Eléments caractéristiques du développement psychomoteur de l’enfant déficient visuel

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Cadre de la rencontre et émergence de la problématique

Au début de l’année, un groupe de danse cubaine se met en place à l’initiative d’une stagiaire malvoyante qui souhaite faire partager son intérêt pour cette pratique. Une dizaine de participants adhère et parmi eux, seules deux personnes sont non-voyantes de naissance : Paul et Lucie. La psychomotricienne et moi entreprenons de nous joindre à cette activité avec l’objectif de repérer d’éventuelles difficultés ou d’apporter notre soutien. L’intuition s’est avérée judicieuse : Paul et Lucie me paraissent, dès la première séance, en décalage avec le reste du groupe. Le rythme n’est pas intégré et leurs gestes accompagnés de syncinésies toniques diverses sont marqués par de l’impulsivité. La coordination globale est maladroite et les mouvements sont essentiellement proximaux, ce qui signe une certaine immaturité motrice.29
Parmi les séquences gestuelles proposées, la réalisation du « moulinet avec les bras » (passer un bras au-dessus de l’autre devant soi) m’interpelle. Après avoir montré à Paul, par mobilisation passive, la coordination du moulinet, il me remontre la séquence quelques minutes plus tard : les deux bras tendus de chaque côté, comme s’il dessinait des ronds avec ses mains. A la suite de cette démonstration, il s’empresse de me demander s’il a « réussi. » En les observant, ils me donnent tous les deux l’impression de ne comprendre ni le geste demandé, ni celui qu’ils réalisent. Quelle représentation se font-ils de leurs corps en mouvement ? Qu’est ce qui explique ce manque de précision gestuelle ? Je remarque cependant une première différence entre Paul et Lucie : tandis qu’elle se présente motivée et attentive, les bâillements de Paul et une diminution d’engagement relationnel le trahissent : il se montre désinvesti psychiquement et corporellement. Camille, elle, était présente en tant qu’observatrice dès la première séance ; elle s’est engagée corporellement la fois suivante, à mon heureuse surprise. Lorsqu’elle se met en mouvement, j’observe ce même décalage avec les autres danseurs, mais, à la différence de Paul et Lucie, elle parvient à peu près à reproduire les séquences de gestes proposés par la chorégraphe. Ces derniers sont néanmoins entravés de saccades, proximaux, et n’investissant pas l’espace. D’autre part, le stock de sa mémoire gestuelle est vite épuisé : il lui faut répéter de nombreuses fois une séquence, même courte, avant de passer aux suivantes.
Enfin, j’observe qu’ils ont tous les trois une façon particulière de se mobiliser durant les temps d’expressivité libre. Chacun d’entre eux oriente ses mouvements dans un seul système de référence*. Paul, la tête penchée vers le sol, ne sollicite que ses bras. Plutôt réservé corporellement, il se balance d’un côté et de l’autre dans le plan frontal. Lucie, le sourire aux lèvres, dirige son regard vers le haut et se balance d’avant en arrière dans le plan sagittal. Elle utilise autant ses bras que ses jambes pour danser, investissant amplement l’espace, mais ne module pas ses mouvements. Il me vient l’impression qu’elle ne se représente pas ce qu’elle produit. Camille, la tête penchée en avant comme si elle voulait réfugier son menton dans son tee-shirt, m’apparait plutôt inhibée : ses jambes ne sont presque pas sollicitées, et ses mouvements demeurent près du corps. Elle se mobilise dans le plan frontal principalement. Ils ont donc, chacun, une kinésphère30 qui leur est propre, mais qui m’apparaît limitée à une faible variation de mouvements.
Ces premières observations m’amènent à placer la régulation tonique et la représentation mentale du corps et de l’acte aux premiers plans de ces conflits gestuels. Quel implication la déficience visuelle congénitale pourrait-elle avoir sur ces difficultés ? Berthoz (2013) précise le rôle de détecteur de mouvement que possède la vision. Pour aborder cette première question, il nous faut, au préalable, définir les principaux termes cités jusqu’à présent, que nous allons utiliser tout au long de notre réflexion.

Une distinction s’impose : mouvement, geste, praxie, coordinations, acte: quelles définitions ?

Le mouvement est une action selon laquelle le corps ou une partie du corps passe d’un lieu à un autre sans but précis. L’aspect est biomécanique.
Le geste est « une série de mouvements coordonnés par une certaine intentionnalité.»31 L’aspect est à la fois biomécanique, psychologique et cognitif. On distingue deux types de gestes. Le geste dynamique requiert un déplacement du corps dans l’espace et des perceptions spatiales et temporelles intègres. Le second type de geste est organisationnel ; il requiert une organisation de soi-même, et du matériel pour réaliser l’action.
La coordination désigne l’agencement d’une combinaison de mouvements organisés selon un but. Elle se réalise par une certaine programmation globale du geste dans ses aspects temporels et spatiaux, ce qui implique des capacités de mémoire, d’observation et d’attention. C’est la coordination, qui permet de passer des gestes aux praxies.
Les praxies regroupent un ensemble d’habiletés motrices, lesquelles désignent, selon Carric et Souffrir (2014), des « systèmes de mouvements coordonnés en fonction d’un résultat ou d’une intention. »32 Ces coordinations résultent d’un apprentissage, lequel, force de répétition, s’inscrit dans le cortex et permet d’automatiser l’action. Le développement des praxies passe par 3 étapes. L’idéation correspondant à une phase de conceptualisation est essentiellement cognitive ; c’est l’idée que l’on se fait de l’action à produire. La planification est l’étape de programmation et d’organisation de l’action selon un plan ordonné. Elle est cognitive mais repose sur l’intégrité de notre système sensoriel. Enfin, l’exécution désigne la mise en oeuvre d’une série de mouvements et la réalisation de l’action à partir de l’élaboration du plan.
Carric et Souffrir (2014), définissent l’acte comme un « comportement moteur adapté à une certaine fin »33. Selon Terriot (2013), c’est aussi l’« expression de la vie, il apparaî  précocement in utero et disparaît au moment du décès. L’acte […] accompagne ainsi le développement psychique et psychologique du sujet. »34 De ce point de vue, l’acte ne correspond pas seulement aux capacités cognitives et motrices du sujet, mais aussi à sa subjectivité.

