Dire je chez Rosetta Loy

Vers une définition générique : roman autobiographique et autofiction

L’originalité et la force de ce récit résident dans le choix d’une narration à la première personne et d’une focalisation interne qui recrée un regard d’enfant. Ce choix narratif fait entrer le texte dans le vaste domaine des écritures à la première personne, et nous amène à nous interroger sur son positionnement entre ce que nous pourrions considérer comme les deux pôles d’un spectre : le roman à la première personne, fictionnel, et l’autobiographie, référentielle. Bien que Maryline Maigron, dans un article consacré à La porta dell’acqua, le qualifie de « roman » , il semblerait que cette définition soit insuffisante, dans la mesure où elle fait pencher sans nuances le je vers le roman. Un autre indice nous est donné par l’édition Rizzoli (antérieure à l’édition BUR), dans laquelle le texte est présenté comme un «romanzo autobiografico» : bien que les classifications éditoriales soient souvent trompeuses, il n’en reste pas moins que celle-ci a le mérite de réintégrer la dimension référentielle dans la classification générique du récit . Peut-être plus prudent, le choix de faire figurer une citation de la critique de Simonetta Fiori parue dans La Repubblica sur la quatrième de couverture de l’édition BUR souligne la dimension ambivalente du texte : « tra autobiografia e voci inventate » . Rosetta Loy explicite en effet cette dimension autobiographique dans la postface datée de décembre 1999 : « Ad alcuni frammenti strettamente autobiografici si mescolano episodi e voci inventate, memoria e fantasia hanno galoppato insieme » . Outre les éléments « inventati », la fictionnalité du texte repose sur le réagencement chronologique des deux « pilastri portanti » appartengono a due momenti diversi della mia infanzia. Anne Marie, che mi lesse la prima volta la storia di Paulinchen e mi raccontava le favole di Grimm, è arrivata dopo, insieme alla lingua tedesca. Quando lo strappo era già avvenuto. La ragazza che se ne andava con la valigia di fibra era di Livorno […].
Bien que ces évènements aient un fondement autobiographique, leur réorganisation les fait glisser vers la fiction : le parcours narratif qui se dessine alors – et ses implications sur la psychologie du personnage – est en effet nécessairement différent de la réalité pour ainsi dire historique des faits.

La prima mano : un « autoportrait » d’auteur

L’autoportrait : un présupposé éditorial

En 2007 paraît en France La première main, traduit de l’italien par Françoise Brun ; la 37 version originale, sous le titre que nous lui connaissons, ne paraîtra en Italie qu’en 2009. C’est donc un itinéraire singulier que celui de ce texte qui répondait à l’origine à une proposition des éditions Mercure de France : il fait en effet partie de la collection « Traits et portraits », [qui] accueille et réunit écrivains, poètes, cinéastes, peintres ou créateurs de mode. Textes en forme d’autoportrait ponctués d’illustrations qui habitent les livres comme une autre voix en écho, formant presque un récit souterrain […].
Rosetta Loy revient dans cet ouvrage sur ses années d’enfance, dont elle dresse un tableau qui excède les limites de La porta dell’acqua : le discours retrace en effet les années allant de sa naissance, en 1931, jusqu’à la fin de la guerre. Elle y raconte le quotidien douloureux d’une enfant de la grande bourgeoisie romaine, souvent malade, en permanence surveillée par diverses gouvernantes : comme La porta dell’acqua, La prima mano nous offre une passionnante plongée dans cette société, vue à travers le regard de l’enfant. L’Histoire s’impose comme une composante essentielle du récit : la guerre en particulier y occupe une place de choix, intimement liée au récit individuel.

