Déplacer le regard : du champ ethno-anthropologique au champ cinématographique

Filmer, coûte que coûte

L’ignorance soigneusement cultivée à l’égard des disciplines ethno-anthropologiques pendant le régime fasciste et dans l’immédiat après-guerre, mène au phénomène tragique contemporain qu’est la disparition de cette culture subalterne. Pourtant, même si leur fréquence a diminué, les rites sont encore là, ils appartiennent au présent. Et c’est dans cette perspective que certains cinéastes souhaitent les aborder : l’objectif n’est pas de cristalliser ces rites comme les traces d’un passé considéré comme obsolète, mais de les faire reconnaître comme une culture légitime à être considérée dans la pluralité des cultures italiennes. Il s’agit donc d’un cinéma de la contemporanéité qui souhaite montrer la richesse culturelle qui domine dans cette « zone grise » de l’Italie, et de montrer une alternative à la modernité néocapitaliste qui n’est alors pas la seule motrice et dont les métamorphoses ne sont pas que bénéfiques et contrôlables. Les territoires mutent, mais ces cinéastes choisissent de révéler au grand jour une réalité à laquelle ils insufflent une valeur de résistance contre l’aseptisation culturelle en marche. Il y a chez certains une volonté d’offrir d’autres perspectives, et de faire en sorte que le Mezzogiorno ne soit plus forcément perçu comme un monde dominé par la nature. Néanmoins, il y a chez les cinéastes désignés comme « demartiniens » une forte diversité des formes et quelques divergences de points de vue sur leur propre époque et sur le Mezzogiorno. D’autres vont au contraire insister sur les conditions déplorables de ces paysans, pour en dénoncer l’abandon par le système étatique. Ainsi ces films ne peuvent être abordés sur un plan unique : nous pourrons par exemple parler de films « plus demartiniens » que d’autres. Cette nuance relevée, tous souhaitent avant tout retisser le lien entre l’humain et le paysage, redonner une visibilité à ces paysans et dépeindre un aspect en particulier de cette société « de passage » où l’antique et le moderne coexistent. Ainsi, ces cinéastes se font contemporains au sens où Giorgio Agamben le pense :
« La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain9. […] Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité. »
Mais aujourd’hui, ces films se révèlent inévitablement comme la contemplation de la mort d’une culture, dévorée par les logiques d’une société nouvelle en cours d’édification, qui détruisent peu à peu celles de la communauté méridionale.
Certains cinéastes « demartiniens » font le choix de rendre compte de la misère – pas seulement matérielle – de ces paysans tombés dans l’oubli, relégués hors du monde et de l’histoire, et filment alors la quotidienneté, à la recherche « [d]es symptômes d’un temps, d’une société ou d’une civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire ». Ils filment les lieux et les paysages qu’hantent ces hommes, ces femmes et ces enfants amochés : les maisons au sol en terre battue, la promiscuité avec l’âne et les poules, l’unique assiette que toute une famille se partage. Il y a donc là une forte dimension politique de dénonciation de la misère de ce peuple, qui subira d’ailleurs la censure étatique dont le genre documentaire est l’une des principales cibles. De format court, et toujours associé à un long-métrage de fiction lors des projections en salle, le documentaire était en effet devenu un genre fréquemment sifflé et « synonyme d’ennui », ramené au rang de « cinéma mineur ». Ces documentaristes doivent faire face à un système méritocratique multipliant les contraintes exercées sur la production et la distribution. À contre-courant de l’industrie cinématographique et de la pensée dominante diffusée sur le Mezzogiorno, ils vont pourtant parvenir à créer un espace alternatif dans l’optique de faire valoir leurs regards nouveaux sur le cinéma et leur culture. Les écrits d’Ernesto De Martino leur apparaissent comme une clé qui leur permet d’aller filmer l’état du monde méridional, qui leur donne aussi l’occasion de sortir des cadres cinématographiques conventionnels, de créer des objets hybrides, nouveaux, presque inclassables pour certains.

« Demartinien-ne(s) » ?

En Italie, une vingtaine d’années après la production de ces films – et la disparition d’Ernesto De Martino en 1965 –, de nouveaux questionnements en matière d’anthropologie visuelle font surface. C’est à cette occasion que les six cinéastes et neuf court-métrages de notre corpus, réalisés entre 1954 et 1962, sont regroupés sous la dénomination « demartinienne ». Si au premier abord cette convergence semble tout à fait justifiée, nous verrons que ce regroupement ne va pas totalement de soi. La quasi-totalité des génériques de ces documentaires indiquent en effet la « consultation scientifique » d’Ernesto De Martino. Mais qu’en est-il exactement ? Si tous ont un lien incontestable avec les recherches demartiniennes, nous verrons que la rencontre s’opère de différentes manières, et prend diverses formes. En outre, la cinématographie « demartinienne » se développe entre les années 1950 et le début des années 1960 qui voient l’introduction de nouvelles techniques dans le monde du cinéma, celle des dispositifs visuels et sonores légers. Par conséquent, les formes esthétiques qui composent la cinématographie « demartinienne » sont multiples. Nous tenterons donc de déconstruire cette « unité » afin de révéler l’originalité de chacun de ces films.

