DES RACINES MATERNELLES HANTÉES

DES RACINES MATERNELLES HANTÉES

UNE FOLLE FILIATION LITTÉRAIRE

Sur la quatrième de couverture d’Un roman russe, nous pouvons lire : «La folie et Thorreur ont obsédé ma vie. Les livres que j’ai écrits ne parlent de rien d’autre. Après L’Adversaire, je n’en pouvais plus. J’ai voulu y échapper.» Cette courte citation est, à elle seule, le point d’ancrage du présent chapitre ; en faisant référence10 aux écrits antérieurs de l’auteur selon un mode d’intégration bien visible appartenant à l’intratextualité – forme particulière d’intertextualité, «qui consiste à mettre une oeuvre en rapport non pas avec les textes d’autres auteurs, mais avec les textes écrits d’une même main» (Martel, 2005, p.97) – cette citation me permet d’établir des ponts entre les différents textes d’Emmanuel Carrère, de relancer les oeuvres précédentes de l’auteur dans un tout nouveau circuit de sens puisqu’il arrive régulièrement que, dans ses récits auto/biographiques, l’auteur-narrateur renvoie la lectrice11 à ses différents et précédents écrits.

Le présent chapitre a pour objectif de faire ressortir l’immense place que prennent la folie, le mensonge, l’horreur et l’étranger en soi dans l’ensemble de l’oeuvre de l’auteurnarrateur et plus particulièrement dans les trois textes choisis qui forment chacune des trois parties de ce chapitre: La moustache (1986), La classe de neige (1995) et L’Adversaire (1999). Pris séparément, chacun de ces trois textes constitue à la fois sa propre origine et originalité, mais chacun d’eux s’inscrit en même temps dans une généalogie, c’est-à-dire qu’en ordre chronologique, le plus récent titre est toujours à la jonction du précédent «dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur» (Sollers, 1968, p.75). Plusieurs thèmes sont récurrents d’un texte à l’autre et c’est précisément ce qui m’intéressera ici. Mon analyse portera donc, dans un premier temps, essentiellement sur ces thèmes, c’est-à-dire sur la fascination de l’auteur-narrateur pour la folie, le mensonge, l’horreur et, aussi, l’étranger en soi. Dans un deuxième temps, je tenterai de démontrer comment d’un texte à l’autre ces thèmes se font de plus en plus présents, lourds, oppressants. Tout au long de ce chapitre, il va falloir envisager le parcours entre les trois différents récits comme une progression de la parole de l’auteur qui conduit vers une plus grande autoreprésentation et, aussi, une plus grande révélation du secret de famille honteux dont il sera question dans le chapitre suivant.

L’affaire de La moustache

La moustache n’est pas le premier texte d’Emmanuel Carrère, mais sans vouloir déprécier les deux précédentes fictions, L’amie du jaguar (1983) et Bravoure (1984), ce texte apparaît comme la pointe de l’iceberg enfin visible à la lecture d’Un roman russe. Annie Olivier l’a déjà bien formulé, dans toutes ses oeuvres, Emmanuel Carrère crée «un univers où soudain le quotidien bascule et débouche sur le mensonge, l’irréel, le mal et l’horreur» (2003, p.35), mais avant qu’elles prennent l’ampleur qu’on verra dans L’Adversaire, ces obsessions commencent à se développer dans La moustache. Dans ce texte, tout commence par une plaisanterie en apparence bénigne. Voulant surprendre sa femme et les gens de son entourage, le protagoniste12 décide de se raser la moustache qu’il portait depuis plus de dix ans. Une fois le geste accompli, sa femme (Agnès) ne remarque pas l’absence, cette «fausse absence de moustache» (Carrère13, 1986, p.14) ou plutôt, pense le personnage principal, feint de ne rien remarquer. La blague persiste le temps d’un souper avec des amis, mais au bout d’un moment, quand même, le «gag perd de son sel» (M, p.21) et remarquant «que c’est le plus intelligent qui s’arrête le premier» (M, p.25), il décide de questionner sa femme sur le sujet. Que quelqu’un se rase la moustache sans que ses proches ne s’en aperçoivent est une chose qui arrive relativement couramment Cependant, les choses se compliquent à partir du moment où l’entourage maintient très sincèrement que ce même personnage n’a jamais porté de moustache :

