Du rythme hypnotique à la syncope 

Du rythme hypnotique à la syncope

Sommeil

La notion de sommeil est soumise à diverses interprétations. C’est avant tout un état ou une action, selon que l’on considère le sujet endormi comme passif, ou actif à un autre niveau de conscience que lorsqu’il est éveillé. Il y a évidemment un équilibre qui s’impose au corps alternant l’éveil et le sommeil selon un rythme plus ou moins régulier. Mais lorsque le sommeil est envisagé comme une action – puisqu’il y a après tout activité cérébrale –, il suppose dans certains contextes une forme de contrôle de la part du sujet, qui amène à une troisième définition acceptée pour le terme : la faculté de dormir. Aussi nous poserons-nous cette question : comment le sommeil est-il à même de modifier notre rapport au monde ? Apichatpong Weerasethakul l’a dit et écrit à de nombreuses reprises, il considère le rêve comme un moyen d’explorer d’autres mondes que celui dans lequel nous vivons éveillés. Dans ses films, le sommeil tient une place prépondérante et présente d’importants enjeux formels et narratifs. S’il a toujours permis au cinéaste de perdre le spectateur en troublant la frontière entre rêve et réel, ce motif est parfois même théorisé, comme nous le verrons avec l’exemple de Cemetery of Splendour et ses personnages qui parlent de leur sommeil, de leurs rêves et de leurs expériences méditatives. Weerasethakul filme aussi directement les corps endormis, avec une attention et une douceur caractéristiques de son cinéma, qui se traduisent notamment par la multiplication de longs plans fixes, plus ou moins rapprochés des corps. Le sommeil, si agité puisse-t-il être, est souvent un temps d’apaisement pour le corps, sensation intimement liée au dispositif de mise en scène du réalisateur.
Le sommeil a motivé un grand nombre d’intrigues au cinéma. On ne pourrait compter le nombre de films mettant en scène des personnages qui y sont confrontés sous différentes formes. Bien entendu, le rêve est un cadre idéal pour le septième art, ouvrant un vaste champ de possibles en termes d’imagerie et de structure narrative. Buster Keaton filmait déjà une « vie rêvée » dans Sherlock Junior, en 1924, avec son personnage de projectionniste s’imaginant au détour d’un songe qu’il était un grand détective privé. Comme dans une multitude de films qui ont suivi, l’endormissement du sujet n’y était alors qu’un prétexte au déroulement d’une fiction.
Qu’il s’agisse de rêves ou de cauchemars, l’inconscient des personnages a toujours été un terrain d’expérimentations visuelles et sonores privilégié. Mais le sommeil peut aussi être observé de l’extérieur. Par exemple, pour montrer ses défaillances ou les troubles qui y sont associés, tels que la narcolepsie. En 1991, avec My Own Private Idaho, Gus Van Sant sautait ainsi d’un lieu à l’autre des États-Unis en s’appuyant sur son personnage principal, Mike, qui s’endort n’importe où pour se réveiller quelques heures plus tard dans des endroits insolites. Si l’on ajoute les somnambules, comme l’héroïne de Phenomena (Dario Argento, 1985), les insomniaques, comme Travis Bickle dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) ou encore les victimes du croque-mitaine Freddy Krueger dans Les Griffes de la Nuit (Wes Craven, 1984), on peut dire qu’au cinéma, le sommeil n’est pas toujours de tout repos. Mais aussi et surtout, le septième art semble pouvoir s’en saisir pour construire des mondes alternatifs au sein même des films, qu’ils se distinguent par des ruptures esthétiques – l’onirisme faisant l’objet de représentations très codifiées – ou par les enjeux particuliers qu’ils présentent dans la diégèse.
C’est le cas des films de Weerasethakul, qui comme nous allons le démontrer, ouvre déjà la voie à une forme de réincarnation, qui passe par l’actualisation d’images virtuelles (images projectives « prenant corps »), le déplacement de figures d’un film à l’aut re, ou encore la réinterprétation de certaines séquences par le spectateur au cours de moments de flottement.
