’appréhension des avant-gardes est une chose tout à fait complexe. Leur constitution, leurs modalités, leurs actions et leurs répercussions présentent un foisonnement d’événements, de conditions et d’acteurs. Si le premier ouvrage de Béatrice Joyeux-Prunel nous apprend que la fibre artistique qualifiée d’avant-gardiste apparaît, à son état de germe, dès 1848 pour se matérialiser dans l’oeuvre du peintre Gustave Courbet, nous centrerons nos remarques sur une période débutant en 1909, année de fondation du futurisme, période étudiée par une autre chercheuse, Anne Tomiche, dans son ouvrage La naissance des avant-gardes occidentales : 1909-1922. Giovanni Lista atteste de cette périodisation lorsqu’il présente le futurisme dans ses ouvrages comme la première des avant-gardes.
Cette période regroupe les courants avant-gardistes du vorticisme anglais, du dadaïsme, du futurisme russe, et bien sûr, du futurisme italien. Nous rappelant que le terme d’avant-garde – même s’il est d’ores et déjà présent dans le vocabulaire militaire lors de l’apparition des courants en « isme » – n’apparaît dans son acception artistique que plus tard, et surtout, jamais sous la plume revendicatrice des acteurs même des avant-gardes, Anne Tomiche propose alternativement l’expression d’« arrière-garde » pour définir ces groupements.
Avant de commenter ce qui sépare le futurisme italien de ses homologues, notons de nombreuses similarités. Se développant en Occident avant et pendant la Première guerre mondiale, les avant-gardes sont incarnées par des « mouvements qui se sont autoproclamés tels et qui ont mis au centre de leurs revendications un renouvellement radical des pratiques artistiques, pensé comme indissociable d’une remise en question sociale plus large : futurisme italien, futurisme russe, vorticisme, dadaïsme. »
Dans une commune « dimension programmatique », ces mouvements décrètent un refus incisif des conventions littéraires et artistiques en vigueur. Unis dans un « refus de la Beauté, de l’harmonie et du bon goût en tant que conventions », un « mépris des institutions et de l’Establishment », la « défense d’une place privilégiée de l’Art dans le monde social », « tous pensent à la fois leur rapport au passé et à la tradition et leur rapport au présent et à la nouveauté ». Tous, se définissant par relation — affinités ou contradictions — « naissent dans un contexte socio-historique précis et loin de chercher à s’en abstraire ils cherchent au contraire à repenser la place et le statut de l’art dans ce qu’ils appellent “la vie”. »
Seulement, le futurisme semble se distinguer malgré tout. En plus de penser le rapport art-vie en partant de l’art pour finalement y revenir, le mouvement italien élabore un dialogue plus franc. Si le statut de l’art doit être réfléchi dans l’amalgame vital, le processus inverse doit être tout autant recherché par les artistes, car finalement, le message de Marinetti, chef d’un mouvement foncièrement artistique, s’organise « au sein d’une prise de conscience plus générale qui transcende le domaine de la littérature et des arts ». Dans un élan réciproque, c’est la vie elle-même qui doit nourrir les nouvelles esthétiques, et l’art qui doit modifier ce qui fait la vie.

Du cinématographe au cinéma : de la technique à l’art ?

Voyons à présent au-delà du théâtre. Le cinéma réalise un exemple de la fusion entre l’art et la technique — entre la tekné et la theoria — qui sous-tend tout le discours esthétique futuriste. De ce point de vue déjà, l’analyse intermédiale faisant dialoguer théâtre et cinéma se révèle particulièrement pertinente.

Développement de nouvelles techniques

L’historiographie du cinématographe admet de manière inaugurale des événements appartenant aux domaines technique et scientifique. Pareillement à l’étude des avant-gardes, tout processus d’historisation du cinématographe se révèle dense et complexe. Tout comme se fût déjà le cas, en 1839, de l’appareil photographique — abouti par Daguerre qui, avec le daguerréotype finalise et améliore l’invention de Niépce — le cinématographe est engendré par diverses innovations techniques et technologiques réalisées au XIXe siècle. Les recherches dans les domaines de la chimie, de la mécanique, et de l’optique, finissent par donner corps à l’appareil de prise de vues. En adoptant un esprit de synthèse outrancier, voilà donc ce que nous pouvons préliminairement énoncer : le cinématographe est — officiellement — mis au point en 1895. À cette date, il est breveté par les frères Lumière en France, et en Allemagne par les frères Skladanowsky.

