Dépasser les espaces domestiques comme principal lieu d’étude des compteurs communicants

Le 18 mars 2009, Jean Vigneron, directeur du projet de comptage communicant Linky de l’entreprise de distribution d’énergie ERDF (filiale du Groupe EDF), prenait la parole au cours de la première conférence de presse relative aux expérimentations d’un nouveau type de compteur d’électricité numérique, organisée dans la ville de Tours en Indre-et-Loire . On se trouve un an avant l’installation des premiers compteurs lors de la phase expérimentale organisée en Indre-et-Loire et dans la métropole du Grand Lyon et six ans avant le lancement officiel du déploiement des compteurs Linky sur l’ensemble du territoire (en 2015) : il s’agit du tout début des présentations officielles de la mise en place du programme industriel du compteur communicant (smart meter en anglais) qui se déroulera, si l’expérimentation est validée par les pouvoirs publics, sur l’ensemble du territoire. À cette occasion, le responsable dévoile le nom de ce compteur pour la première fois devant les journalistes, les élus locaux et les industriels : ce sera « Linky ». D’après le dossier de presse, ce nom incarne les valeurs du projet : « au service de tous, qui crée du lien, communicant, innovant » .

« Ce compteur est une révolution technologique pour les clients et les acteurs de la chaîne électrique », déclare alors Jean Vigneron. Il poursuit : « Aujourd’hui, changer de puissance [électrique]  demande deux à cinq jours de délai. Désormais, en deux heures, le changement est effectué. Les techniciens interviennent directement, sans se déplacer ». Le responsable présente ses fonctions : l’appareil permet de recevoir et transmettre des données à distance sans l’intervention d’un technicien, notamment les « index » de consommation, correspondant aux quantités d’électricité consommées et utilisées par les fournisseurs d’énergie pour calculer les montants des factures d’électricité. Les compteurs sont ainsi connectés à de nouveaux systèmes d’information, constituant la première étape de la mise en place de réseaux intelligents, hybridant les réseaux d’électricité aux réseaux numériques. Il poursuit la conférence de presse : « Équipé d’un micro-ordinateur, il permet de mieux maîtriser sa consommation, réduit le temps d’intervention et améliore la facturation. » Ce compteur est paré de nombreuses promesses : cette technologie permettrait la fin des factures d’électricité estimées sur la base des consommations antérieures, l’optimisation de délais d’interventions, la possibilité d’une meilleure maîtrise de la consommation individuelle avec l’ambition d’une réduction de 5 à 15 % de consommation d’énergie.

Il faut croire que la présentation est convaincante : à l’issue de la conférence de presse, les médias locaux , mais aussi des titres de presse nationale comme Le Parisien ou Libération relaient les informations liées à ce « compteur du futur », qui pourrait être muni d’une clé USB (Fig. 1). Les journalistes mentionnent à travers des adjectifs positifs une « révolution technologique » pour les clients, un produit de fabrication française « au look rajeuni », un « bijou de haute technologie ». Ils souhaitent un « avenir radieux » à ce projet de renouvellement des trente-cinq millions de compteurs d’électricité.  En mars 2010, l’année suivante, les premiers compteursinstallés sont de nouveau encensés par la presse : ils sont esthétiques, chaleureux et modernes. Les journalistes recueillent les commentaires optimistes des premiers clients des zones pilotes appréciant la dimension connectée et de pouvoir être facturés non plus sur estimation, mais d’après leur consommation réelle.

