Des aristocrates de papier. Trois figurations littéraires de nobles à la fin de l’Ancien Régime (Besenval, Polignac, Richelieu)

Une apparition à la Vaubyessard
Un soir de fin d’été en Normandie, sous la Monarchie de Juillet, M. le marquis d’Andervilliers donne un bal dans son château de la Vaubyessard. Pendant le dîner, une jeune bourgeoise, épouse de l’officier de santé de Tostes, observe la scène étrange qui se déroule sous ses yeux :

Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du Marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines!

Spectacle saisissant en effet que cette figure du vieux duc de Laverdière, qui vient nourrir la rêverie de l’héroïne par l’évocation d’un temps révolu et glorifié, « extraordinaire et auguste », qu’on appelle l’Ancien Régime. À bien y regarder, toutefois, on constate que le dispositif narratif mine de l’intérieur la rêverie du personnage. Derrière l’ébahissement d’Emma Bovary se cache une réalité nettement moins glorieuse : le duc de Laverdière, dont l’onomastique annonce, sur un mode comique, la réputation de séducteur turbulent et querelleur, représentant décati de ceux que Benedetta Craveri appelle les « derniers libertins », est décrit comme un homme diminué, que son grand âge rabaisse au statut d’enfant. Le glorieux noble d’antan n’est plus qu’un vieillard sénile qui mange salement, sous la surveillance étroite de ses domestiques. Il faut ajouter par ailleurs à cette description le contraste qui s’impose entre le beau-père et le gendre : si le duc de Laverdière apparaît comme un ultime survivant de la cour de Versailles, le marquis d’Andervilliers est, quant à lui, particulièrement représentatif d’une noblesse qui a su s’adapter aux transformations sociales et politiques profondes issues de la Révolution et qui accepte de s’insérer dans le nouveau jeu démocratique. Imagine-t-on l’invitation d’un officier de santé de chef-lieu de canton et de son épouse au bal d’un marquis sous Louis XVI (1754-1793) ? Sous Louis-Philippe (1773-1850), c’est non seulement envisageable, mais absolument nécessaire, surtout lorsque, comme M. d’Andervilliers, on prépare « de longue main sa candidature à la Chambre des députés».

C’est qu’un phénomène historique majeur vient s’interposer entre ces deux spécimens particuliers de nobles : la crise extrêmement profonde que connaît leur groupe social durant la Révolution française. La noblesse, second ordre de la société traditionnelle, apparaît en effet comme l’une des principales cibles du processus révolutionnaire. Celui-ci est scandé par quelques actes législatifs symboliques à l’encontre de ce groupe : l’abolition des privilèges, votée par l’Assemblée nationale dans la nuit du 4 août 1789, met fin à sa prééminence sociale et politique , tandis que le décret du 19 juin 1790 abolit la noblesse héréditaire ; le 16 octobre 1791, l’Assemblée interdit de porter des titres de noblesse, puis décide la destruction des archives des ordres de chevalerie et des archives généalogiques les 16 et 24 mai 1792 ; le 27 germinal an II (17 avril 1794), un décret adopté par la Convention exclut les nobles de toute institution politique et les bannit du territoire national . Si quelques-uns et quelques-unes choisissent de participer, à des degrés divers , au processus révolutionnaire, au prix d’un renoncement parfois radical à leur identité sociale, la plupart des nobles sont contraints à l’émigration ou à l’exil intérieur. Les années révolutionnaires, y compris celles du régime napoléonien , constituent une période d’effacement durable pour la noblesse traditionnelle . Il faut attendre la restauration des Bourbons en 1814-1815 pour qu’elle retrouve, en partie seulement, sa place et son prestige d’antan.