Un nouvel art, face au théâtre

« En France, l’appareil de prise de vues des frères Lumière était achevé en mars 1895 ». Voilà le premier fait, énoncé avant nous, ici par Béla Balázs. Ce dernier ajoutant ensuite que, pour autant, « ce n’est que dix ou douze ans plus tard que les nouveaux moyens d’expression du cinéma ont vu le jour en Amérique ». Cette distinction, qui certes doit être appréhendée comme parfaitement relative, est révélatrice d’un débat déterminant ; celui qui discute de la nature du cinéma : simple technique ou réel procédé artistique ?

Le regard futuriste et l’oeil cinématographique

C’est à tous ces égards que la recherche futuriste, au-delà la conjoncture générationnelle, se confronte aux expérimentations cinématographiques.

Cinéma : art du futurisme ?

« Le cinéma était perçu, pour les “jeunes” et ceux qui voulaient le rester, comme la jeunesse même. Sans tradition ni académisme encore, sans public fixe, mais potentiellement énorme, il était également mécanique, populaire, international — bref, le cinéma était moderne. »
C’est à ce titre que selon Béatrice Joyeux-Prunel — et là se cristallise un élément crucial — « le cinéma rapprochait l’art et la vie. Il était logique que le futurisme s’y intéressât ». Et en effet Filippo Tommaso Marinetti lui-même fait état de cette affinité évidente. En 1916, à l’occasion du manifeste de La cinématographie futuriste, il constate qu’« à première vue, le cinématographe, né il y a quelques années seulement, peut paraître déjà futuriste ». Pourtant, Jacques Aumont et Michel Marie indiquent dans leur Dictionnaire théorique et critique du cinéma, que même si « le cinéma semblait devoir attirer les futuristes, la rencontre n’eut pas vraiment lieu ». Disons en tout cas que la rencontre n’a pas eu lieu sur le terrain même du cinéma. C’est qu’avec le futurisme, il est essentiel de pondérer le propos, en considérant et les textes théoriques, et les réalisations. Idéalisés de manière consubstantielle, ces deux pendants ne sont en revanche pas toujours réalisés selon la même rigueur. Le cinéma est bel et bien présent dans les réflexions futuristes, Marinetti voyant d’ailleurs en lui le potentiel « moyen d’expression le plus adapté à la plurisensibilité d’un artiste futuriste ». Seulement, le cinéma bien qu’analysé par les futuristes, ne le sera pas réellement pour lui-même. Il s’intègre en fin de compte davantage à l’esthétique théâtrale qui s’en suit, ou même à la réflexion globale sur la modernité et l’esthétique qui, selon le futurisme, doit y correspondre.
De manière détournée ou dans une confrontation directe, donc, le futurisme fait état du cinématographe et de l’art auquel il se destine dans plusieurs manifestes. Parmi eux, nous relevons comme particulièrement fondateurs : La Cinématographie futuriste co-signé en 1916 par Marinetti, Corra, Settimelli, Ginna, Balla et Chiti. En 1930 Fillìa fait état de ses Idées sur le cinématographe. Tina Cordero et Guido Martina traitent du Cinéma d’avant-garde en Italie en 1931, année qui voit la publication d’un manifeste collectif intitulé de manière très illustrative Le cinématographe comme art pur. Enfin, Marinetti et Ginna s’associent à nouveau pour la rédaction de La cinématographie — Manifeste, en 1938. La chronologie de ces quelques textes théoriques témoigne en outre de la constance avec laquelle la question de la cinématographie intervient dans la réflexion futuriste.
En revanche, c’est donc, étonnamment, d’une cinématographie propre que les futuristes manquent. Vita Futurista réalisé en 1916 par Arnaldo Ginna selon un scénario de Filippo Tommaso Marinetti sera en fait le seul film à répondre officiellement de l’étiquette futuriste.

Considérations et appropriations esthétiques futuristes face au cinéma

Car à terme, cette filmographie lacunaire représente en fait une matière fascinante pour notre recherche. Puisque ce qui fonde notre réflexion doit se trouver sur la scène théâtrale. Or, pris en sa qualité de procédé, de moyen technique capable d’expressivité, le cinéma est justement investi par les futuristes dans le cadre assumé du théâtre.
Réalisation ultime de la représentation du mouvement en art, sculpté par le dynamisme, la simultanéité et le jeu polyphonique des formes, le cinéma est une clé de voûte tout à fait envisageable des aspirations futuristes en terme de production artistique. Car, et cela répond au débat premier dont nous faisions état plus en amont autour de la qualité du cinéma, entre technique et artistique, Marinetti n’émet aucun doute : le cinéma doit être « l’instrument d’un art nouveau immensément plus vaste et plus agile que tous les arts existants ». Mais avec le recul qui est le nôtre, force est de constater que c’est bien au théâtre que les futuristes laisseront entrevoir leur intérêt pour le langage cinématographique. Mais cela n’est pas immédiatement si limpide. C’est en 1916 que les auteurs du manifeste de La cinématographie futuriste soulèvent involontairement la réalité d’un paradoxe, en faisant suivre deux idées a priori contradictoires. La première défend ceci : « le cinématographe est un art en soi, le cinématographe ne doit donc jamais chercher à copier la scène ». Mais dans un effort conclusif, les mêmes auteurs déterminent ceci : « Peinture + sculpture + dynamisme plastique + mots en liberté + bruiteurs + architecture + théâtre synthétique = Cinématographie futuriste ». Tantôt le cinématographe est « une autre zone du théâtre », tantôt le théâtre — synthétique en l’occurrence — est une composante du cinéma. L’ambiguïté est sans équivoque et il est à ce stade difficile de comprendre pleinement ce que pourront bien produire les considérations futuristes sur le cinéma. Mais si certains discours sont déroutants, Fortunato Depero dès 1927 indique quant à lui très clairement l’effectivité de ce mouvement d’appropriation — du cinéma vers le théâtre — en constatant : « le théâtre bâille avec lenteur. Pourquoi le cinématographe triomphe-t-il ? […] Il gagne parce qu’il est rapide, parce qu’il bouge et se transforme rapidement. Le cinématographe est varié et riche, soudain et surprenant », jusqu’à conclure qu’« il faut ajouter au théâtre tout ce qu’a suggérer le cinématographe. »
Finalement, c’est bien davantage cette parole qui dans les productions futuristes — théâtrales et cinématographiques — se concrétisera. Plutôt que d’investir directement la nouvelle technique du cinématographe par ses moyens propres afin d’en expérimenter les potentialités artistiques, les futuristes se l’approprient, et la détournent. Mais nous verrons que finalement, ce n’est pas tant la technique que les futuristes appliquent, entre cinématographe et théâtre, mais plutôt les mécanismes esthétiques du cinéma que la théâtralité futuriste intègre dans sa conception même, à défaut d’en proposer une réalisation directe par la pratique cinématographique. Lorsque Depero affirme vouloir ajouter au théâtre ce qu’a suggéré le cinématographe, la valeur de suggestion est primordiale. Car la suggestion est valeur de sensation, de perception. Aussi, c’est finalement en tant que spectateur de cinéma, eux-aussi, que les futuristes s’emparent des problématiques esthétiques que le nouvel art soulève.

Les lieux et non-lieux de la réalisation : le cas des oeuvres futuristes avortées

L’intérêt porté par le futurisme au processus de création ou de construction induit, dans les faits et au-delà même d’une brièveté et d’une évanescence, une potentielle non-réalisation de l’oeuvre.
De nombreux projets, à l’ambition folle, n’ont finalement jamais vu le jour. En effet, dans le même élan que celui adopté par Anne Tomiche lorsqu’elle invoque l’« utopie139 » pour caractériser le mouvement autoproclamé du futurisme, nous constatons un idéalisme grandiloquent, traduit aussi bien par la dynamique générale du courant artistique italien que par les tentatives particulières de ses acteurs. Les expérimentations théâtrales de ceux qui voulurent « tuer le clair de lune », n’échappent évidemment pas à cet état de fait.
Mais, et nous reprenons volontairement une formule déjà soumise, c’est qu’avec le futurisme, il est essentiel de pondérer le propos, entre théorie et pratique. Plus attachés à la démarche constructiviste, pragmatique et intellectuelle, les futuristes ne considèrent pas l’oeuvre comme un produit fini. Si elle ne dépasse pas le stade de la conceptualisation — le stade idéel — elle n’en est pas moins efficiente à la construction de l’esthétique futuriste. La réalisation de l’oeuvre n’étant plus une fin en soi, l’art s’étend dans des sphères plus vastes. Les programmes esthétiques auxquels aucune réalisation objective n’est associée n’en demeurent pas moins valables par leur simple idéalisation — formulation conceptuelle.