Neuf ans plus tard, c’est une tout autre scène à laquelle on assiste dans la presse locale. Le 24 septembre 2015, le conseil municipal de Saint-Macaire en Gironde vote à l’unanimité le refus de l’installation de compteurs communicants en cours de déploiement national aux 35 millions de foyers français . Cette commune est la première en France qui rejette ce type d’installation et le moratoire municipal fera l’objet d’une couverture médiatique, notamment dans les journaux télévisés. La captation des données personnelles, dans le cadre d’un service public de l’énergie, est l’une des critiques. La numérisation du secteur de l’énergie est dénoncée à travers la diffusion des compteurs communicants. Stéphane Lhomme, un des élus, est un militant antinucléaire de longue date en France. Il élabore un blog recensant l’ensemble des communes anti-compteurs communicants  et collectant un grand nombre de données sur le sujet : articles de presse, textes de lois, vidéos, délibérations municipales de communes « anti-Linky », etc. Il met également à disposition des dossiers pratiques aux équipes municipales et des citoyens susceptibles de s’opposer au déploiement du compteur Linky, des conseils pour démonter le compteur Linky et replacer l’ancien compteur, les vidéos de ses conférences publiques, etc. Il conçoit aussi une liste destinée à comptabiliser semaine après semaine les communes opposantes ainsi qu’à enregistrer le registre des délibérations. Cette opposition a inspiré d’autres communes : en septembre 2018, entre 685 et 765 communes ont voté des moratoires pour que le service public arrête les installations de compteurs communicants. Depuis fin 2015, les maires, mais aussi les collectifs militants ou les citoyens des mouvements Stop Linky s’appuient largement sur ce site pour s’informer et relayer leurs revendications. Que s’est-il donc passé pour que la promesse industrielle (raccourcissement des délais, facturation sur consommations réelles, etc.) et écologique (optimisation des consommations énergétiques) encensée à Tours et ailleurs, à destination du plus grand portefeuille de clients français, se transforme en un objet de contestation ?

Le 17 novembre 2016, le juge des référés du Tribunal de grande instance de Grenoble ordonne à un gestionnaire d’immeubles dans la région Auvergne Rhône Alpes le retrait d’un compteur communicant d’eau. La plaignante, Christine, reconnue électrohypersensible par plusieurs médecins, est représentée par Me Joseph de l’association anti-ondes Next-up créée en 2005. Ces derniers constatent l’aggravation de troubles médicaux (maux de tête, troubles de la vue, etc.) à la suite de l’installation de l’appareil. Un compteur d’eau sans fil (avec un système de téléfréquences) avait été effectivement posé en 2012 dans l’appartement. Le journaliste du Dauphiné qui couvre l’affaire indique que la plaignante était contrainte de dormir dans sa voiture la nuit pour trouver le sommeil et échapper aux symptômes . Le juge demande le retrait du compteur d’eau communicant au profit d’un compteur à relevé annuel classique. Un an plus tard, le 20 septembre 2017, il ordonne dans une nouvelle décision l’interdiction de pose du compteur Linky chez la même personne. La décision est claire. Elle pourrait faire jurisprudence (ou pas) : pas de compteur communicant d’électricité (Linky), de gaz (Gazpar) ou compteur télérelevé d’eau dans l’appartement de Christine. Comment est-on passé de la cause médiatique du sujet Linky à un droit de retrait des compteurs communicants pour cette personne atteinte d’une maladie actuellement contestée, l’électrohypersensibilité ?

Le 30 avril 2018, un installateur de l’entreprise INSIEMA, prestataire déléguée pour la pose des compteurs Linky pour le compte d’ENEDIS (dénommé ultérieurement ERDF) , est agressé par deux personnes dans la commune Bagnols-en-Forêt dans le Var . Le technicien se trouvait à l’extérieur de la maison d’un client et était en train d’installer un compteur Linky. D’après la radio France Bleu Provence, une voiture qui passait devant la maison s’est arrêtée. Le couple se trouvant à l’intérieur est sorti de la voiture et a pris violemment le technicien à parti. Son badge est arraché et il a notamment reçu une gifle et un coup de tête lui valant des points de suture ainsi qu’une hospitalisation. Il a également été menacé de représailles par le conducteur. Le directeur régional d’ENEDIS Côte d’Azur, Bernard Mouret, a condamné ces actes de violence dans la presse et a demandé un rendez-vous au maire de Bagnols-en Forêt qui avait déposé une délibération anti-compteurs communicants deux ans auparavant, le 1er juin 2016. L’agresseur présumé est un conseiller municipal de cette commune et une plainte a été déposée par ENEDIS contre lui pour violences. Celles-ci avaient entraîné une Incapacité temporaire de travail (ITT). A contrario, la presse locale rapporte également entre 2017 et 2018 que certains clients se sont plaints contre certains agissements, jugés violents de la part d’installateurs de compteurs Linky dans leur domicile (installation des compteurs placés en extérieur des domiciles pendant l’absence des clients, coffret de compteur détérioré, menaces et provocations du technicien, etc.) . Comment est-on passé à des moments de tensions, voire de violence dans la relation de service personnels de terrain-clients alors que les premières installations de compteurs Linky en 2010 s’étaient déroulées calmement avec des avis positifs de consommateurs ?  Quoique très différents les uns les autres, ces quelques exemples suggèrent que les compteurs communicants échappent aux seuls intérêts des concepteurs. Les compteurs sont au cœur des pratiques et des représentations d’un grand nombre d’acteurs qui s’inscrivent dans des mondes sociaux très variés. Protection des publics vulnérables (pauvres, électrohypersensibles, ouvriers), respect de la vie privée, protection de la santé humaine, marchandisation de l’accès à l’énergie : ces exemples laissent aussi entrevoir, en apparence, des sujets de débats éloignés les uns les autres pour lesquels le compteur Linky devient le révélateur de nouvelles interrogations en tant qu’infrastructure de numérisation du monde de l’énergie.

Dès le printemps 2010, journalistes, élus locaux, clients, membres d’associations s’interrogent. Dans la foulée de l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz pour les particuliers telle qu’actées dans le Traité de Lisbonne du 1er juillet 2007, une nouvelle technologie semble contaminer la France : l’invasion des compteurs Linky. Leur implantation fait l’objet de mobilisations sociales. Elles ont d’abord émergé en 2010 et 2011 avant de s’intensifier à partir de la fin de l’année 2015 pour devenir un affrontement médiatique et citoyen sur le thème de la santé, du numérique et de l’énergie. Ces controverses qui semblaient en apparence indépendantes les unes des autres se renforcent, comme précisé plus loin dans le manuscrit, dans le même temps les unes les autres. Ainsi, ceux ou celles qui ne laissent pas entrer dans leur domicile les professionnels chargés de l’installation peuvent faire appel à l’un ou plusieurs de ces registres de dénonciation. D’abord accusé d’être une technologie déshumanisée, inadaptée aux clients ruraux, le compteur Linky a ensuite été critiqué comme objet « connecté » et entièrement à la solde du marché avant d’être remis en question lors de son lancement, il est dénoncé par les organisations militantes inquiètes sur les risques sanitaires relatifs aux ondes électriques. Le compteur Linky n’a ainsi cessé de susciter des controverses tout au long de sa trajectoire, et ce, depuis son lancement expérimental en 2010.