Un fait divers Dès le début de

La classe de neige, roman d’Emmanuel Carrère publié neuf ans après La moustache, de «pénibles impressions» (CDN, p.17) planent déjà sur le personnage principal, le jeune Nicolas. L’enfant s’apprête à partir en classe de neige avec l’école, mais plutôt que de voyager en autocar «comme tout le monde» (CDN, p.14), Nicolas est conduit par son père qui juge dangereux le moyen de transport : dix jours [avant le départ pour la classe de neige] s’était produit un drame, dont on avait montré des images aux informations télévisées : un poids lourd ayant percuté un autocar scolaire, plusieurs enfants étaient morts atrocement brûlés. (CDN, p.12) Une journée après l’arrivée des autres, Nicolas entre au chalet, mais remarque, trop tard, que son sac de voyage a été oublié dans le coffre de la voiture. C’est Hodkann, le caïd de la classe, qui se propose pour lui prêter un pyjama, alors que Patrick, un des moniteurs, n’attend pas le retour du père pour aller lui acheter les effets manquants. À partir de là, tout devrait bien aller pour Nicolas et pourtant, ce n’est pas le cas. Ses peurs d’enfant, entre autres celle «de mouiller son lit» (CDN, p.17), l’obsèdent et sont alimentées par les histoires d’horreur qu’il a déjà lues et dans lesquelles il se réfugie. L’imaginaire bascule douloureusement dans la réalité lorsqu’un enfant d’un village voisin, René, est porté disparu, puis retrouvé mort. Or, même si rien n’est confirmé explicitement, tout porte à croire que c’est le père de Nicolas qui a assassiné l’enfant. La menace que la lectrice sentait planer, quoi qu’imprécise, était donc bien réelle.

L’univers angoissant et cette adversité intérieure dont il était question dans La moustache prennent encore plus d’ampleur dans La classe de neige où de nombreux indices textuels permettent de situer avec certitude la source de l’épouvante comme provenant de l’intérieur de Nicolas. Dans ce récit, c’est de nouveau la narration à focalisation interne qui est privilégiée. Durand formule ainsi l’avantage de ce parti pris narratologique : «technique habile qui universalise une forme exemplaire de solitude essentielle et communique l’angoisse qui nourrit l’écriture» (2010, p.576). Cette perspective permet, en effet, de cibler un personnage bien précis et de le laisser baigner dans une constante incertitude. Si dans La moustache, l’architecte se débattait littéralement contre ses lubies, ici, ce sont des histoires de folie et d’horreur, autant de mythes et lectures que de contes et légendes urbaines, qui se conjuguent dans l’imaginaire de Nicolas et alimentent en même temps son imagination. Marie-Pascale Huglo parle de «papillonnement de fables qui surgissent dans une conscience repliée sur elle-même» (2004, p.135), mais au delà de l’intertexte «rumoral» qui habite continuellement le texte et alimente les craintes de l’enfant, dès le début de la classe de neige, de «pénibles impressions» (CDN, p.17), quelque chose de non défini, mais de violent plane dans le texte et épouvante Nicolas, bien conscient de cette menace :

L’Adversaire Publié en 2000,

L’Adversaire est le livre consacré à l’affaire Jean-Claude Romand. Le 9 janvier 1993, cet affabulateur a tué sa femme d’un coup de rouleau de pâtisserie à la tête, a abattu ses enfants par balles, a assassiné ses parents et leur chien, eux aussi, tués par balles et a finalement tenté d’étrangler sa maîtresse. Vingt et une heures plus tard, il a avalé des comprimés de Nembutal périmés de dix ans avant d’essayer de s’enlever la vie en mettant le feu à sa maison18. Les enquêtes ont révélé qu’il n’était pas chercheur à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) comme il le prétendait et, chose encore plus surprenante, qu’il n’était pas médecin comme tout le monde le croyait. Quelques coups de téléphone ont suffi pour que le mensonge de sa cuirasse se révèle: «tout ce qu’on croyait savoir de sa carrière et de son activité professionnelle était un leurre» (A, p.16-17). Il avait bel et bien commencé ses études à la faculté de médecine de Lyon, mais «avait cessé de passer ses examens à la fin de la seconde année et, à partir de là, tout était faux» (A, p. 17). Depuis dix-huit ans, il mentait à ses proches, les volait, les escroquait. Selon sa définition conventionnelle, un mensonge «sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. [Celui de Romand] ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand» (A, p.99-100).

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Table des matières

RESUME
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 UNE FOLLE FILIATION LITTÉRAIRE
1.1 L’AFFAIRE DE LA MOUSTACHE
1.2 UN FAIT DIVERS
1.3 L’ADVERSAIRE
CHAPITRE 2  DES RACINES MATERNELLES HANTÉES
2.1 UN ROMAN À LA DOSTOÏEVSKI 37
2.2 LE SECRET DE LA FAMILLE ZOURABICHVILI
2.2.1 LE SECRET DE FAMILLE SELON ABRAHAM ETTOROK
2.2.2 LE FANTÔME
2.2.3 UNE MÉMOIRE FAMILIALE
2.3 LA HONTE
CHAPITRE 3  LES SUINTEMENTS DU SECRET
3.1 KOTELNITCH : L’ENDROIT POUR COMBATTRE
3.2 ENTERRER UN FANTÔME
3.3 L’APRÈS ROMAN RUSSE
CONCLUSION
ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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