De l’autoportrait à l’autobiographie

Par l’autoportrait, l’artiste – peintre, écrivain, photographe… – fixe une image de soi ; si La prima mano semble bel et bien témoigner d’une volonté de se dire, de se peindre peut-être, pour filer la métaphore, il n’en reste pas moins que l’autoportrait littéraire constitue un genre à part entière, doté d’une définition propre . S’il fait partie de la vaste galaxie des écritures de soi, il est ainsi nécessaire de le distinguer d’autres types d’expression du je (en sa qualité de sujet référentiel) et tout particulièrement de l’autobiographie. Bien que le terme soit séduisant, et ouvre à un imaginaire visuel que corrobore l’inclusion de photographies et d’œuvres picturales, il n’est pas certain que nous puissions subsumer La prima mano sous la catégorie narrative de l’autoportrait.
Selon la définition désormais canonique de Philippe Lejeune, l’autobiographie est un « [r]écit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » . Plus loin, le théoricien souligne le fait que l’autoportrait n’est pas un récit, et ne présente pas de dimension rétrospective.
Cinq ans plus tard, Michel Beaujour consacre un important ouvrage théorique à l’autoportrait et prend soin, dès l’introduction, de marquer la différence entre les deux genres : [l]’autoportrait se distingue de l’autobiographie par l’absence d’un récit suivi. Et par la subordination de la narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d’éléments sous des rubriques que nous appellerons provisoirement «thématiques».

Décliner l’identité du je

Ce tour d’horizon générique de l’écriture à la première personne chez Rosetta Loy nous a permis d’en souligner la diversité et l’évolution dans le temps. Nous avons également compris que les désignations éditoriales sont quelquefois insuffisantes et masquent souvent des discours plus complexes qu’une simple catégorisation générique de quatrième de couverture. Une fois ces premières réflexions établies, une question fondamentale se pose : qui est précisément ce sujet je qui s’exprime et comment établir son identité ? Si ces trois textes relèvent tous d’une écriture de soi, selon des modalités différentes et dans une approche diversifiée du rapport entre référentialité et fictionnalité, la narratrice autodiégétique qui s’y exprime n’établit pas de pacte pour ainsi dire rousseauiste : aucun des trois textes ne présente d’équivalent à la présentation initiale des Confessions, « Je suis né à Genève en 1712 d’Isaac Rousseau Citoyen et de Suzanne Bernard Citoyenne » , doublée des protestations de sincérité qui fondent tout l’édifice confessionnel : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi » . Pourtant, nous avons pu établir avec certitude qu’il était possible de mobiliser les deux catégories du roman autobiographique et de l’autofiction pour La porta dell’acqua, de l’autoportrait et de l’autobiographie pour La prima mano, et que Forse relevait d’une écriture autobiographique. Dans Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Philippe Gasparini dit : En laissant vacante la nomination du narrateur, nombre d’auteurs, sciemment, laissent le champ libre à une interprétation autobiographique du lecteur. Et, dans la mesure où cette interprétation est confirmée par d’autres indices, le lecteur l’adopte.

Les voix du je : des niveaux de parole qui se croisent

Nous interroger sur la manière dont l’identité du je se manifeste nous permet de mettre en évidence les différentes modalités par lesquelles sont exprimés ou suggérés les pactes de lecture de chaque œuvre. Cela nous permet également – tout en prenant acte de leur porosité – de replacer le sujet de l’énonciation dans des perspectives génériques porteuses d’héritages littéraires et de problématiques spécifiques.
Derrière l’apparente simplicité du je – comme dans un discours oral, nous serions tentés dans un premier temps de l’attribuer sans plus de questions à l’instance productrice du discours, c’est-à-dire à Rosetta Loy elle-même -, le sujet de l’énonciation est porteur d’une complexité qu’exprime le caractère souvent détourné de ces pactes de lecture : ainsi, même lorsque le sujet est le plus aisément identifiable, dans le cas de l’autobiographie déclarée, son identité n’est jamais postulée de manière frontale. Il serait réducteur de considérer ce jeu de masques comme une simple coquetterie littéraire : l’identité, qui n’est jamais une donnée fixe et éternelle, est ici véritablement problématisée, non seulement dans chaque texte mais dans l’ensemble que forme notre corpus, au sein duquel les œuvres entrent en résonance les unes avec les autres. Loin de constituer un sujet unifié et parfaitement récurrent, le je se diffracte en diverses instances d’énonciation, dont l’identité n’est pas toujours clairement établie : entre fiction et autobiographie tout d’abord, mais également, au sein de chaque ouvrage, entre les diverses possibilités d’expression qu’offre le texte.
Ainsi, à cette complexité de l’identité correspond une complexité discursive : quelle est la voix qui parle quand nous lisons « je » ? L’énonciation en première personne et la focalisation majoritairement interne véhiculent l’impression d’une énonciation monologique, d’un discours non médiatisé. Or, le je peut masquer une forme de polyphonie, ou du moins un croisement de niveaux, temporels et narratifs, d’énonciation : dans ce jeu, chaque voix est porteuse d’un point de vue, d’un angle d’approche bien particulier qu’il nous faudra interroger.