DÉPASSER LES ESPACES DOMESTIQUES COMME PRINCIPAL LIEU D’ÉTUDE DES COMPTEURS COMMUNICANTS 

Les travaux sur les usages des compteurs restent peu nombreux avant les premières études en sciences sociales, à partir des années 2000, sur les compteurs communicants dans les foyers. Ces travaux sont souvent initiés par commande publique auprès des chercheurs en sciences sociales et en partenariat avec les entreprises du secteur de l’énergie. Du côté de la sociologie des usages, peu d’études se concentrent sur les appropriations des compteurs, qu’elles soient domestiques ou professionnelles. Si la fonction du compteur a pu être abordée dans certains textes (Euzen, 2012 ; Lévi et Euzen, 2013 ; Martin, 2013) presque exclusivement à l’occasion d’études axées sur l’étude des usages énergétiques, c’est principalement pour l’envisager en tant que simple outil de calcul et de facturation dans les espaces intimes et domestiques ou pour le contenir dans une apparente banalité du quotidien (de Certeau, 1990, p. 95). Pendant longtemps, on ne voit pas non plus quels usages domestiques auraient pu être faits de ces appareils. Les chercheurs ont privilégié les études de la vie domestique et des usages de l’énergie dans une perspective de sociologie des usages, d’anthropologie économique et de la sociologie de la consommation (Desjeux, Berthier, Jarrafoux, et al., 1996 ; Kaufmann, 1997 ; Subrémon, 2009). D’autant que comme le montre Barraqué dans le cas du compteur d’eau (souvent collectivisé à l’ensemble des consommations d’un immeuble), la technologie n’a pas été pensée et conçue initialement comme une interface de suivi de consommation pour les usagers, mais comme un outil de mesure et de calcul pour les entreprises (Barraqué, 2011, 2013). Plus rarement, le compteur est abordé en ethnologie urbaine (Lepoutre, 2010, p. 340) sous l’angle de réappropriations illicites et de partage de l’électricité entre voisins chez les populations pauvres des sixièmes étages dans les immeubles haussmanniens de Paris . Les travaux en sociologie du squat évoquent une émancipation sociale via une économie de la gratuité (Gaillard, 2013, p. 457). Elle suppose des habiletés techniques et des formes d’apprentissages de raccordements, de branchements sauvages au réseau et de resquilles au compteur avec lesquelles les clients s’offrent l’électricité et l’eau (Bouillon, 2007, p. 421 ; Gaillard, 2013, p. 352 ; Lees, 2014, p. 286).

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Table des matières

Introduction
1. Dépasser les espaces domestiques comme principal lieu d’étude des compteurs communicants
2. Les dénonciations de compteurs ne sont pas nouvelles
3. Une étude de la mise en société du compteur communicant
4. Méthodologie, terrains, matériaux
5. Organisation du manuscrit
Chapitre 1 — Des contrats à forfait au compteur électronique (1880-2004)
1. Des contrats à forfait à la multiplicité des compteurs des compagnies privées (1880-1946)
2. Le tournant de l’unification des réseaux (1946) et d’un comptage unique : le compteur bleu électromécanique (1963)
3. Crise économique et opportunités de l’électronique : du compteur à prépaiement au compteur électronique (1985-2004)
Chapitre 2 — En haut, les professionnels des projets techniques et commerciaux du compteur communicant
1. Une brève histoire politique de la mise en place du projet du compteur communicant
2. La politique des données, entre efficacité écologique et tarification
3. Diversité des modèles d’appropriation et de distanciation du compteur
Chapitre 3 — Sur le côté, les déçus et les réfractaires du compteur Linky
1. Engagements multiples, cause unique : un travail d’intégration des enjeux citoyens pour la requalification du compteur linky
2. La médiatisation du compteur communicant
3. Prédispositions aux engagements et variable locale
4. Expertises et mobilisations locales à l’encontre du compteur Linky
Chapitre 4 — En face, les professionnels de terrain
1. La localisation des compteurs traditionnels vue comme un probleme de production
2. L’entrée des services de proximité dans le projet du compteur Linky
3. Une technologie à l’épreuve du travail : mettre à distance le client au nom de la relation de service
Chapitre 5 — Tout en bas, les foyers
1. Les usages et non-usages du compteur d’électricité
2. L’arrivée du compteur Linky : des reconfigurations de la relation de service
3. Les régimes de dénonciation autour du compteur Linky
4. S’informer par les lanceurs d’alertes, mobiliser à son tour ses réseaux sociaux et sa ville
Conclusion
1. Une infrastructure controversée à la croisée des mondes numériques et de l’énergie
2. Le phénomène Linky à réancrer dans des transformations sociétales plus larges
3. Retour sur le terrain et mises en perspectives
Bibliographie

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