Un point sur la représentation mentale

La représentation mentale se fonde sur la perception. Si celle-ci est multimodale (visuelle, auditive, haptique, gustative, olfactive, kinesthésique et somesthésique), le sens visuel est prédominant, que ce soit dans nos perceptions comme dans nos représentations. Gay-Brown35 considère que la représentation mentale est un outil majeur pour compenser la déficience visuelle. Paradoxalement, c’est aussi souvent ce qui leur fait défaut, puisque la représentation mentale est construite sur une perception privée d’informations visuelles. L’auteur définit cinq types de représentations mentales : la représentation de mots, dont le verbalisme illustre les difficultés des déficients visuels précoces, de l’espace, de choses, du corps et de l’acte. Nous définirons ces deux derniers, qui intéressent notre réflexion.
Selon Gay-Brown, la représentation du corps correspond à « un aspect particulier du corps ; elle se situe entre le schéma corporel et l’image du corps.»36 Avant de développer cette notion, il est nécessaire de distinguer rapidement ces deux concepts sur lesquels de nombreux auteurs se sont interrogés. Nous nous appuierons sur la distinction établie par Albaret (2011) selon laquelle le schéma corporel correspond à la représentation objective du corps dans son aspect fonctionnel et anatomique. L’image du corps, selon l’auteur, en désigne une représentation identitaire et subjective, celle d’une «apparence corporelle »37 construite au travers des expériences personnelles de l’individu. Selon Lissonde, citée par Gay-Brown, « les données proprioceptives, posturales, tactiles et kinesthésiques compensent la privation visuelle à partir de sept ans, permettant aux aveugles d’avoir une représentation mentale de leur corps. »38
Les représentations d’actes correspondent aux « représentations mentales du corps en mouvement et des déplacements. » 39 Ce type de représentations se fonde sur la sensori-motricité, carrefour entre l’action et la cognition, dont « l’image joue un rôle important dans la planification et la gestion des conduites de l’individu. »40 Pour l’auteur, l’image permettrait de guider nos actions, des gestes les plus simples au plus complexes.
L’ensemble de ces définitions constitueront un socle lexical à notre réflexion clinique. En raison de l’hétérogénéité des niveaux, la stagiaire à l’initiative de ce projet a cessé son intervention. Elle a poursuivi cette activité dans un cadre plus personnel entre amis. Ces circonstances nous ont amenées à proposer, avec la psychomotricienne, un groupe de psychomotricité médiatisé par la danse dans lequel se sont réunis Camille, Paul et Lucie au regard de leurs motivations et de leurs difficultés personnelles identifiées.

La danse et la déficience visuelle : un projet d’accompagnement

En constituant ce groupe, nous avions pour objectif de travailler les problématiques psychomotrices évoquées précédemment, tout en partant des attentes de nos participants, à savoir apprendre à danser en société avec leurs pairs. En parallèle des séances individuelles41, le dispositif s’est déroulé en deux temps.
Premièrement, nous leurs proposions des séquences gestuelles à travers plusieurs chorégraphies, ce qui nous paraissait nécessaire avant de leur proposer, progressivement, des temps d’expressivité libre. Laban, à l’origine de la théorie de la grille de l’effort42 développe différents facteurs de mouvements donnant lieu à des états divers, qui m’ont inspirée. Il décrit le temps, comme un facteur pouvant être soutenu (vitesse de déplacement lente) ou soudain (ajustement rapide à une situation complexe, par exemple). L’espace est caractérisé par un mouvement direct (adressé vers quelqu’un) ou indirect (éviter la confrontation). Le poids peut être fort (marcher lourdement par exemple) ou léger (gestes délicats.) Enfin, le flux est soit caractérisé par un état condensé où le mouvement du danseur se déploie comme s’il luttait contre une force extérieure, ce qui requiert une certaine maîtrise tonique, soit par le flux libre, état selon lequel tout est permis. Cette théorisation des facteurs d’effort permet des combinaisons de plusieurs états, donnant la possibilité d’explorer un répertoire de qualités gestuelles. J’évoque cette théorie car elle me semble correspondre au le projet à partir duquel nous souhaitions en premier lieu leur permettre d’explorer un répertoire gestuel, afin qu’ils puissent davantage maîtriser et se représenter leurs mouvements, et éventuellement s’exprimer plus librement et individuellement par la suite.
Si l’on se réfère à la pensée de Laban pour décrire la qualité gestuelle de chacun, Lucie m’a semblée n’appartenir qu’à une seule polarité : le flux libre. La gestion du poids du corps dans le mouvement m’a aussi frappée : tous les trois ont une façon très lourde de sauter. Lesage définit le poids en danse comme une réponse subjective à la loi de la pesanteur, qui dépend de la masse corporelle, et de la constante gravitaire du milieu. En ce sens, ce manque d’adaptation à la pesanteur peut témoigner d’un usage limité du corps. Laban, cité par Lesage (2005), associe également un mouvement fort à un «effort prédominant […] constitué par une tension musculaire qui est comme opposée à une relaxation musculaire. »43 En effet, la régulation tonique est un axe qui a été travaillé tout au long de l’année, pour moduler l’implication du poids dans les mouvements, mais aussi la qualité gestuelle. C’est dans cette perspective que nous avons proposé plusieurs types et qualités de mouvements. A travers la danse, nous avions l’objectif de leur faire vivre des expériences corporelles variées, les aider à élaborer et à se représenter leurs mouvements afin d’accéder à une meilleure connaissance de leur corps.
Ce travail s’est déployé à partir de moyens de compensations que nous n’avons cessé de rechercher avec eux. Pour des sujets déficients visuels, nous nous sommes appuyées sur d’autres supports que l’imitation visuelle. Si j’ai pu bénéficier de la spécialisation de mon maître de stage dans la déficience visuelle, les bilans qualitatifs, ainsi que les séances individuelles que je présenterai ci-dessous nous ont permis d’adapter en permanence ce projet vers lequel nous reviendrons ultérieurement.