Spécificités de l’idée de collage appliquée à l’écriture de soi

Bien que l’article de Luciano Parisi ouvre une perspective intéressante pour notre corpus, il est important de souligner qu’il date de 2004, c’est-à-dire avant la parution de La prima mano et de Forse : l’article est donc essentiellement fondé sur l’œuvre romanesque de Rosetta Loy – lorsqu’il évoque La porta dell’acqua, il le fait du point de vue du roman, et non de l’écriture de soi. Luciano Parisi souligne par ailleurs que ce jeu de collages va de pair avec un système de variations narratives que permet précisément le roman : «L’ispirazione memoriale della Loy non impone […] una ricostruzione fattualmente rigorosa di ciò che è accaduto. La fantasia della scrittrice rimane libera ; le variazioni sono innumerevoli» . Dans le cas de La porta dell’acqua, la variation repose sur la réorganisation chronologique du récit et sur l’introduction de «voci inventate» : sa dimension romanesque lui confère une certaine souplesse narrative. Mais le cas est plus complexe pour La prima mano et pour Forse, qui ont précisément vocation à ne pas remodeler volontairement le réel. Luciano Parisi s’intéressant en particulier à la manière dont le roman s’inspire de l’autobiographie chez Rosetta Loy, nous ferons le mouvement inverse, passant en quelque sorte d’une perspective centrifuge à une perspective centripète : comment ses analyses peuvent-elles nous éclairer dès lors que l’on s’intéresse à un corpus en partie ou totalement référentiel ?
Parmi les raisons avancées par Luciano Parisi pour rendre compte des implications de ce procédé, celle de la recherche d’efficacité narrative est particulièrement intéressante : La scrittrice è divisa fra una tesi e l’altra. Non sa di preciso cosa dia consistenza a un racconto e raccontare tante volte la stessa storia le permette, grazie a qualche variazione, di non fare una scelta definitiva, di tentare tanti esordi, di mettere di volta in volta in evidenza qualcosa di diverso, di dare consistenza alla narrazione in molti modi.Bien que l’écriture autobiographique ne permette pas, à proprement parler, de donner lieu à une multitude d’«esordi», l’on pourra tout de même se demander si la question du choix des bornes chronologiques n’est pas une manière, sinon d’inventer, du moins de proposer à chaque fois une nouvelle fin, qui donne un sens différent au récit. La question est, encore une fois, plus évidente dans le cas de La porta dell’acqua, puisqu’il s’agit bien d’y observer l’influence que peut avoir une variation narrative sur l’intégralité d’un récit. Cette explication semble dès lors opératoire dans le  cas de l’écriture de soi : la base référentielle étant substantiellement la même, la forme du récit n’en prend que plus d’importance.

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Table des matières

Introduction 
I – Un je polymorphe, à la croisée des genres 
1. Panorama générique de l’écriture du je chez Rosetta Loy 
1.1 La porta dell’acqua : un cas d’ambigüité générique
1.1.1 « Raccontare la breve storia di una passione infelice »
1.1.2 Vers une définition générique : roman autobiographique et autofiction
1.2 La prima mano : un « autoportrait » d’auteur
1.2.1 L’autoportrait : un présupposé éditorial
1.2.2 De l’autoportrait à l’autobiographie
1.3 Forse : l’autobiographie assumée
1.3.1 « Scrivere è il modo migliore per comprendere se stessi »
1.3.2 Le retour à une forme de classicisme autobiographique : une autrice légitimée ?
2. Décliner l’identité du je 
2.1 Le rôle du paratexte dans la mise en place des pactes de lecture
2.1.1 Formes et fonctions du péritexte
2.1.2 Épitexte et intertextualité : des détours par le hors-livre
2.2 Un réseau d’indices au fil du texte
2.2.1 L’identité manifestée par l’image : les photographies dans La prima mano
2.2.2 Au fil du texte : l’identité suggérée
2.3 La question du nom : un brouillage de l’identité
2.3.1 De l’importance du nom dans l’écriture de soi
2.3.2 Comment s’appelle je ?
3. Les voix du je : des niveaux de parole qui se croisent 
3.1 Une approche particulière : le récit d’enfance
3.2 Polyphonie du je
3.2.1 Narrateur et narré : un croisement de voix
3.2.2 La prima mano : une structure dialectique
3.3 Une troisième voix du je : la photographie
3.3.1 Le texte comme photographie : un trait récurrent
3.3.2 Quand l’image dit je
II – La construction d’un sujet à travers la mise en place d’un espace autobiographique
1. Logique(s) de l’espace autobiographique : un système signifiant 
1.1 L’espace autobiographique comme clef de lecture
1.1.1 Un système de tuilage narratif
1.1.2 Un jeu d’ellipses narratives, éclairé par l’espace autobiographique
1.2 Une écriture du même
1.2.1 L’idée de collage
1.2.2 Spécificités de l’idée de collage appliquée à l’écriture de soi
1.3 Espace autobiographique et espace physique
2. Dire le passé à travers l’espace autobiographique : poétique de la mémoire 
2.1 L’usage des temps verbaux : entre mise à distance et actualisation de la mémoire
2.1.1 L’imparfait itératif de La porta dell’acqua
2.1.2 Le « presente visivo » de Rosetta Loy : vivacité du souvenir et actualisation
2.1.3 Temps verbaux et niveaux de récit dans La prima mano
2.2 Restituer le point de vue de l’enfance : une mise en scène stylistique
2.2.1 Parler le langage de l’enfance
2.2.2 Le monde à hauteur d’enfant
3. L’émergence d’un sujet cohérent à travers l’espace autobiographique 
3.1 La constitution d’un sujet dans l’Histoire
3.1.1 Histoire personnelle et Histoire collective
3.1.2 La guerre comme expérience de l’altérité
3.2 Autrui dans la constitution du je
3.2.1 Un réseau de personnages, entre référentialité et fiction
3.2.2 Dire l’Autre, une problématique au cœur de La prima mano
3.2.3 L’Autre comme interlocuteur : une parole adressée
3.3 L’espace autobiographique pour dire une souffrance
3.3.1 Le monde douloureux du je
3.3.2 Les alter ego du je
3.3.3 La famille, « un piège mortel »
3.4 L’émancipation du je dans l’espace autobiographique
3.4.1 L’émancipation et la révolte au cœur des trois textes
3.4.2 Une lecture au féminin de l’espace autobiographique de Rosetta Loy
III – Un espace de réflexion sur l’écriture de soi 
1. Une remise en question de l’homogénéité de l’espace autobiographique
1.1 L’illusion du collage : une variation de sens par-delà la variation formelle
1.2 La variété générique : réfléchir à la possibilité même d’un sujet autobiographique
1.2.1 Du récit de l’expérience vécue à la réorganisation romanesque du récit
1.2.2 Un sujet autobiographique est-il possible ?
2. S’écrire pour interroger son identité 
2.1 Suis-je je ?
2.1.1 La distance insoluble entre « Je » et « Moi »
2.1.2 Se ressaisir par la fiction
2.1.3 Se retrouver comme écrivaine et écrivant
2.2 Qui aurais-je pu être ? Identité et contingence
3. Un espace de réflexion sur la mémoire 
3.1 Une écriture de la fragmentation
3.1.1 L’écriture comme représentation phénoménologique de la mémoire
3.1.2 La photographie, une fragmentation visuelle
3.2 De la nécessité d’explorer et d’interroger sa mémoire
3.2.1 La mémoire individuelle : échapper au « lupo » de l’oubli
3.2.2 La mémoire collective : contre l’oubli coupable
3.3 La mémoire en question
3.3.1 Une mémoire lacunaire
3.3.2 La photographie : une mémoire mensongère ?
3.4 De la caractérisation du je à une universalisation de l’écriture de soi
Conclusion 
Bibliographie

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