Commençons par une évidence : Weerasethakul filme très souvent les personnages endormis. Si Cemetery of Splendour en témoigne le plus explicitement, les deux autres films du corpus réservent également quelques scènes léthargiques. Dans Tropical Malady, cela vient très tard : même si la nuit est extrêmement présente dans la première partie du film, elle n’est jamais synonyme de sommeil. A la campagne, on dîne à la belle étoile, profitant de la chaleur et des bruits d’animaux nocturnes. En ville, les vagabondages des personnages mettent en exergue la vie très animée des rues, jusqu’en pleine nuit. Ce n’est donc qu’une fois isolé dans la jungle que le soldat Keng s’autorise un somme dont la durée n’est pas déterminée par le film. Niché sur la branche d’un arbre, il ferme les yeux malgré l’atmosphère angoissante de la forêt.
Concernant son état psychologique à ce moment précis du film, nous n’avons alors pour seule indication qu’un carton qui nous explique que le tigre fantôme tente de s’insinuer dans ses rêves. Un dessin de monstre illustre ce commentaire minimaliste, qui fait office de transition jusqu’au réveil de Keng, tiré de ses songes par l’irruption du villageois disparu dans son esprit.
Un moment d’assoupissement dont la brièveté (une minute de film en comptant le temps réservé au carton) contraste avec la durée étendue des séquences dans lesquelles le personnage est éveillé et en mouvement. Néanmoins, ce passage présente bien d’autres enjeux sur lesquels nous reviendrons lorsque nous évoquerons les effets de syncope. Car pris dans l’ensemble de la séquence, il participe d’un montage vertigineux qui invite à reconsidérer toute la deuxième partie comme un possible voyage intérieur qui fait suite à la déception amoureuse.
Dans Oncle Boonmee, Weerasethakul commence à accorder un temps plus important à la représentation du sommeil, même si les personnages endormis demeurent rares à l’image. On peut d’abord noter une première séquence constituée de plans qui évoquent un temps de pause pour les personnages. Sous un petit préau à l’extérieur de la ferme, après une discussion sur le mauvais karma de Boonmee qui aurait « tué trop de communistes » par le passé, celui -ci décide de s’allonger près de Jen, qui lui porte un regard bienveillant. La lumière naturelle assèche quelque peu le paysage du verger, et évoque un climat propice à l’appesantissement : c’est la chaleur de l’atmosphère estivale, accentuée par les bruits de la nature environnante.
Weerasethakul se contente ensuite de filmer le repos de Boonmee en gros plan. Outre l’oscillation discrète des hautes herbes à l’arrière-plan, le seul mouvement observé dans ce plan fixe est celui de la respiration, qui fait monter et descendre le ventre du personnage sous sa chemise. Les deux plans qui suivent cette séquence continuent cette lente entrée dans le sommeil. Il y a d’abord un plan d’ensemble fixe qu’aucun événement particulier ne viendra troubler, dans lequel Weerasethakul plonge un décor intérieur dans l’obscurité, ne laissant apparaître grâce à la lumière filtrant par les fenêtres que le contour de quelques meubles et d’un évier. Cette pièce sombre et silencieuse est sans doute à l’image de la maison tout entière, désertée pour un temps par l’activité humaine. A la musicalité de l’ambiance extérieure ne vient s’ajouter qu’une mélodie lointaine, jouée par un instrument traditionnel. Celle -ci se poursuit sur le plan suivant, et confirme cette intuition selon laquelle le temps est au repos : on y voit Tong, allongé dans un hamac qui le berce calmement tandis que la lumière du jour décline. Plus qu’une simple sieste, le film annonce, par le doux crescendo et ce repos généralisé à la ferme, une ambiance onirique anticipant l’épisode de la princesse, avec une désubjectivation du rêve : puisque tout semble dormir, on ne sait s’il s’agit du songe de Tong, de celui de Boonmee ou encore du souvenir de l’une de ses vies antérieures.