Evolutions psychomotrices

Le corps et ses proportions

A partir de la réalisation du bonhomme en pâte à modeler, je cherche à savoir si les disproportions réalisées (jambes, bras, tête) sont conscientes et correspondent à une conception personnelle. En incitant Paul à vérifier sur le bonhomme les proportions des jambes par rapport aux bras, il me fait remarquer que ces derniers sont plus épais que les jambes, mais ne signale pas de différence de longueur. Je suppose alors que la source de l’erreur provient d’une exploration haptique défaillante ou mal utilisée, fournissant une perception et par conséquent, une représentation mentale erronées des proportions réelles du corps. Je lui demande de vérifier sur un bonhomme Océdar la longueur des jambes et des bras, et de comparer ces proportions à celles du bonhomme en pâte à modeler ; à nouveau, il met en évidence l’épaisseur exagérée des bras par rapport aux jambes. Afin d’isoler la problématique d’un verbalisme, je lui demande ce que signifie le terme « épaisseur » pour lui : « c’est plus gros, vous voyez ? » me répond-il immédiatement, négligeant encore le critère de longueur. C’est en prenant le temps de vérifier sur moi, puis sur lui, et après que je lui induise le mot « longueur » qu’il distingue ce paramètre.
La problématique est confuse : est-ce un problème de lexique, ou d’une représentation du corps erronée ? L’immédiateté de réponse ne marque-t-elle pas un manque d’attention de sa part, qui pourrait aussi expliquer ces difficultés ?
Je lui propose ensuite de placer des perles au niveau de chaque articulation. A travers ce travail minutieux qu’il réalise avec succès, Paul me fait remarquer que les épaules n’avaient pas été modélisées. Il prend également conscience que les mains sont trop « grandes » par rapport à la tête.
Ainsi, à l’aide d’une exploration analytique et attentive de la structuration du corps, Paul parvient plus précisément à identifier les parties du corps selon un référentiel exocentré. Nous avons vu précédemment que cette méthode d’analyse séquentielle est classique aux personnes déficientes visuelles. L’exploration structurée, associée au lexique et à une attention soutenue semblent soutenir Paul dans l’évolution de la représentation du corps. Comment l’aider à se représenter sa posture, de manière globale ?

La représentation mentale d’une posture : quels moyens de compensation ?

 La proprioception:
Nous lui demandons de positionner un Ken54 dans la même posture55 que lui. Afin de lui permettre d’élaborer une représentation de son corps à partir de son vécu proprioceptif56, nous ne le soutenons d’aucune description verbale, et nous lui demandons d’exclure l’exploration haptique. Toujours soucieux de bien faire, Paul s’emploie à la tâche immédiatement et positionne le Ken de la façon suivante : assis sur un cube, les mains sont posées sur les cuisses et le dos est droit, identique à sa propre posture. Cependant, les genoux ne sont pas pliés, les jambes sont tendues dans le prolongement des cuisses formant un angle droit avec le tronc, tandis que les pieds sont croisés. Paul ne distingue pas le décalage entre sa posture et celle qu’il a donné au ken. En effet, il s’est attaché aux détails (pieds croisés, mains sur les cuisses). Plusieurs hypothèses sont envisagées : la difficulté concerne-t-elle l’élaboration d’une représentation mentale globale de sa posture, ou sur la reproduction d’une représentation, à savoir la mise en forme, la modélisation d’une posture?
Ces difficultés témoignent-elles d’une proprioception défaillante ? Le changement d’échelle (le Ken étant une reproduction du corps miniature) rajoute-t-il une difficulté dans cet exercice? Enfin, a-t-il été suffisamment rigoureux dans sa manipulation ? Pour affiner sa capacité à représenter le corps à partir de son vécu proprioceptif et l’aider à se concentrer sur ses propres sensations, nous reprenons ce travail en lui proposant d’imiter différentes positions.
 L’attention:
Dans un premier temps, je lui propose de reproduire la même position que moi, dans la même orientation à côté de lui, regardant dans la même direction. Pour identifier ma posture, Paul touche furtivement du bout des doigts les grandes parties de mon corps, sans prêter attention aux parties les plus distales : les doigts et les pieds. De plus, sa distance corporelle n’est pas toujours adaptée : il se trouvait à mon sens, trop près de moi. La psychomotricienne lui propose alors un autre approche d’exploration : rentrer en contact avec le dos de la main pour éviter l’intrusion, toucher jusqu’au bout des doigts, et prendre le temps d’explorer pour mémoriser la position. Au bout du troisième essai, Paul réussit globalement à imiter ma posture, respectant les grandes orientations du corps, mais négligeant les extrémités. Nous répétons alors cette proposition, afin qu’il porte son attention de manière plus systématique sur l’ensemble des parties du corps et sur son mode d’exploration, en adaptant sa distance corporelle.
Nous avons poursuivons ensuite le travail en décentration57 : je me place alors en quart de tour par rapport à lui, de façon à ce que je le vois de profil, puis je me place en face de lui. A mon heureux constat, Paul réussit du premier coup chaque posture.
L’attention soutenue dont Paul a fait preuve témoigne ici du rôle de cette capacité cognitive dans la perception, ainsi que dans la représentation mentale du corps et de la posture. Cependant, si la perception est plus claire, la description verbale semble encore pauvre.
 Mémoire et champ lexical corporels:
Alors que le bras gauche de Paul est à la verticale, sa paume de main orientée vers le plafond et son autre bras à l’horizontale, paume de main orientée vers la droite, Paul se décrit comme cela : « j’ai les bras tendus ». D’après les propositions précédentes, il semble que le problème ne soit plus exclusivement d’ordre proprioceptif et attentionnel, mais aussi lexical : les connaissances anatomiques qu’il a apprises pendant ses études semblent décalées par rapport à la pauvreté de vocabulaire qu’il utilise pour décrire sa position. Afin de vérifier l’intégration du lexique, je change de position, et lui demande de me décrire verbalement en s’appuyant sur l’exploration haptique travaillée précédemment. Cette fois, nous isolons l’aide proprioceptive afin de nous concentrer sur la verbalisation et ainsi d’enrichir le vocabulaire. Après qu’il m’a décrite, je lui demande de me donner des indications verbales nécessaires pour me retrouver en position anatomique de référence. Enfin, je lui demande de m’indiquer les manipulations à faire sur le bonhomme océdar pour que ce dernier se retrouve dans la fameuse position. Le passage de la référence égocentrée à exocentrée était plus difficile pour Paul.
Pour l’instant, la proprioception, la variété et la richesse d’un champ lexical d’orientation corporelle, les techniques d’explorations et l’attention envers son environnement et ses propres sensations ont été travaillées pour enrichir le schéma corporel. Qu’en est-il de la structuration spatiale des différentes parties du corps ?

