Dynamiques sociales et sémantiques dans les communautés de savoirs, morphogenèse et diffusion

AVEC le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication les processus de production et de partage de la connaissance subissent une transition majeure. Le savoir se retrouve maintenant archivé de façon systématique au sein de bibliothèques digitales “librement” consultables et largement distribuées à travers la planète, il fait système au sens où les nouvelles briques de connaissance s’inscrivent au sein d’une topologie de la connaissance qu’elles contribuent à modifier de façon infinitésimale. Cet espace, pourtant bâti par l’activité cognitive des hommes, est doté d’une dynamique largement autonome, au sens où elle donne lieu à l’émergence d’un certain nombre de structures endogènes pérennes. Parallèlement, les régimes de production et de régulation de la connaissance s’inscrivent dans des architectures toujours plus résiliaires : les individus réunis au sein de communautés de savoirs manipulent, échangent, et produisent ces connaissances au sein de réseaux évolutifs mêlant des acteurs hétérogènes se déployant dans des espaces sociaux interconnectés. Certaines structures émergentes stables caractérisent également ces réseaux sociaux. En ce sens, la sphère sociale peut, comme la sphère culturelle, être décrite comme un système complexe autonome.

Couplage structurel des systèmes social et sémantique. Néanmoins, les dynamiques qui animent les communautés de savoirs ne sont jamais purement sociales ou purement culturelles. Notre thèse consiste à affirmer que les dynamiques respectives de la sphère sociale et de la sphère culturelle ne peuvent être saisies sans envisager les couplages structurels qu’elles entretiennent à différents niveaux.

Communautés de blogueurs politiques et communautés scientifiques : des communautés de savoirs

Nous nous sommes intéressés à deux terrains empiriques durant cette thèse : des communautés scientifiques dont les membres interagissent notamment au travers de collaborations pour produire des énoncés scientifiques au sein de publications, ainsi que des communautés de blogueurs “citoyens” formant une arène de discussion virtuelle : la blogosphère politique qui se définit à la fois comme un territoire d’expression, de prise de position sur la chose publique et comme un espace d’échange et de mises en relation entre blogueurs. Ces exemples de communautés de savoirs ne sont pas uniques, on peut également citer : l’encyclopédie ouverte que constitue Wikipedia, ou nombre de wikis ouverts au public, les communautés de logiciel libre, etc. Il faut d’ailleurs noter que la plupart des des communautés de savoirs existantes ont récemment vu le jour essentiellement grâce à Internet, et qu’elles se déploient généralement sur le Web. D’après Conein (2004), “les technologies cognitives à base Internet et les infrastructures Open Source faciliteraient en même temps l’accroissement de la connaissance et la coordination sociale” au sein de systèmes qu’il appelle, par ailleurs, des réseaux socio-cognitifs. Nos deux exemples présentent a priori de nombreuses différences, autant du point de vue des normes qui en régissent l’activité, des modalités de coopération qui les animent ou encore plus simplement de la nature des énoncés qui y circulent. Sans souci d’exhaustivité, et en écho à la liste qui vient d’être donnée, on peut détailler deux différences majeures qui apparaissent entre nos deux systèmes. En ce qui concerne les régimes de régulation de la production de contenus, un blogueur peut publier ses billets librement sans avoir à recevoir l’aval de ses pairs, a contrario, de nombreux processus d’expertise des articles scientifiques en régulent la publication. L’exigence d’originalité et d’innovation au-delà de l’état de l’art, qui prévaut dans les communautés scientifiques, perd de sa pertinence dans la blogosphère politique, où les emprunts, copies, voire plagiats parfois revendiqués sont fréquents. Ces différences induisent un certain nombre de conséquences quant à la vitesse d’évolution des contenus produits : les communautés de blogueurs politiques traitent souvent de thématiques faisant écho à l’actualité et sont susceptibles d’y réagir rapidement alors que les communautés scientifiques ont une évolution qui pourra paraître plus lente et qui se trouve parfois déphasée par rapport aux événements extérieurs. Concernant, les modalités de coopération, lorsque des chercheurs collaborent, leur travail donne lieu à un texte (généralement sous la forme d’un article) qu’ils cosigneront, la coopération ou plutôt la coordination dans la blogosphère n’implique pas le même degré d’engagement entre agents, elle se manifeste plutôt comme la participation d’un ensemble d’intervenants à une “conversation” ou à un “forum” sans frontière précise. Ainsi, si les billets de blogs se répondent les uns aux autres, chaque blog édite néanmoins seul ses billets, il n’y a pas de partage du statut d’auteur (à moins de considérer les commentaires d’un billet comme une forme d’excroissance de celui-ci) ; ce qui est produit collectivement, c’est l’ensemble de la conversation, et non pas les contenus de base que constituent les billets (dont le pendant serait l’article dans le monde scientifique). Ce mode de coordination propre aux blogueurs peut par contre être rapproché d’un modèle de construction incrémentale de la connaissance scientifique lorsque des auteurs proposent un nouvel énoncé en s’appuyant sur, et en faisant référence à, un certain nombre d’articles déjà publiés.