Dispositif hypnotique

Avant de nous pencher sur le cas particulier des films de notre corpus, il est nécessaire de faire un point historique sur l’intuition reliant cinéma et hypnose. C’est dans cette optique que nous nous appuierons principalement sur l’ouvrage de Raymond Bellour, Le corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités. Il nous permettra de confronter l’analyse de notre corpus à celle de quelques exemples étudiés par l’auteur. La réflexion de Bellour autour de la notion de dispositif nous sera également bénéfique pour déconstruire et bien comprendre le fonctionnement de la mise en scène de Weerasethakul.
Pour commencer, il convient de faire un point chronologique. Si hypnose et cinéma ont maintes fois fait l’objet de rapprochements, c’est en partie parce qu’ils sont nés presque simultanément. Le terme fut employé par divers théoriciens dès le début du XIXe siècle, mais ce n’est que quelques décennies plus tard, à partir des années 1880, que l’on commença à étudier l’hypnose de plus près, comme tout autre sujet de recherche scientifique. Cette pratique, qui vise un état de conscience altéré plaçant le sujet entre sommeil et éveil, fut rapidement discréditée par son association à d’autres exercices moins rationnels, portés sur le spir ituel et l’occulte. Dès le début du XXe siècle, son influence décline au profit de la psychanalyse, qui présente des enjeux thérapeutiques plus clairs. Bellour explique ce déclin en opérant un premier rapprochement entre les pratiques telles que l’hypnose, incapable de trancher entre science et croyance, et les dispositifs techniques, sans cesse remplacés par d’autres en fonction de leur potentiel artistique. Mais c’est surtout lorsqu’il explique la naissance conjointe de la psychanalyse et du cinéma en parallèle à l’affaiblissement de l’hypnose qu’il révèle une première piste de réflexion concernant l’étude des rapports entre le dispositif cinématographique et la pratique hypnotique :
A travers cette sorte de substitution, de surimpression lente qui fait venir la psychanalyse à la place de l’hypnose, deux dimensions parmi les plus visibles de celle-ci se trouvent touchées : ses puissances explicites de suggestion et sa réalité phénoménale, qui en font pour une part un dispositif spectaculaire.
La psychanalyse, qui correspond d’abord à une démarche d’étude des phénomènes psychiques, a rapidement pris une dimension médicale. A partir des théories de Jean-Martin Charcot puis Sigmund Freud, l’enjeu principal est devenu la thérapie, destinée à comprendre et à guérir un certain nombre de troubles d’ordre psychologique. Concernant l’hypnose, c’est bien sa suggestion et sa réalité (qui en font un dispositif qui se donne à voir), que Bellour relie au dispositif cinématographique, comme cela apparaît à travers le passage cité précédemment.
Le lien avec la psychanalyse réside quant à lui dans l’opportunité qu’elle offre en matière d’exploration de l’inconscient. Walter Benjamin résumait parfaitement le parallèle en une phrase dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (d’ailleurs citée par Bellour), tandis qu’il concluait sur les pouvoirs de la caméra : « Pour la première fois, elle nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’ inconscient pulsionnel. » . Mais pour bien comprendre ce qui est en jeu dans l’analyse de Benjamin, et ce qui permettra de saisir la pertinence de l’analogie entre cinéma et hypnose, il faut remonter quelques lignes plus haut dans l’essai :
Il est bien clair (…) que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient.
Lorsque Benjamin écrit cela en 1939, il pense aux techniques nouvelles qu’apportent le cinéma – insistant particulièrement sur le gros plan et le ralenti –, et qui nous donneraient accès à la vision de phénomènes naturels invisibles par l’œil humain. Comme la psychanalyse, le cinéma peut ainsi être amené à diriger notre attention vers un angle mort. Si l’hypnose est un moyen plus ou moins hasardeux de l’atteindre individuellement, le cinéma et la psychanalyse entendent saisir les images qui s’y trouvent, donner à voir la représentation de phénomènes intérieurs.
Mais bien entendu, l’expérience proposée par le cinéma diffère des effets relatifs à la pratique de la psychanalyse. C’est en revenant à l’hypnose, à la fois point d’origine du cinéma et de la psychanalyse, et processus envisagé comme voie d’accès à l’inconscient tant convoité par l’un comme par l’autre, que nous comprendrons les enjeux de cette rencontre.
Tout est sans doute parti d’une forme d’intuition : Bellour rappelle « le penchant des films à s’inspirer de sujets touchant le rêve, la divination, la survie, la voyance, tous les états possibles associant vision et croyance » . Evidemment, le travail de Weerasethakul s’inscrit parfaitement dans cet intérêt instinctif du cinéma pour la restitution d’images qui se forment dans le cerveau.
Ses films racontent des rêves, apprennent à méditer, délogent des images enfouies dans les profondeurs de la mémoire. Mais l’hypnose demeure une pratique mystérieuse. Selon le psychiatre Léon Chertok, elle est d’abord l’un des quatre états connus de l’organisme, les trois autres étant – toujours selon sa thèse – la veille, le sommeil et le rêve. Il ajoute dans L’Hypnose qu’elle correspond au seul état qui demeure « non objectivable » . Il est certes difficile de théoriser sur un phénomène se tenant à la lisière de l’inconscient, mais ce qui nous intéresse dans l’optique d’une mise en perspective avec l’expérience du spectateur, c’est qu’il représente une circulation permanente entre les trois autres états identifiés par Chertok. Il semble donc que dans notre conception benjaminienne de réception par distraction, le rapprochement entre l’hypnose et le cinéma s’avère pertinent.