Structuration des parties du corps dans un référentiel spatial

A sa demande, Paul avait sollicité la psychomotricienne l’année dernière pour travailler les référentiels anatomiques du corps dans l’espace. Avec un couteau, puis une petite plaque carrée, il matérialisait les différentes coupes frontales, sagittales et horizontales sur un bonhomme en pâte à modeler qu’il coupait et séparait ainsi en deux parties (antérieure/postérieure, supérieure/inférieure). Nous reprenons ce travail sur lui-même, avec une plaque de légo en forme de carré (d’environ 30 cm de côté). Lors de cet exercice, Paul confond souvent les plans sagittal et transversal. De plus, il est davantage attaché au geste, ne cessant de cisailler avec la plaque, qu’à la représentation mentale de la coupe. Par conséquent, nous varions les supports (règle, corde), l’objet de représentation (il est ensuite venu structurer sur moi), puis les échelles (lacet sur un bonhomme en pâte à modeler). Il est en effet important de diversifier les expérimentations sensorimotrices afin d’alimenter les perceptions et de ce fait, d’enrichir les représentations mentales.
Jusqu’alors, nous avons tenté d’élaborer la représentation du corps à partir de la perception du corps, étayée par une attention soutenue portée sur les sensations telles que la proprioception et l’exploration haptique, associées à l’emploi d’un vocabulaire approprié. Pour cela, l’adaptation et l’orientation du corps devaient être travaillées car en effet, pour percevoir, un exploration et une distance corporelle adaptées sont essentielles. A partir des perceptions, nous avons élaboré la structuration du corps, dans la perspective de faire émerger la représentation mentale du corps. Nous retenons ici cinq composantes du corps, de la même façon que Gay-Brown définit les cinq composantes de l’espace. En effet, nous avons vu à travers des techniques de perception et d’adaptation enrichies, une orientation guidée et une structuration aiguillée que la représentation globale de la posture est possible, mais demeure ébranlable au moindre changement d’orientation, d’échelle du corps, ou lors d’une décentration. Ce travail, pour Paul, doit donc être supervisé par une attention soutenue. En parallèle du corps statique, nous avons travaillé sur la représentation mentale du corps en mouvement lors des séances de danse que nous présenterons ultérieurement. Tous ces axes de travail ont été développés dans l’intérêt d’enrichir la conscience corporelle de Paul.

Evolutions psychomotrices

La répartition du tonus

La maîtrise du geste et la régulation de la force sont des axes qui ont été travaillés tout au long de l’année avec Lucie. Par exemple, lors d’une activité comme les fentes61 avant ou arrière qu’elle peut réaliser lors de l’échauffement en karaté, Lucie projette l’ensemble de son buste en avant ou en arrière, qui accompagnent l’impulsion initiale des membres inférieurs, sans avoir conscience de cette variable. La corrélation de l’impulsion du mouvement au recrutement de l’ensemble du corps m’a permis de constater l’importance de la composante de l’équilibre impliquée dans la régulation tonique.
 Alternance tonus passif – actif:
Afin qu’elle affine le contrôle de son tonus, je demande à Lucie de tenir le bout d’une corde, dont je tiens l’autre extrémité. Dans un premier temps, je lui propose de porter son attention sur l’état de tension de la corde, ce qui pour elle est difficile, car la perception, en lien avec la sensation de la tension des doigts sur la corde, dépend d’un ressenti proprioceptif. A partir d’un objet médiateur, il s’agit donc d’alterner relâchement et tension, par un travail d’écoute intersubjective, le dialogue tonique62. Ensuite, nous mobilisons nos bras avec l’objectif de maintenir la corde tendue : Lucie ne parvient pas à effectuer des mouvements lents en même temps qu’elle tire sur la corde. La difficulté provient-elle de la régulation tonique au niveau de son bras (tirer en même temps que bouger lentement), ou de l’absence de perception de l’état de la corde ? Pour répondre à ces questions, je lui propose de toucher de sa main libre la corde qu’elle tient de l’autre. Ce geste permet à la perception tactile de compenser l’absence de perception visuelle. Lucie doit prendre en compte beaucoup d’éléments : la force maintenue dans la prise digitale, sa propre tonicité et celle de l’autre (en l’occurrence la mienne), et l’état de tension de la corde. La charge mentale d’informations semble trop dense pour que le travail lui soit bénéfique. Pour soutenir ses perceptions, je conseille à Lucie de s’assoir sur une chaise, le dos appuyé sur le dossier, et je m’emploie à décrire l’état de la corde et de son corps. Ce soutien semble lui avoir permis de se concentrer davantage sur ses mouvements. La régulation tonique était l’axe principal de la proposition.
 Transferts de poids du corps:
Nous avons travaillé sur les transferts de poids du corps dans le plan sagittal et frontal en insistant sur les fluctuations très fines mises en jeu sur l’ensemble du corps. Lesage (2017) compare la perception du poids du corps ou de ses parties à une « clé de cette modulabilité tonique. »63 Pour transférer son poids d’avant en arrière, (plan sagittal) je demande à Lucie de s’appuyer alternativement sur les pointes de pieds et sur les talons. D’abord les pieds parallèles, puis l’un devant l’autre : il s’agissait de faire évoluer très progressivement l’engagement corporel et de l’aider à prendre conscience de son poids et de ses mouvements dans la perspective de réguler sa force et son tonus. Dans cette proposition, les bras de Lucie participent beaucoup au mouvement. Pour l’aider à se ressentir, je couvre ses épaules d’un tissu que je maintiens, afin que ce dernier la renseigne tactilement sur l’intervention de ses bras. Malgré la difficulté à réguler ses mouvements, Lucie me dit prendre conscience de l’agitation de ses bras. Dans ce cadre, le sens tactile prend le pas sur le sens kinesthésique, puisque le glissement du tissu sur sa peau réveille la sensation du mouvement des bras.
Dans les transferts de poids latéraux (frontal) les pieds parallèles dans l’alignement de la largeur de ses épaules, Lucie lève spontanément un pied lorsqu’elle décharge le poids de son corps sur l’autre. Elle réalise une abduction de hanche et incline son buste du côté du pied d’appui. Dans le plan sagittal, j’avais décomposé le mouvement en lui proposant de s’appuyer alternativement sur la pointe de pied ou sur le talon. Dans le plan frontal, c’est à elle de trouver ses points d’appui, sans indication visuelle bien sûr, mais sans l’aide verbale de ma part. Je lui propose alors de poser ses mains sur mon bassin (crêtes iliaques) en effectuant moi-même le transfert de poids en inclinant latéralement mon bassin de gauche à droite. Le soutien compensatoire réside ici dans l’exploration sensori-motrice : lorsque Lucie retente le transfert de poids, ses pieds ne se lèvent plus.
J’observe cependant que le tronc et la ceinture scapulaire ne sont pas dissociés du bassin. Je lui propose de vérifier, à nouveau sur moi, cette fois-ci en posant sa main sur ma hanche droite et l’autre sur mon épaule gauche, afin de ressentir l’immobilité des épaules par rapport à l’inclinaison latérale de mon bassin. Lucie comprend alors que ses mouvements, globaux, sont un peu excessifs. Cependant, elle ne parvient pas à se mobiliser autrement.
Si la régulation est très difficile, la perception tactile de mes mouvements et du foulard sur son corps semble lui avoir permis de se représenter son corps, et mon corps en action, et ainsi de déduire la différence gestuelle entre elle et moi. La régulation du tonus implique l’équilibre, mais semble aussi être en lien avec la perception des sensations corporelles et la représentation du corps.