Hétérogénéité des engagements et frontières des communautés de savoirs

Malgré le contexte local et situé de la production de contenus au sein des communautés de savoirs, une forme de continuité perdure dans l’ensemble du système et lui confère sa cohérence. Cette cohérence d’ensemble n’est pas seulement thématique : les membres d’une communauté de savoirs s’engagent dans celle-ci à travers leur activité éditoriale mais aussi à travers les liens qu’il entretiennent avec d’autres membres. Les régularités inhérentes à ces mises en relation stabilisent les représentations mentales de ses membres et les motifs relationnels qui les réunissent. Ainsi, un scientifique spécialisé dans la recherche sur les cellules souches a un sentiment d’appartenance à la communautés scientifique associée, non seulement, parce que ses problématiques sont partagées par la communauté mais également au travers des mises en relations qui le lient à divers éléments de la communauté. Ces liens sont variés : ses publications peuvent faire référence à (ou être citées par) d’autres travaux issus de la communauté, il peut collaborer avec des chercheurs de la communauté, ou encore, entrer régulièrement en interaction avec d’autres membres ou se tenir au courant des dernières avancées de sa spécialité lors des conférences du domaine. De la même façon, un blogueur politique, dont on considère fréquemment qu’il s’adonne à une pratique “individualiste” (voire narcissique), s’engage dans une activité de chronique de la vie politique non seulement en réagissant à l’actualité politique mais aussi en “se liant” par une grande variété de modalités de mise en contact à une “conversation” plus large à laquelle participent d’autres membres de la communauté des blogueurs politiques. Ces engagements sont toujours locaux et limités. Néanmoins, ce sont ces mises en relation qui permettent aux membres d’une communauté de savoirs de développer un sentiment d’appartenance, d’en apprendre les règles et les valeurs et de définir le rôle qu’ils y jouent, tout en donnant corps, dans un même temps (et on retrouve alors le double processus d’individuation individuelle et collective de Simondon que nous détaillerons dans le chapitre suivant), à la communauté en question.

Pour résumer, nous somme en présence d’un système d’action collective guidé par des actions purement individuelles. il y a construction d’une forme de structure collective (sans que quiconque n’est nécessairement cette construction comme objectif ni même conscience de l’opération de construction en cours), chaque nouvel élément (et ce quel que soit sa nature : une personne ou un texte) s’appuyant sur certaines entités antérieures pour se définir au sein de la structure globale et la modifier dans un même mouvement. Naturellement, il existe autant de formes d’engagement dans ces communautés de savoirs que de membres et ces engagements peuvent revêtir des intensités diverses. Ainsi, certaines personnes auront une relation épisodique avec un communauté scientifique uniquement au travers de collaborations avec un membre actif de la dite communauté, tandis que d’autres auront un haut degré d’implication et s’investiront par exemple dans l’organisation de conférences ou dans une activité d’édition pour une revue spécialisée dédiée à la communauté. L’appartenance à une communauté de savoirs n’est pas exclusive ; les individus participent a priori à un large nombre de cercles sociaux pour reprendre la terminologie de Simmel. C’est l’intersection des diverses “affiliations” (Simmel, 1955) d’un individu qui en définit l’identité (Breiger, 1974; Kadushin, 1966). C’est également pour cette raison que les communautés de savoirs présentent des degrés contrastés d’engagement de la part de leurs membres, dont l’investissement dépend notamment de leur disponibilité et donc du temps et des ressources déjà investis par ailleurs dans d’autres activités et éventuellement dans d’autres communautés de savoirs (que l’on songe simplement à un scientifique impliqué dans la vie de plusieurs communautés scientifiques, ou un blogueur technophile animant également un blog politique). L’investissement dépend également du degré d’expertise des membres. Ainsi, les blogs politiques peuvent aussi bien être animés par des personnalités politiques nationales ou locales, des journalistes (travaillant pour le compte de leur journal ou entretenant un blog indépendant), des conseillers en communication, ou encore des citoyens “ordinaires” (Flichy, 2000), chacun ayant des motivations différentes vis-à-vis de son activité de blogueur. Il en va de même dans les communautés scientifiques ou dans d’autres communautés de savoirs, les ingénieurs se mêlent aux chercheurs, eux-mêmes plus ou moins expérimentés vis-à-vis d’une spécialité de recherche. Dans le cas de la Wikipedia, Bryant et al. (2005) décrivent les mécanismes de transformation progressive des modes de participation des contributeurs de la communauté.

Un système socio-cognitif distribué 

L’une des caractéristiques premières des communautés de savoirs est que leur dynamique n’est dirigée par aucun organe de centralisation définissant pour l’ensemble un objectif commun ou des règles de fonctionnement internes. Les interactions ainsi que les contenus produits sont entièrement distribués sur l’ensemble du système. Ainsi c’est l’ensemble des comportements individuels rassemblés qui définit la dynamique de la communauté de savoirs en son entier. La somme des contenus produits par une communauté de savoirs est distribuée sur l’ensemble des agents du système (billets écrits par un blogueur ou articles rédigés par un chercheur). Ces agents sont liés à travers un réseau social composé de la somme des mises en relation de chacun. Ces mises en relation peuvent mettre en jeu des dyades (un blogueur écrit un commentaire sur le blog d’un autre blogueur) ou, plus largement, un ensemble d’agents réunis au sein d’un hyperlien, lorsque des chercheurs co-publient un article. Morris and der Veer Martens (2008) s’appuie sur Storer (1966) pour remarquer que le système social de la Science diffère de celui d’autres formes d’organisations, formelles ou informelles, au sens où, passée la phase de recrutement, les rôles occupés par leurs membres sont bien moins hiérarchisés et différenciés qu’ils ne le sont classiquement.

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Table des matières

Introduction
I Suivre les communautés de savoirs
1 Communautés de savoirs
1.1 Propriétés des communautés de savoirs
1.1.1 Communautés de blogueurs politiques et communautés scientifiques : des communautés de savoirs
1.1.2 Hétérogénéité des engagements et frontières des communautés de savoirs
1.1.3 Un système socio-cognitif distribué
1.1.4 Un mode de coordination stigmergique
1.2 Des réseaux sociosémantiques
1.2.1 Dualité socio-sémantique
1.2.2 Réseaux épistémiques
1.2.3 Formalisme
2 Dynamiques multi-échelles des communautés de savoirs
2.1 Analyse longitudinale des dynamiques des communautés de savoirs
2.1.1 Limites de l’approche statique
2.1.2 Formalisme dynamique
2.2 Articuler les niveaux micro et macro
2.2.1 Boucle émergence immergence
2.2.2 Individus et réseaux
2.3 Observation in-vivo des dynamiques
2.3.1 Suivre les acteurs à l’ère digitale
2.3.2 Reconstuction phénoménologique des traces
2.3.3 Des traces textuelles au réseau épistémique
2.3.4 Un échantillon de la blosphère politique française
2.3.5 Un multi-réseau dynamique
2.3.6 Caractérisation sémantique
2.3.7 Blogosphère américaine
2.4 Une approche par faces
II Morphogenèse dans les réseaux de savoirs
3 Dynamiques locales
3.1 Dynamiques locales dans le réseau social
3.1.1 Attachements préférentiels
3.1.2 Attachement préférentiel aux degrés : capital social et capital sémantique
3.1.3 Attachement préférentiel à la distance sociale et sémantique
3.1.4 Motifs cohésifs locaux
3.1.5 Capitaux, homophilie sociale et sémantique, découpler les effets
3.2 Dynamiques locales dans le réseau socio-sémantique
3.2.1 Similarité et interaction
3.2.2 Cohésion socio-sémantique locale
3.3 Dynamiques locales dans le réseau sémantique
3.3.1 Mesures d’occurrences
3.3.2 Mesures de co-occurrences
4 Structures émergentes
4.1 Communautés thématiques et communautés structurelles
4.1.1 Une portion du web social français
4.1.2 Détection des communautés structurelles
4.1.3 Hétérogénéité des topologies
4.1.4 Conclusion
4.2 De l’analyse de l’activité scientifique à la cartographie des sciences
4.2.1 Les mutations contemporaines de l’activité scientifique
4.2.2 Les bases de données de publications scientifiques, une opportunité pour la cartographie des sciences
4.2.3 Un modèle de l’activité scientifique
4.2.4 un modèle multi-échelle de la connaissance
4.2.5 Méthodes scientométriques de cartographie des sciences
4.3 Cartographier les sciences
4.3.1 Jeux de données
4.3.2 Une mesure asymétrique de proximité entre termes
4.3.3 Construction du réseau lexical
4.3.4 Echelle microscopique : voisinages locaux
4.4 Echelle mésoscopique : la notion de champ épistémique
4.4.1 Définitions
4.4.2 Identifier les champs épistémiques
4.4.3 Plongement des clusters dans un espace bi-dimensionnel
4.4.4 Qualifier les clusters
4.4.5 Représentation macroscopique
4.4.6 Reconstruction multi-échelle
4.4.7 Procédures de validation
4.5 Méthode de reconstruction dynamique
4.5.1 Dynamiques de voisinage
4.5.2 Dynamique d’un champ épistémique
4.5.3 Vers les dynamiques macroscopiques
4.5.4 Reconstruction de la phylogénie des sciences
4.6 Trajectoires des individus au sein des paysages sémantiques
4.6.1 Opérateur de projection
4.6.2 Rétroaction macro-micro
4.6.3 Se déplacer dans un espace mouvant
III Diffusion dans les réseaux sociaux
5 Corrélations intertemporelles entre sources
5.1 Création des catégories de blogs
5.1.1 Définition des profils sémantiques instantanés des blogs
5.1.2 Catégorisation des blogs selon leur sensibilité politique
5.2 Diagramme de corrélations intertemporelles
5.2.1 Contexte
5.2.2 Machines à états causaux
5.2.3 Alphabet des concepts
5.2.4 Définition d’une dynamique symbolique
5.2.5 Resultats
5.2.6 Perspectives
6 Du rôle de la topologie des réseaux sur la diffusion
6.1 Protocole de simulation
6.1.1 Protocole de simulation
6.1.2 Topologies de réseaux
6.2 Dynamiques de diffusion
6.2.1 Résultat des simulations
6.2.2 Interprétation
6.3 Rôle des règles de transmission
6.3.1 Directionalité de la transmission
6.3.2 Hypothèses de transmission réalistes
6.3.3 Modèles de transmission stylisés
6.3.4 Résultats des simulations
Conclusion

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