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Table des matières

Introduction
PARTIE 1 – Entre réflexion et miroitements : le théâtre futuriste au prisme de l’histoire
Chapitre 1 – Le futurisme et son théâtre 
A. Les valeurs fondamentales du futurisme : histoire et héritages
A.1. Contexte historique italien
A.2. Valeurs fondamentales. Du miroitement à l’indistinction : l’artistique et le politique
A.3. Du terme de « futurisme » à son image
B. Le théâtre futuriste : des grands axes aux grands actes
B.1. Dynamique de rupture : le théâtre futuriste comme point de disjonction
B.2. L’objet théâtral et le futurisme
B.3. Les manifestes : programmes de rénovation théâtrale
Chapitre 2 – Le théâtre futuriste face aux expérimentations artistiques de son temps
A. Environnements artistiques
A.1. Les réformateurs de la scène théâtrale
A.2. Les avant-gardes
B. Du cinématographe au cinéma : de la technique à l’art ?
B.1. Développement de nouvelles techniques
B.2. Un nouvel art, face au théâtre
B.3. Le regard futuriste et l’oeil cinématographique
Chapitre 3 – Entre art(s) et concepts : la création à l’épreuve d’une dynamique de déplacement(s) 
A. Nouvelle(s) matière(s). Réflexions et miroitements : l’art est concept, le concept est l’art
A.1. Les lieux et non-lieux de la réalisation : le cas des oeuvres futuristes avortées
A.2. L’idée comme création : poser un regard, prévoir la main
B. « Le tournant visuel » : oeil et regard comme valeurs substantielles
B.1. « Le tournant visuel »
B.2. 1887 et 1895
B.3. La place du visuel dans le dispositif spectatoriel : vision, perception, compréhension
C. « Faire voir » le texte : les dess (e) ins du langage
C.1. Hiérarchisation des supports textuels
C.2. La mise en mot : entre visuel et son
PARTIE 2 – Dialogue artistique et structure intermédiale. La scène futuriste : une théâtralité cinématographique ?
Chapitre 1 – Eléments et complexes scéniques : donner corps à l’idée 
A. Projection. Le personnage comme première illustration : l’idée à l’orée du corps
A.1. Typologie du personnage futuriste au stade idéel
A.2. Une première transcription littéraire
A.3. Étude de cas
B. Fusion ou confusion. La traduction du rapport homme/machine sur le plateau
B.1. Anatomie d’un rapport
B.2. Tentatives. La machinisation de l’humain
B.3. Analogie. L’humanisation de la machine
B.4. La machine comme révélateur du paradigme absence/présence : le cinéma face au théâtre
C. Au-delà des corps organique et mécanique. « Matière » et matérialités : nouvelles forces d’incarnation
C.1. Les complexes scéniques
C.2. Traitement de la couleur et des formes
C.3. La lumière et le son
C.4. La « matière » comme personnage : nouveaux interlocuteurs
Chapitre 2 — Cadre de la composition : espace et temps 
A. L’espace et le temps de la théâtralité
A.1. Ce qui fait théâtre. L’espace : débordement(s)
A.2. Ce qui fait spectacle. Le temps : dépassement
A.3. « Le Temps et l’Espace sont morts hier »
Chapitre 3 – Orchestration : mise en jeu des mécanismes scéniques et impressions cinématographiques 
A. Simultanéité : impressions du cinématographe
A.1. Ce que la simultanéité implique dans l’exercice de la théâtralité futuriste
A.2. Les techniques scénographiques
A.3. La technique du cadrage
B. Dynamisme. Impressions de cinématographie
B.1. Élasticité et investissement du temps
B.2. Ce que le dynamisme implique dans l’exercice de la théâtralité
B.3. La technique du montage
B.4. Essence de la projection : la recherche du mouvement
Conclusion
Bibliographie
Annexes

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