Et pourtant, dans le roman de Gustave Flaubert (1821-1880) publié en 1857, la noblesse fait rêver la jeune bourgeoise qu’est Emma. Et cette rêverie semble s’appuyer sur un certain nombre de notations bien précises. Ainsi, l’existence « bruyante de débauches » du vieux duc paraît appartenir au monde des livres ; cette vie « pleine de duels, de paris, de femmes enlevées », se situe entre le roman libertin et le roman picaresque. Les noms propres contribuent par ailleurs à structurer poétiquement cette évocation : en particulier ces désignants typiquement nobles qui, conformément à ce privilège consistant à porter le nom de la terre des ancêtres, sont à la fois des toponymes et des patronymes (Conflans, Vaudreuil) et renvoient à des personnages fameux des dernières décennies du XVIIIe siècle – Armand-Louis de GontautBiron, duc de Lauzun (1747-1793), Marie François Henri de Franquetot, duc de Coigny (1737-1821), ou encore Charles-Philippe de France, connu sous le nom de comte d’Artois lors du règne de son frère aîné Louis XVI, le futur Charles X (1757 1836). À la manière du nom propre chez Marcel Proust, décrit par Roland Barthes comme « la forme linguistique de la réminiscence », ces références fonctionnent comme des embrayeurs de fantasmes : ils renvoient vers un temps révolu, celui de la noblesse versaillaise qui entourait Marie-Antoinette (1755-1793) – devenue elle même une figure particulièrement à la mode sous le Second Empire, au moment de la publication de Madame Bovary. Le passage au discours indirect libre qui conclut l’épisode exprime bien l’effarement d’Emma devant le duc de Laverdière : « Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines ! » .

Il est particulièrement frappant de noter que cette fascination se retrouve chez une autre bourgeoise, en chair et en os celle-là. Elle vit quant à elle à Paris, au début du règne de Louis XVI. En 1774, le tailleur Montjean, son époux, lassé de ses incartades, cherche dans l’écriture d’un journal manuscrit un palliatif de ses tourments. Il y raconte, par le menu, le refus catégorique de travailler que manifeste Mme Montjean : celle-ci préfère les soupers fastueux et les escapades en bonne compagnie sur les bords de Seine, à Auteuil ou à Saint-Cloud, qui grèvent le budget domestique et font encourir au ménage et à la boutique des Montjean le risque d’un scandale public. Analysant cet étonnant égo-document, Arlette Farge insiste sur la manière dont le mode de vie nobiliaire vient susciter la rêverie – et, en l’occurrence, nourrir la révolte – de Mme Montjean. Si la promenade des dames de la cour dans les lieux parisiens à la mode, comme les Tuileries ou les Champs-Élysées, donne une occasion aux femmes du peuple de nourrir le fantasme d’une vie meilleure, plus douce et plus confortable, dans le cas de Mme Montjean cette expérience ne s’arrête en effet pas à la simple contemplation. Celle-ci ne peut se contenter de voir ou même de « toucher les étoffes […], elle veut en être parée. Le monde aristocratique possède pour elle l’impensable et le désirable : les carrosses, les taffetas, les domestiques en livrée, les formes exacerbées de la vie libertine . » De manière très significative, l’oisiveté rêvée de Mme Montjean s’articule au modèle d’un « savoir vivre libertin  » qui, comme le signale Arlette Farge, est lui-même l’« imitation exagérée » d’un modèle fantasmatique, figuré par des images et des représentations proliférantes qui prennent la noblesse pour objet. Il y a donc, outre leur condition de femmes bourgeoises, un point commun entre Emma Bovary et Mme Montjean : toutes deux étaient leur rêverie sur un ensemble de représentations, composé de noms, d’images, de références ou de récits, qui composent et structurent un véritable imaginaire de la noblesse d’Ancien Régime.

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Table des matières

INTRODUCTION
Préambule Noblesse ou aristocratie ? Des catégories piégées
PREMIÈRE PARTIE DES VIES EN TEXTES
Chapitre 1 Un maréchal en quête d’auteurs
Chapitre 2 Comment (ne pas) écrire quand on est noble à la fin de l’Ancien Régime
Chapitre 3 Porosité du réel et du romanesque
DEUXIÈME PARTIE ATTAQUER DES CORPS
Chapitre 4 Homosexualités stigmatisées
Chapitre 5 Gynécocratie
Chapitre 6 Inhumaine aristocratie
TROISIÈME PARTIE RÉCITS, ANECDOTES ET BIOGRAPHÈMES
Chapitre 7 L’anecdote comme enjeu de pouvoir dans l’économie politique de la société de cour
Chapitre 8 Dévoiler et peindre : le régime procopien de l’anecdote
Chapitre 9 Le mémorial d’un monde perdu
CONCLUSION GÉNÉRALE

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