Syncope

Difficile de trouver un terme idéal pour faire référence à la sensation que peut provoquer la prise de conscience du processus de réception par distraction. Il s’agit d’un déraillement, d’un dérèglement temporaire de la narration qui par sa régularité et ses effets d’accoutumance visuelle et sonore, nous hypnotise. La notion de syncope a pour intérêt d’être à la fois très concrète, et acceptée dans des contextes divers qui pourraient s’adapter aux différentes situations que nous analyserons dans cette partie. Outre la première définition du terme en milieu médical – une violente perte de connaissance accompagnée d’un état de mort apparente –, la notion de syncope renvoie de manière générale à une très forte émotion. Cette émotion, brève mais intense, suscite souvent la réflexion dans le cas des films de Weerasethakul, car elle arrive sous la forme de brèches laissant entrevoir pour un instant ce que les films n’explicitent jamais. La syncope, c’est aussi la rupture musicale, caractérisée par une perturbation du rythme due à un déplacement de l’accentuation. C’est exactement à la cassure d’un rythme que nous faisons ici référence, celui produit par le dispositif étudié dans la partie précédente, et qui permet à Weerasethakul d’ouvrir des failles parfois vertigineuses au regard de la tranquillité qu’inspirent ses films.
Ces ruptures peuvent être d’ordre narratif ou esthétique. Nous les étudierons dans le but de dépasser l’analyse limitant l’hypnose cinématographique à un moyen d’amener le spectateur au film. Cet enjeu est résumé dans un passage du Corps du cinéma qui nous permettra d’assurer la transition entre notre réflexion sur l’hypnose, et celle sur les effets de syncope que nous nous apprêtons à mettre en lumière :
Dans le processus d’induction, une seule suggestion est proposée-imposée au sujet : entrer dans le sommeil. Dans l’état, en revanche, l’éventail des suggestions s’ouvre à l’infini, au gré des deux modalités depuis toujours attachées à l’hypnose : une situation thérapeutique, un espace d’expérimentation.
Si le cinéma cherche, par un dispositif similaire à l’hypnose, à mettre le spectateur dans un état de conscience entre veille et sommeil, tout l’intérêt est en effet de voir comment il est alors possible d’ouvrir des brèches, de produire des événements sidérants que seul permet le montage d’images et de sons. Nous reviendrons sur la dimension thérapeutique évoquée par Bellour dans notre dernier chapitre, mais pour l’heure il convient de développer notre analyse à propos de ce « terrain d’expérimentations » sur lequel le dispositif cinématographique, dans sa proximité avec l’expérience hypnotique, permet de lever le voile. Nous verrons dans un premier temps qu’il peut s’agir de simples intrusions – objets, personnages ou mouvements qui ne semblent pas à leur place dans le montage. Ces intrusions, que l’on comprend parfois dans l’œuvre entière de Weerasethakul ( en pensant instinctivement à ses travaux d’artiste contemporain), sont les écarts les plus évidents et les moins déstabilisants, mais leur présence parfois énigmatique doit être soulignée. Nous nous pencherons ensuite sur les anomalies spatiales et temporelles permises par le montage. Ces faux raccords volontaires, qui entraînent parfois quelques contorsions cérébrales, sont intéressants chez Weerasethakul en ce qu’ils reposent intégralement sur l’esthétique des films, par l’association du cadrage et du montage.
Au cours de cette analyse, nous verrons par ailleurs que le cinéaste travaille méticuleusement sur le raccord regard, parfois à l’origine d’associations surprenantes. Cela nous mènera à notre dernier point, consacré au caractère réflexif des films. A l’échelle du personnage comme à celle du film, et même à celle de la filmographie, tout le travail de Weerasethakul fonctionne comme un ensemble de miroirs qui se réfléchissent mutuellement . Toutes ces considérations auront pour objectif de mettre en exergue les bouleversements de la réception provoqués par ces films, qui sont loin de se limiter à des expériences purement contemplatives.