La communauté ethno-anthropologique leur attribue la qualification de films « ethnographiques ». Certes, ces images étaient déjà chargées à l’époque d’un fort caractère mémoriel, et apparaissent aujourd’hui comme les uniques documents filmés témoignant des pratiques d’une culture disparue. Leur geste documentaire n’est pourtant ni ethnographique, ni anthropologique, et de nombreux éléments sont à l’appui pour contester ce caractère qui leur est assigné. Les cinéastes jouissent d’une grande liberté – entravée tout de même par le système de production – dans leurs choix, sans se soucier des règles du genre dit « ethnographique ». Sans la moindre formation en ethno-anthropologie, ils ne revendiquent pas leur cinéma comme tel mais, comme « quelque chose d’autre13 » ; ils ne cherchent en aucun cas à respecter l’écoulement du temps réel ni la distance entre le filmeur et le filmé qu’exige le genre ethnographique. Leur caméra n’est en effet ni observatrice, ni participante. Les rites sont effectués – en grande majorité – uniquement pour la caméra, sans prises directes, sans actions qui se déroulent indépendamment du film. Leur regard n’en est pas pour autant statique. Ils s’écartent d’une position scientifique et méthodique, avec l’idée que cette réalité, incertaine et transitoire, ne parle pas seule. Néanmoins, ils n’exposent pas tous ces rites comme les rémanences d’une civilisation archaïque et barbare. Chaque cinéaste, à sa manière, réélabore ce que propose le réel et s’applique à renouveler le regard du cinéma sur l’homme, dans une volonté d’« expliquer la surface par les couches souterraines et reconstituer des mondes à partir de leurs vestiges ». Le programme de ces cinéastes est alors – si l’on emprunte les mots de Jacques Rancière – « littéraire avant d’être scientifique», ce qui n’est pas sans faire écho à l’oeuvre de De Martino. Par une liberté dans le cadrage et dans le montage visuel et sonore, ils créent ainsi des espaces et des temps nouveaux. « Quelque chose d’autre » donc, qui serait « la conséquence d’un choix plus radical, impliquant une mise en cause du système dans lequel on est né et où on a grandi16 » tel que Cecilia Mangini l’exprime, en empruntant les mots de Claude Lévi-Strauss s’interrogeant lui-même sur les fondements de l’anthropologie. Les cinéastes auxquels notre travail est consacré interviennent ainsi sur la réalité pour en donner une vision poétique et politique, offrant parfois à ces corps dépossédés l’espoir d’une réappropriation possible.

LE FILM « DEMARTINIEN » AU PRISME DE L’HISTOIRE CULTURELLE ITALIENNE : VERS UN RENOUVEAU DU CINÉMA DOCUMENTAIRE ENGAGÉ

Dans le déroulement de cette première partie essentiellement historique, nous nous appliquerons, dans un premier temps, à l’élaboration d’un panorama des diverses représentations plus ou moins fidèles du Mezzogiorno et de sa brava gente à l’écran, entre anthropologie visuelle et cinéma. Dans un second chapitre, nous traverserons le parcours et l’oeuvre d’Ernesto De Martino afin de comprendre l’importance de ses apports en matière d’ethno-anthropologie. Nous définirons ensuite sa théorisation de l’horizon mythico-rituel comme solution à ce qu’il nomme la « crise de la présence ». Pour en venir, dans un troisième chapitre, à l’influence qu’il eut sur les cinéastes de notre corpus qui le rejoignirent dans son implication politique et sa volonté de révéler la réalité du Sud du pays afin de l’inscrire dans la mémoire et l’histoire collectives.

Pour une anthropologie visuelle du Mezzogiorno

En 1911, Lamberto Loria, président du comité d’organisation de l’Exposition Ethnographique Italienne, propose à l’assemblée le projet « cinematografo etnografico ». Intéressé par les apports que pourraient avoir les appareils cinématographiques à la science, Lamberto Loria déclare que les chercheurs italiens ont tendance de ne s’intéresser qu’aux aspects littéraires du folklore : chants, proverbes, fables etc. Il insiste alors sur la nécessité d’étudier également les éléments vocaux et gestuels, invitant à appliquer aux études des traditions populaires une méthodologie s’appuyant sur l’usage d’appareils d’enregistrement. Cette même année, il engage des accords avec la société Pathé afin d’embaucher des opérateurs dans l’intention de créer un corpus filmique représentant la pluralité culturelle italienne. Son projet est alors de « présenter au public une série de documents cinématographiques qui illustreraient, pour chaque région italienne, les fêtes et les cérémonies les plus significatives d’un point de vue ethnographique dans le but de “donner des usages, des coutumes, des industries caractéristiques” des différentes zones ethnico-culturelles qui forment la mosaïque de la nation italienne. » Le ministère de l’Instruction publique n’accepte pas le projet. En effet, malgré l’arrivée des appareils cinématographiques, les chercheurs italiens dédaignent leur existence et les éventuels avantages méthodologiques qu’ils pourraient apporter à leur domaine de recherche. L’ethno-anthropologie est considérée comme une science de l’écrit, et le langage filmique est inexploré par méfiance ou ferme opposition.
En parallèle, une cinématographie à caractère social et ethnographique du Mezzogiorno est tout de même entreprise par Giovanni Vitrotti, un opérateur-réalisateur très actif entre 1906 et 1915. Malgré la perte de la majeure partie de ces vues, leurs titres laissent entendre que le Sud de l’Italie – et son folklore – faisait l’objet d’un intérêt particulier : Tarantella (1906), Festa di San Nicola a Bari (Fête de Saint Nicolas à Bari, 1909), Processione a Taranto (Procession à Taranto, 1909), Religione e superstizione (Religion et superstition, 1911), Fra i monti della Calabria (Sur les monts de la Calabre, 1912), Paesi e costumi sardi (Vill

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