La représentation du corps

Cet axe de travail a été abordé tout au long de l’année avec Lucie. Nous avons travaillé sur la perception de la posture et des capacités fonctionnelles du corps, à travers l’agencement possible des parties du corps entre elles.
 Représentation de la posture:
Le travail a consisté à faire un état des lieux de sa posture. Je lui demande de me décrire sa position64 de manière détaillée : les pieds, les jambes, le buste, les bras, la tête. Lucie manifeste le besoin de toucher pour répondre, mais elle manque de précision : « je suis assise, mes pieds sont au sol, mes mains sur mes genoux, pliées au niveau des doigts» affirme-t-elle. Elle ne donne pas plus d’informations sur ses membres inférieurs. Je lui propose d’inspecter tactilement son corps une seconde fois, segment par segment. La méthode d’exploration analytique par le sens haptique apparait soutenante pour distinguer la configuration de ses pieds « ouverts » de ses bras « pliés » et de sa tête « penchée».
Cette prise de conscience étant possible, je décide d’aller plus loin dans l’élaboration de la représentation du corps et l’interroge sur ce qui lui permet de fléchir ou de tendre ses bras et ses jambes, car les articulations ne sont pas mentionnées. Lucie affirme pouvoir plier les jambes grâce aux genoux, et les bras grâce aux coudes. Cependant, elle ne relève pas de différence entre la configuration de ses jambes en station debout et assise, ce qui m’interpelle. Je l’interroge sur la configuration de ses hanches : « je ne peux pas les plier » me répond-elle. J’ai l’impression que le rapport qu’elle établit entre le tronc et les jambes est le même en position debout et assise. Ici, la proprioception semble fragilisée. Je lui demande alors : « à quoi servent vos articulations ? » tandis qu’elle me répond : « elles permettent de mobiliser le corps ». Mon objectif est alors de trouver les moyens d’amener Lucie à une réelle conscience des segments du corps dans toutes les variables du mouvement.
 La représentation du corps dans le mouvement : l’importance des articulations:
Pour évaluer et enrichir le schéma corporel de Lucie dans l’action, j’ai construit un parcours65 psychomoteur très simple. Après l’avoir exploré une première fois, Lucie doit le réaliser à nouveau tout en décrivant dans les détails les mouvements effectués pour franchir les obstacles. Nous avons ainsi revu les schèmes moteurs* mis en jeu dans l’action. La verbalisation des différentes étapes est assez allusive lors du premier passage : « je monte ou je baisse la jambe », affirme-t-elle pour franchir la marche ; « je me baisse », décrit-elle pour passer sous la barre horizontale ; « je tourne » conclue-t-elle lorsqu’elle tourne autour du bâton vertical, et : « je saute » pour aller dans le cerceau. J’ai orienté son attention sur des passages précis afin qu’elle se représente l’agencement des parties du corps mises en jeu dans le mouvement.
Lorsque Lucie tient le bâton vertical avec sa main gauche, son bras est tendu et projeté en avant, formant un angle droit avec sa colonne vertébrale. Spontanément, elle touche son bras et alterne la flexion et l’extension du coude pour sentir qu’il est éloigné du buste : ici, la kinesthésie et le sens haptique constituent deux moyens de compensation qui interviennent dans la prise de conscience de la posture. Selon elle, l’articulation qui intervient le plus est le coude. Je suppose que c’est à travers le mouvement de flexion et d’extension de ce dernier qu’elle est parvenue à cette affirmation, alors qu’en réalité, ce sont les muscles de l’épaule (deltoïde et sus-épineux) qui permettent de faire l’abduction. Lorsqu’elle tourne autour du bâton – alors que je lui ai demandé de garder le bras tendu et éloigné de son buste – elle le rapproche spontanément de l’axe de son corps.
A l’issue de plusieurs séances avec Lucie, j’observe que lever le bras n’est pas un geste qu’elle fait souvent, d’autant plus que les muscles qui recouvrent sa ceinture scapulaire sont très rigides. Aussi la représentation et la réalisation de l’acte pourraient aussi être liées aux expériences motrices. En ce sens, les limitations de mobilité corporelle pourraient impacter la conscience du corps.
Alors qu’elle s’apprête à lever la jambe pour monter sur la marche, je l’arrête en pleine action afin de lui faire prendre conscience du transfert de poids qu’elle venait de faire. Nous avons répété ce schème moteur, puis je lui ai demandé s’il n’intervenait pas dans une autre action que celle-ci, mais elle n’a pas su me répondre. J’entreprends alors de décomposer la coordination des mouvements dans la marche tels que les transferts d’appui, afin qu’elle prenne conscience que cet enchaînement intervient dans une variété d’activités motrices, voire de situations de la vie quotidienne. Cette proposition lui a également permis de ralentir le rythme de la marche, ce qu’elle n’arrivait pas à faire dans certaines propositions induites dans le groupe danse.
En montant sur la marche, Lucie me dit que sa jambe se « plie », grâce à son genou qu’elle me montre du doigt, ce que j’approuve. Cependant, malgré mon insistance auprès de ses hanches, elle ne sait pas me décrire ce qui se passe au niveau de cette articulation. J’ai alors voulu focaliser son attention dessus, à l’occasion d’une autre action.
Au moment où son dos se situe en dessous de la barre verticale, je l’arrête à nouveau et lui demande ce qui lui permet cette position : « je me plie grâce à ma colonne vertébrale » me dit-elle. Le bas du corps est en effet désinvesti. Selon Haag (1995), l’appropriation des membres inférieurs autour de l’axe du bassin, permise par la réduction de ce qu’elle nomme le « clivage horizontal », participe à la construction de l’image du corps. Le bas du corps constituant le dernier bastion d’indifférenciation, cette unification se fait au prix de flexions du corps, couché ou debout. De ce point de vue, l’image du corps de Lucie n’est pas totalement constituée. J’approuve sa réponse, mais lorsqu’elle se baisse à nouveau, je pose une main sur sa colonne et une main au niveau de sa hanche afin qu’elle ressente éventuellement une différence par le toucher. Cela ne produit pas d’effet. Je décide de lui faire poursuivre le parcours en supposant que la variété des expériences lui permettra peut-être de découvrir les possibilités de mobilité de l’articulation de la hanche.
A la fin du parcours, Lucie saute dans le cerceau en le frôlant des pieds, faute d’impulsion. Je lui propose d’explorer ce dernier avec son pied et ses mains pour en évaluer la hauteur, et lui demande si elle ne peut pas s’y prendre autrement, afin d’éviter à tout prix de toucher le cerceau : elle ne trouve pas d’alternative. La psychomotricienne et moi supposons que cette difficulté est due à l’épaisseur très mince du cerceau qui ne nécessite pas de lever les jambes pour l’éviter, et qui ne soutient donc pas la représentation mentale de l’acte du saut en hauteur. La psychomotricienne propose une bassine à la place du cerceau pour matérialiser la hauteur du saut que Lucie devrait faire, afin d’éviter à coup sûr de le toucher. En ce sens, la présence d’un objet permettrait de soutenir l’action. A nouveau, l’effet recherché ne se produit pas. Je fais alors recours à une autre alternative : la mémoire kinesthésique. Je lui demande de reproduire la position entreprise pour passer sous la barre horizontale. Lorsqu’elle se baisse, Lucie comprend que cela lui permet de prendre davantage d’impulsion et d’augmenter sa hauteur de saut : ses membres inférieurs se fléchissent et son buste se rapproche de son corps. Cependant, la même problématique réapparaît. Au moment où elle prend son élan, pour se préparer à sauter, poids du corps vers l’avant, membres inférieurs fléchis et bras vers l’arrière, elle se décrit sa position comme : « baissée, grâce à la colonne vertébrale ». Là encore, les hanches ne sont pas mentionnées, voire l’ensemble des membres inférieurs négligés. Je lui demande ce qui lui permet de sauter plus haut : « dans quelle partie du corps vos muscles sont contractés, et comment sont vos hanches et vos genoux ? » Malgré mes interrogations guidées, Lucie ne perçoit pas d’autres parties du corps et d’autres forces musculaires en jeu que celles du dos. Je décide de recourir à un objet médiateur en plaçant un bâton à l’horizontale au niveau de ses hanches alors qu’elle se tient debout, le fémur dans le prolongement de son bassin et de sa colonne vertébrale. Au moment où elle se penche, le tronc et les hanches fléchies pour prendre de l’impulsion, le bâton tient tout seul et Lucie s’écrit, d’un air surpris et soulagé : « haaaaa, les hanches! ». Cette révélation permise par le bâton illustre que la perception tactile d’un objet extérieur vient soutenir la représentation mentale de l’acte : ici, la compréhension du corps et des mouvements est complétée par un objet, placé comme point de repère fixe par rapport au corps mobile.
Après avoir travaillé sur l’implication de certaines parties du corps dans le mouvement, nous allons tenter d’approfondir cette fameuse représentation mentale d’acte pour l’aider à réaliser certains gestes encore difficiles pour elle.

La représentation mentale d’acte : décomposition du geste pour une meilleure compréhension

En début d’année, Lucie nous a fait part de deux gestes techniques qui contrarient deux activités sources de plaisir pour elle. Au tir à l’arc, malgré l’accompagnement individuel de son professeur, elle ne parvient pas à réaliser l’action adaptée pour viser la cible avec son arc. Le geste en question nécessite une bonne orientation vers la cible, mais aussi une rotation particulière de la ceinture scapulaire par rapport à la ceinture pelvienne, un ancrage des pieds dans le sol, et une dissociation de la ceinture scapulaire (épaules tournées vers la cible) avec la ceinture pelvienne (bassin dans l’axe des pieds) permise par une rotation des côtes vers la cible. De la même manière, elle ne parvient pas à effectuer le geste du coup de poing en karaté : elle manque de précision (geste rapide) et omet plusieurs étapes (position initiale en pronation) lorsque son attention est distraite.
A la demande de Lucie, nous avons travaillé sur la réalisation du coup de poing spécifique au karaté. Je lui ai proposé de me décrire le geste pour évaluer la représentation mentale qu’elle s’en faisait, mais elle n’a pu le verbaliser qu’en le réalisant en même temps. Ayant assisté au cours de karaté de Lucie, j’ai retenu que le geste du coup de poing66 démarre le coude fléchi et en supination, le poing fermé près de l’axe du corps, et s’achève le coude en extension et pronation à l’issue d’une rotation interne de l’épaule et de l’avant-bras. Si le poing doit toujours rester fermé, plusieurs étapes se déroulent dans le temps et dans l’espace : une régulation tonique de la part de l’acteur doit être maîtrisée afin d’orienter son action vers sa cible tout en effectuant la rotation de l’avant-bras. Alors que la trajectoire du geste doit être horizontale, celle de Lucie forme un arc de cercle convexe, son geste est rapide et manque de précision, notamment sur la destination qu’elle souhaite lui donner. Le travail67 porte alors sur le déroulement des différentes étapes du geste. Nous développerons la prise de conscience de la position initiale à finale des segments main, poignet, coude et épaule nécessaires lors du mouvement du coup de poing.
Malgré plusieurs rappels, Lucie omet souvent la position de départ : elle place d’emblée son coude en pronation alors qu’il s’agit de la position finale. Après avoir décomposé ce geste, nous le répétons en insistant sur les trois étapes à effectuer : position initiale, transition, position finale. Nous avons poursuivi ce travail en matérialisant l’objectif visé par le coup de poing, par un repère sonore (claquement de doigts) en fonction duquel nous avons opéré la trajectoire. Pour Lucie, la perception auditive et la structuration du mouvement en plusieurs étapes constituent une aide majeure pour comprendre et réaliser le mouvement, l’objectif étant de mettre son corps au service d’une intention. Afin de renforcer l’intégration du geste et d’aboutir à son éventuelle automatisation, j’ai fait varier le repère auditif dans l’espace, d’abord en position statique, puis en dynamique. J’ai ensuite ajouté des perturbations sonores afin de filtrer l’attention auditive face à diverses stimulations, mais cela était trop perturbant pour Lucie.
J’ai remarqué que, privée d’une cible visuelle, en l’absence d’une attention soutenue que nous avons contrarié, la représentation mentale du geste se trouble, et donne lieu à une réalisation inexacte.

Repérer la position de son corps dans l’espace

Au karaté, le professeur de Lucie utilise le cadran horaire pour aider les participants non-voyants à s’orienter. Ces derniers s’appuient aussi beaucoup sur la voix du professeur pour le localiser dans l’espace et s’orienter par rapport à lui. Ainsi, « être à midi » signifie regarder en face de soi, point où le professeur se positionne souvent. Si l’on considère cette orientation comme référence, « être à 6h » implique de faire un demi-tour sur soi-même ; « être à 3h » exige de faire un quart de tour vers la droite, et « être à 9h » trois quart de tour vers la droite. Ces différentes orientations du corps sont donc soumises à une représentation mentale du cadran horaire. En assistant au cours, j’ai observé que Lucie et Paul avaient d’importantes difficultés d’orientation spatiale. J’émets alors trois hypothèses.
D’une part, le professeur, dont la voix constitue un repère auditif, se déplace souvent lors d’une séance. Ce repère n’est donc valable que s’il se place dans le prolongement de l’axe des heures qu’il donne, ce qui n’est pas toujours le cas.
D’autre part, il y a une confusion entre la consigne et le sens : pour le professeur, « être à midi » implique de porter son regard vers midi, tandis que pour Paul et Lucie, cela suppose de se placer à l’heure indiquée.
Enfin, Lucie et Paul ont-ils une représentation mentale suffisamment complète et intégrée du cadran horaire ? A ce jour, nous n’avons pu aborder ce travail avec Paul car nous avons privilégié les difficultés citées précédemment qui nous semblaient prioritaires. Ce travail n’a non plus été approfondi car elle est partie en stage.
Nous retiendrons donc les éléments suivants : la prise de conscience du corps dans l’immobilité comme dans le mouvement, semble être possible pour Lucie par l’intermédiaire de la proprioception, du sens haptique, tactile, et auditif. A partir de ces différents moyens, nous avons porté l’attention sur l’agencement des parties du corps les unes par rapport aux autres dans le mouvement, ce que nous a permis ensuite de décomposer le geste afin d’en avoir une meilleure représentation mentale.

Régulation tonique

Camille m’a fait part d’une difficulté rencontrée dans sa vie quotidienne : lorsqu’elle se rend à la  gare, elle ne parvient pas à tirer sa valise en même temps qu’elle tient son chien guide, sans le freiner en tirant sur le harnais. Ce conflit entre deux types de mouvements (tirer et tenir) en lien avec un objet extérieur et deux hémicorps m’a portée à faire le lien entre sa problématique de latéralisation et de régulation tonique. Selon J-M Albaret, « l’interaction de l’individu avec le milieu passe par la mise en oeuvre de mouvements intentionnels qui présupposent de disposer et d’actualiser d’un ensemble d’informations concernant le corps en lui-même […] »78. En ce sens, la difficulté motrice qu’éprouve Camille à interagir avec un objet extérieur pourrait-être associée à une carence d’informations que peut lui fournir son corps. En effet, le même auteur avance que le référentiel corporel s’appuie sur les modalités sensorielles suivantes : visuelles, proprioceptives, auditives. Pour l’aider à comprendre et éventuellement régler cette ambiguïté gestuelle, j’ai poursuivi un travail sensori-moteur, que j’exposerai ci-dessous.
 L’engagement corporel à travers le dialogue tonique:
Dans ce travail, j’utilise à nouveau des bâtons avec lesquels nous nous mobilisons progressivement ensemble. D’abord immobiles, nous tenons chacune l’extrémité des bâtons par la paume de la main. Il s’agit pour Camille de sentir, à travers ses paumes, les mouvements fins que je peux générer par ma respiration ou par d’éventuelles oscillations posturales. Dans cette proposition, il faut être vigilant à l’intention et à l’impulsion corporelle de l’autre sans faire tomber le bâton. De manière alternative, l’une dirige le mouvement, tandis que l’autre se laissait guider. J’observe que Camille s’inscrit plutôt dans une attitude passive, même si elle reste présente psychiquement. En effet, ses bras, peu engagés, sont les seuls impliqués dans ce dialogue. Afin de dépasser cette inhibition, je l’invite à solliciter l’ensemble de son corps en me déplaçant dans la salle (en avançant, en reculant, en pas-chassés…) Ici, la conscience corporelle est abordée à travers le dialogue tonique et l’engagement corporel.
Durant cette même séance, j’engage Camille à tirer sur le bâton d’une main et à pousser de l’autre (alors que je tenais les deux extrémités et que je faisais la même chose.) Je ressens alors que la force musculaire n’est pas toujours adaptée : Camille recrute l’ensemble de son corps et perd l’équilibre. Par conséquent, nous avons alors pris le temps de mettre en avant les transferts de poids dans les différentes actions entreprises, de manière à adapter l’énergie musculaire sans perdre l’équilibre. La décomposition du mouvement pour une meilleure représentation mentale de l’acte, ici, a participé à réguler le tonus. Nous avons réitéré l’exercice avec une corde, de manière à faire varier les supports. Il s’agissait de conduire peu à peu Camille dans cet éveil sensoriel à l’intégration des informations perçues pendant l’action, susceptibles de favoriser le suivi musculaire et l’ajustement du geste.
Si le travail initial s’apparentait à une rééducation praxique (dissociation de gestes qui entravent Camille dans sa vie quotidienne et dans son autonomie), la difficulté ne semble pas être liée à un défaut d’acquisition du geste, mais bien à une mauvaise gestion tonique, et une latéralisation perturbée. Robert-Ouvray et Servant Laval placent le tonus au coeur du développement psychocorporel de l’individu : « le tonus constitue le fondement même de la posture, du mouvement et des dynamiques d’interaction avec l’environnement et se trouve en cela au carrefour du psychique et du somatique »79
La régulation tonique, problématique majeure que manifeste Camille, a été approfondie au travers de la respiration que nous avons abordée de nombreuses fois en relaxation. En effet, la gestion du tonus peut trouver sa source ailleurs que dans l’apprentissage du mouvement.
 Prise de conscience de la respiration:
Lorsque Camille nous relate des situations anxiogènes, le ton de sa voix augmente, ses gestes peuvent s’amplifier et son débit élocutoire ainsi que sa fréquence respiratoire s’accélèrent. Son état de tension est visible, alors même qu’elle est en train d’évoquer une situation conditionnelle. Ce qui m’interpelle, c’est qu’elle dit ne pas s’en rendre compte lorsque je lui exprime ce que j’observe. Je lui propose de mettre une main sur son thorax et une autre sur son ventre, et d’essayer de percevoir les variations de volume. Tandis que sa respiration est essentiellement thoracique, elle ne saisit pas la différence entre le gonflement de son ventre et de sa poitrine. La respiration thoracique, d’après Hieronimus80, peut être source de stress, et potentiellement limitante, si exclusive. Si elle favorise l’ouverture du thorax, elle sollicite en majorité les muscles du cou (SCOM81, scalènes) et de la cage thoracique (petits et grands pectoraux, grand dentelé.) Par conséquent, ce mode respiratoire recrute une énergie considérable pour une ventilation faible.
Jusqu’à présent, nous avons travaillé sur l’intégration d’un schéma corporel articulé et fonctionnel, dans l’immobilité et dans le mouvement. A travers le mouvement, nous avons porté notre attention sur les différents ressentis corporels : la gestion du tonus, la perception de ses propres mouvements et de ceux d’autrui, de sa respiration, la dissociation de l’hémicorps droit et gauche, et celle de deux mouvements distincts. Il s’agit désormais d’aborder la représentation mentale globale du corps à travers la mise en situation et l’enchaînement de différentes postures.

Du corps vécu et inconnu au corps connu, perçu, articulé et régulé : l’accès à la représentation  mentale du corps.

 La sculpture du corps:
Je propose un enchaînement de quatre postures à Camille qui, en les réalisant, leur attribue des noms : « le squat », « saint-tropez », « la danseuse », «le dab » et « le mannequin ». En l’absence de représentation mentale visuelle précise de la posture, ces associations nominales peuvent soutenir la mémoire proprioceptive. En effet, la posture doit évoquer autre chose qu’un agencement technique des parties du corps entre elles, de la même manière que la vision globale d’un plan doit permettre d’éviter de passer par les différentes étapes successives d’un trajet. La perception globale est substituée à la vision analytique par l’intermédiaire d’évocations imaginaires.
Le manque de contrôle tonique réapparaît à travers cette proposition : pour passer d’une position à une autre, Camille recrute beaucoup d’énergie et l’enchaînement est marqué par des mouvements saccadés, impulsifs et imprécis. Le déroulement d’un mouvement dans le temps est difficile.
 Du mouvement soudain au mouvement soutenu:
Pour l’aider à réguler sa force et sa vitesse, j’entreprends la proposition suivante : alors que j’effectue des pressions au niveau des articulations, elle doit lutter contre ces poussées sans perdre l’équilibre et sentir ce qui se joue entre la pression et le relâchement. Là encore, le travail porte sur l’ajustement tonique. Après avoir discriminé ce qui relève de la sensibilité cutanée, musculaire et articulaire, l’ajustement postural se réalise à partir de la stimulation des récepteurs de la sensibilité cutanée83 et profonde84.

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Table des matières

I. Intégration sociale d’adultes déficients visuels
I.1. Un centre de rééducation professionnelle
I.1.1. Présentation de l’institution
I.1.2. Psychomotricité et déficience visuelle
a. Place institutionnelle de la psychomotricité
b. La spécificité de la psychomotricité dans la déficience visuelle
I.2 Présentation de la déficience visuelle
I.2.1. La fonction visuelle : de la sensation à la perception
a. L’oeil : organe de la vision
b. La perception
I.2.2. La déficience visuelle
a. Définitions
b. Les différentes atteintes
II. Paul, Lucie, Camille : premiers regards psychomoteurs
II.1. Présentations
II.1.1. Paul
a. Première rencontre
b. Anamnèse
II.1.2. Lucie
a. Première rencontre
b. Anamnèse
II.I.3. Camille
a. Première rencontre
b. Anamnèse
II.2. La danse, un véritable tremplin d’évaluation psychomotrice
II.2.1. Premières rencontres dans le mouvement
a. Cadre de la rencontre et émergence de la problématique
b. Une distinction s’impose : mouvement, geste, praxie, coordinations, acte: quelles définitions ?
c. Un point sur la représentation mentale
II.2.2. La danse et la déficience visuelle : un projet d’accompagnement
III. L’accompagnement psychomoteur en déficience visuelle : une approche par la conscience corporelle
III.1. Paul
III.1.1. Bilan psychomoteur et projet thérapeutique
a. Bilan psychomoteur
d. Conclusion et projet thérapeutique
III.1.2. Evolutions psychomotrices
a. Le corps et ses proportions
b. La représentation mentale d’une posture : quels moyens de compensation ?
c. Structuration des parties du corps dans un référentiel spatial
III.2. Lucie
III.2.1. Bilan psychomoteur et projet thérapeutique
a. Bilan psychomoteur
b. Conclusion et projet thérapeutique
III.2.2. Evolutions psychomotrices
a. La répartition du tonus
b. La représentation du corps
c. La représentation mentale d’acte : décomposition du geste pour une meilleure compréhension
d. Repérer la position de son corps dans l’espace
III.3. Camille
III.3.1. Bilan et projet thérapeutique
a. Bilan psychomoteur
b. Conclusion et projet thérapeutique
III.3.2. Evolutions psychomotrices
a. Etayage du schéma corporel
c. Régulation tonique
d. Du corps vécu et inconnu au corps connu, perçu, articulé et régulé : l’accès à la représentation mentale du corps.
IV. Réflexions clinique, théorique et personnelle sur la conscience corporelle 
IV.1. Le développement psychomoteur de l’enfant avec, et sans la vision
IV.1.1. L’élaboration de la représentation du corps chez l’enfant
a. Du corps subi au corps vécu
b. Du corps vécu au corps perçu
c. Du corps perçu au corps représenté
IV.1.2. L’importance de la vue dans le développement de l’enfant ordinaire
a. Les flux visuels : clé de la modulation tonique
b. La perception visuelle, une voie d’accès à son identité psychique et corporelle
IV.1.3. Eléments caractéristiques du développement psychomoteur de l’enfant déficient visuel
a. L’enfant aveugle congénital
b. L’enfant malvoyant
IV.2. Evolution personnelle du concept de conscience corporelle à partir d’éléments cliniques et théoriques
IV.2.1. Une conscience corporelle fragilisée par la déficience visuelle : quels moyens de compensations ?
a. Une attention portée sur les sensations
b. De la perception à la représentation
IV.2.2. De la mise en mouvement à la représentation du geste dansé : dispositifs mis en place dans le groupe danse
a. L’exploration du mouvement
b. L’exploration du geste
c. La qualité du geste dans l’improvisation et l’expressivité corporelle
IV.2.3. Tentative de définition de la conscience corporelle
a. Origine de la pratique de la « conscience corporelle »
b. L’élaboration de la conscience corporelle
c. Définition personnelle
Conclusion
Bibliographie

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