Mémoire sensible

Souvenirs

Le concept de mémoire se décline en une diversité de définitions qui permettent de l’étudier dans différents champs disciplinaires. Dans le cadre de ce travail de recherche, nous y ferons référence à travers deux prismes distincts. Tout d’abord, la mémoire sera étudiée selon le sens qui lui est généralement attribué, en tant qu’espace mental dans lequel se logent les souvenirs, proches ou lointains – ce qui constitue évidemment un sens partiel, que nous nous attacherons à compléter au long de notre analyse . Il s’agira d’analyser comment cet espace mental et la matière qu’il contient, configure et déforme, occupent une large place dans l’univers d’Apichatpong Weerasethakul. Nous verrons ainsi que le souvenir et sa transmission façonnent la psychologie des personnages et déterminent parfois la structure narrative des films.
Nous démontrerons par ailleurs, à mesure que nous avancerons dans ce premier axe de réflexion, que l’activité mentale qui se déroule lorsque l’état de conscience est altéré peut être un passage vers une autre forme de mémoire, que nous cherchons à saisir en dépit de son indistinction.
Dans les scénarios de Weerasethakul, il est très fréquent de rencontrer une multitude de personnages confrontés à leurs souvenirs, voire à leurs vies antérieures. La représentation de ces deux types de souvenir s’alterne souvent dans des narrations lacunaires et des montages cut qui invitent parfois le spectateur à fantasmer des passerelles temporelles. Ce passé qui les rattrape fait toujours l’objet d’une transmission : entre les protagonistes qui se racontent les histoires de leur(s) existence(s), mais aussi du cinéaste au spectateur. Les récits mémoriels disséminés dans chaque film posent des questions d’énonciation filmique : comment raconter un souvenir à l’écran ? Comment intégrer ces fragments de mémoire à la chronologie d’un film ? Si par la mise en scène le cinéaste emprunte souvent la voie du cinéma expérimental, i l explore le partage du souvenir sur deux modes de narration.
On peut d’abord évoquer la forme de la fable, récit simple qui laisse libre court à l’imagination du récepteur et qui passe uniquement par les monologues et dialogues de certains personnages, de simples évocations sans embrayage visuel. C’est le cas à de nombreuses reprises dans Oncle Boonmee et Cemetery of Splendour. Mais ces petites histoires, souvent associées à la légende qui entoure un lieu ou à l’héritage culturel d’une famille, peuvent aussi être explicitées par l’image, y compris lorsque cela implique l’irruption du fantastique comme dans le final de Tropical Malady, qui fait surgir un tigre fantôme légendaire face au personnage de Keng. C’est à la croisée de ces deux langages – verbal et visuel – que le cinéaste parvient à créer une circulation entre le présent vécu par les personnages principaux, et le temps incertain de leurs souvenirs, ainsi qu’à travers la philosophie animiste, pensée qui se fonde sur la croyance en un esprit unique qui animerait tous les êtres vivants et éléments naturels.
Avant de nous plonger dans ces questions d’énonciation filmique, arrêtons-nous sur un détail qui revient parfois chez Weerasethakul, et qui s’impose souvent comme le support idéal du souvenir : la photographie. Une photographie peut naturellement représenter un mystère.
Dans Cemetery of Splendour, Jen découvrait une photo d’Itt en compagnie d’un autre soldat dans une sorte de journal intime . Ici, le mystère n’aura pas de suite concernant Itt et Jen, puisqu’il ne sera pas fait mention de la photo plus tard dans le film – encore que nous pourrions nous laisser aller à quelques spéculations concernant le lien potentiel entre cette photo et celle que nous apprêtons à mentionner.
Prenons cet autre exemple, dans Tropical Malady. La scène centrale, transition énigmatique en ce qui concerne l’articulation des deux grands blocs qui composent le film, avance brièvement un indice, une trace presque évanescente tant le plan est court. La jalousie pourrait être l’élément déclencheur de la fuite de Tong et de la traque de Keng dans la jungle : cette supposition passe par un simple insert sur une photo de Tong en compagnie d’un autre garçon, dernière image avant que le film ne bascule dans l’introduction de la lége nde, puis l’exploration de la jungle . Cette photographie est intéressante en ce qu’elle présente un intérêt ambigu : l’échelle de plan choisie par Weerasethakul n’est pas anodine, la photo doit être vue et sa matérialité, son caractère tangible, en fait a priori un élément privilégié pour l’interprétation du film. Cependant, le spectateur se trouve en réalité dans la même position que Keng, guidé par des intuitions mais étranger à l’histoire rattachée à cette photo. D’ailleurs, le mystère peut s’étendre à la nature même de la relation entre Keng et Tong, ce dernier disparaissant de façon très étrange à la fin de la première partie. En effet, la photographie n’atteste la réalité d’une situation que dans les limites de la durée de la prise, et il ne faut pas oublier qu’elle est souvent le résultat d’une mise en scène. C’est ce que rappelaient déjà les tout premiers plans du film, qui montrent un groupe de soldats prenant une multitude de photos avec le cadavre qu’ils viennent de découvrir. Ce dernier est mani pulé et repositionné à maintes reprises pour entrer dans le cadre. Si l’attitude des personnages apparaît immédiatement comme déplacée, c’est la prise de vue qui s’avère intéressante, éclairante sur ce qu’une photo peut avoir de faussement naturel, et donc de trompeur…y compris au point de mettre en péril une relation amoureuse fragilisée par l’éloignement. Dans les deux premiers cas de figure évoqués précédemment, le personnage qui observe la photographie en est absent, et ne connaît pas le contexte dans lequel elle fut prise. Elle est à chaque fois un objet de mystère, renvoyant à des individualités disparues (Itt retombé dans le sommeil, Tong disparu et pris dans la zone d’ombre du récit). Oncle Boonmee propose une idée moins évidente au cours de la scène du dîner : montrer à des proches les souvenirs dont la mort les a privés . Encore une fois, on peut voir une forme de décalage dans le geste de Jen (pour le spectateur occidental qui n’a pas le même rapport à la mort, ou simplement vis-à-vis du personnage, dont le comportement s’avère cocasse) qui s’empresse de montrer à Huay les photos de son enterrement. Mais la photographie est ici très estimée. L’acte photographique est élevé au rang d’art par Boonsong (dans une séquence que nous analyserons bientôt en détail), et les clichés sont manipulés avec une certaine délicatesse par Jen et Huay.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières
Introduction
Partie 1 : Du rythme hypnotique à la syncope 
1. Sommeil
2. Dispositif hypnotique
3. Syncope
Partie 2 : Mémoire sensible 
1. Souvenirs
2. Réincarnations
3. Lieux et sensations
Partie 3 : Un spectateur songeur 
1. L’altérité de l’appareil
2. L’émotion de cinéma
3. De la distraction à la songerie
Conclusion
Bibliographie

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *