Définir la ”langue bretonne”

Préambule : je n’ai jamais parlé le bon breton

le bon breton, celui que tout le monde comprend, ce n’est jamais le vôtre, [. . . ] et le barzh difazier, le « barde correcteur » ne manque jamais d’apparaître au fond de la salle pour corriger vos fautes. Guyonvarc’h 2000 : 5

Né à Saint-Brieuc, j’étais mal parti pour pouvoir un jour revendiquer connaître un breton « authentique » et « légitime » depuis ma plus tendre enfance : il s’agit d’un territoire de HauteBretagne, le vernaculaire qu’on y parle est le gallo. N’ayant pas de famille bretonnante, je n’aurai pas le privilège de pouvoir plus tard me targuer d’avoir appris un breton « véritable » et « vivant » dans un environnement « naturel » et « populaire ». Scolarisé dans le réseau Diwan de 1990 à 2004, j’y appris donc le breton par la voie scolaire : tableaux des verbes et des mutations, catégories grammaticales, étude de livres en breton. Lorsque enfant je souhaitais tenter de converser en breton avec des adultes dont je savais qu’ils l’avaient appris dans leur enfance, j’essuyais toujours des réticences : « N’eo ket memes brezhoneg » (ce n’est pas le même breton), me disait-on. C’est dans ces échanges que j’appris qu’en fait la langue que l’on m’avait enseignée était un breton « chimique », « littéraire », ou « unifié ». C’était aussi un breton « de nulle part » : langue d’un locuteur de zone gallophone, qui a fait sa scolarité dans le trégor puis le poher, formé des enseignants tour-à-tour bigoudennophones, vannetophones, léonophones, centrebretonnophones, ou de nulle-part-ophones, comme leurs élèves. Pourtant, ces élèves parlant un breton que l’on disait « sans saveur », « sans caractère », voire « artificiel », pouvaient eux-mêmes se venger en répétant moqueusement et sans trop de recul quelques jugements qu’ils entendaient par certains adultes : tel enseignant était surnommé « tcheu-tcheu » parce qu’il parlait le breton vannetais, de tel autre on pouvait rire lorsque, devant donner la traduction de gingembre, il ne pouvait trouver que le mot — évidemment « français » — jiñjambrenn. Les élèves s’amusaient alors à parodier ce « breton Favereau », comme l’appelaient les enseignants, en appliquant par dérision la méthode à tous les mots commun : « table » devenait tablenn, et « chaise » chezenn, pour rigoler  . Lorsqu’un enseignant nous apprenait que, si nous avions appris que l’infinitif avait une forme comme kanañ, les locuteurs de certaines régions disaient plutôt kano, kaniñ, kaneu, ou kaneiñ, alors, incrédules face à ce relativisme qu’on nous présentait, et toujours par un sens de la dérision qui semblait aux élèves être une des marques suprêmes d’intelligence, fusaient de nouvelles formes parodiques, kanu, kanou, kanoï, etc., toujours pour défendre par l’absurde la forme de breton à laquelle l’école nous avait formés. En dehors de l’école, on s’entendait dire que l’on avait un mauvais accent, un accent français, que n’em eus ket gallet ober ne doit pas se prononcer comme galette au beurre (forme pourtant authentiquement bretonne s’il en est). Nous avions aussi une mauvaise syntaxe, employant la forme « sujet-verbe-complément », comme en français, alors que le génie de la langue bretonne avait une approche infiniment plus subtile, complexe, et expressive, en mettant le mot important en début de phrase, et en réorganisant le reste en conséquence. Parfois nous avions aussi un mauvais lexique, disant moustachoù pour la moustache alors que cela désignait d’autres types de poils, batimant pour un édifice alors que cela ne pouvait désigner qu’un navire en breton, botoù pour des bottes alors que le véritable mot était heuzoù, forgeant l’affreux chaosonoù alors que nos ancêtres les Celtes portaient quant à eux des kofignonoù, etc. Il nous fallait alors surveiller en permanence notre langage, traquer le risque d’une néfaste « erreur » témoignant de notre influence française, et aller chercher les mots « véritables » et « authentiques » auprès d’autorités qui, heureusement pour nous, étaient assez serviables pour se présenter d’emblée comme telles.

Genèse et évolution du projet de recherche 

Bien qu’ayant été immergé dans les débats sur la langue depuis des années, c’est véritablement en 2008 que j’ai commencé à envisager un travail de recherche concernant les conflits sur la définition du breton. Entre le projet de recherche originel et le résultat ici proposé, on peut noter trois changements importants :

Le rapport à l’histoire : mon objectif de départ était d’étudier des débats relativement contemporains, se déroulant au début du xxie et à la fin du xxe siècle. Or, dans mes lectures, je me trouvais constamment gêné par la notion de « Celtes », qui semblait avoir cette propriété magique de conférer automatiquement une validité par garantie d’authenticité à tout discours portant sur la langue. Tous ceux qui en faisaient usage semblaient savoir tellement bien ce qu’elle signifie qu’il paraissait inutile de la définir, et pourtant, les portraits des « Celtes » étaient bien divergents selon les approches. Certains discours donnaient comme synonymes les mots « Celtes » et « Gaulois », d’autres les distinguaient radicalement. Les localisations plaçaient les « Celtes » alternativement dans les îles britanniques, en Gaule, ou en Europe de l’Est. Les caractérisations raciologiques en donnaient les portraits soit de grands roux aux cheveux longs, soit de petits bruns brachycéphales. Au fur et à mesure que grandissait ma perplexité, la lecture de plusieurs ouvrages (Tanguy 1977, James 1999, Rio 2000, Chartier-Le Floch 2013, Brunaux 2014) me fit atteindre une conclusion : la notion de « Celtes » désignait tout ce que l’on voulait bien qu’elle désigne. Plus exactement, elle constituait l’instrument pratique qui servit aux uns et aux autres, à travers les époques, à se distinguer de leur voisin en s’affublant des propriétés ancestrales décrites comme remontant aux « Celtes ». Progressivement, j’ai donc remplacé la question visant à savoir « ce que « Celtes » veut dire » par « ce que « parler des Celtes » veut dire ». Il m’est donc apparu comme nécessaire de proposer, dans le cadre restreint de la lexicographie bretonne, une généalogie (au sens foucaldien du terme) de la généalogie des langues (au sens des discours établissant des « langues filles » dont le « celtique » serait « langue mère »). Il s’agit donc d’étudier plus particulièrement l’apparition de cette notion et les reconfigurations sémantiques successives de son contenu dans leur rapport aux contextes socio-historiques et aux nécessités de positionnement différentiel qu’ils impliquent. C’est ainsi que ce qui ne fut au départ qu’une tentative de clarification conceptuelle en vint à constituer la deuxième partie de cette thèse (ainsi que le chapitre 2 de la première partie). La question des Celtes en vint à se trouver traitée non plus seulement dans l’optique d’éclairer les débats sur la langue, mais bien comme domaine d’investigation à part entière, où se jouent des processus discursifs que nous nommerons plus loin d’ »origination ». Cette réorientation impliqua un changement d’échelle historique qui me vit plonger à des époques beaucoup plus anciennes que le projet de départ.

De la langue aux discours d’identification

Oui ça m’a toujours étonné les Bretons ne se comprenaient pas quelquefois entre eux. Alors je sais pas mais on veut parler d’une langue et puis, ils sont en train de se battre à leur niveau, alors c’est une polémique. À Vannes, on ne parle pas le même breton que dans le Nord Finistère. Quand tout le monde sera d’accord, alors à ce moment-là on sort une langue. extrait d’entretien, INSEE 1990 : 36

En revanche, si la catégorisation linguistique ne peut plus être tenue pour une description acceptable des manières de parler, il sera possible d’observer la manière dont les locuteurs eux-mêmes produisent de telles catégorisation, et ce que celles-ci signifient. Si les catégories linguistiques ne sont plus mobilisées directement par le chercheur, celui-ci peut néanmoins observer les conditions de leur élaboration et de leur évolution. Après une discussion des notions proposées pour rendre compte des propos tenus au sujet des manières de parler, nous mettrons en avant quelques processus discursifs dont l’application s’avérera utile pour étudier les discours sur la langue bretonne. Dans la mesure où l’analyse du discours accorde de l’importance à la contextualisation des énoncés analysés, il nous faudra nous demander quelles spécificités il est nécessaire de prendre en compte dans l’analyse des discours spécifiques qui sont les nôtres : des discours polémiques et des discours d’intellectuels et militants. L’établissement d’un cadre d’analyse nous permettra alors de relire le paratexte des dictionnaires bretons en centrant l’analyse sur la manière dont les différents auteurs y construisent des définitions antagonistes de la langue.

La notion de langue et ses présupposés

Alors que plusieurs ouvrages, dans les dernières années, ont abouti à remettre en question l’usage de la notion de « langue », nous voudrions pour notre part prendre cette remise en question comme point de départ de notre recherche, et non comme ligne d’arrivée. Il s’agira de voir quel potentiel d’application le domaine des dictionnaires bretons offre à ces analyses qui ne font plus usage de la notion de « langue », et quel est le potentiel de renouvellement que celles-ci proposent pour l’étude du terrain breton. Sans vouloir reprendre ici dans le détail l’étendue des raisons qui a poussé à remettre en question cette notion, dans la mesure où cela a déjà été fait précédemment  , nous nous contenterons de rappeler quelques unes des grandes lignes de l’argumentation qui serviront par la suite à notre étude.

Une notion difficile à définir

Si l’on part d’une définition commune de la notion de « langue » telle que « usage linguistique répandu au sein d’une communauté de locuteurs », alors on en constate plusieurs lacunes :
Comment se définit cette communauté ? À chaque critère que l’on peut avancer, il est possible de trouver des contre-exemples parmi des langues très répandues : cette communauté ne peut être étatique puisque diverses langues officielles peuvent coexister au sein d’un même État, et que plusieurs « langues » (notamment celles de la colonisation) voient leur pratique diffusée bien au-delà des limites d’un seul État. Pour cette raison elle ne peut pas non plus être simplement associée à un simple territoire géographique, puisque plusieurs « langues » peuvent coexister sur un même territoire, et une même « langue » dépasser largement les frontières d’un territoire donné.

Comment définit-on que cet usage est le même ? Le critère de l’intercompréhension n’est pas suffisant pour rendre compte de la communauté d’un usage, puisque d’une part des locuteurs étiquetés comme pratiquant des « langues » différentes peuvent se comprendre entre eux (c’est le cas pour le danois et le norvégien, le serbe et le croate, etc.), d’autre part car des locuteurs censés parler la même « langue » peuvent ne pas se comprendre entre eux (c’est le cas par exemple en français lorsque des non-spécialistes sont confrontés à des textes techniques de droit, de médecine, ou autre, pourtant écrits « en français »).

Une autre difficulté survient dès que l’on tente de comparer entre elles les différentes notions utilisées pour décrire les usages linguistiques : qu’est-ce qui fait la différence entre une « langue » et un « dialecte », un « patois », un « argot », un « créole » ? D’un point de vue purement descriptif porté sur les formes linguistiques, si, pour reprendre un raisonnement cher aux philosophes, nous formulons l’expérience de pensée dans laquelle un linguiste serait confronté à des usages qui lui sont inconnus et dont il ne connaît pas le cadre social de pratique, celui-ci ne pourrait pas, à partir d’une étude portant uniquement sur leurs propriétés phonologiques, sémantiques, morphologiques, ou syntaxiques, déterminer si les usages en question constituent plutôt « de la langue », « du dialecte », « du créole », etc. Saussure remarquait déjà que l’« [. . . ] on ne peut pas plus établir de frontières entre langues parentes qu’entre dialectes ; l’étendue du territoire est indifférente. » (Saussure 1916 : 278). Et pour cause : la raison de ces catégorisations n’est pas à chercher dans les propriétés formelles des usages, qui sont organisés selon des principes comparables, mais seulement dans les catégorisations sociales projetées par les locuteurs à leur sujet.

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Table des matières

Préambule : je n’ai jamais parlé le bon breton
Introduction
I Cadre théorique et protocole méthodologique
1 De la langue aux discours d’identification
2 Discours des origines
3 Justification des choix de corpus
II La quête des origines
4 L’émergence du discours celtomane
5 Louis Le Pelletier : de l’étymologie à la morale
6 Les Celtes dans le discours conservateur
7 Le celtisme différentiel
8 Celtes atlantiques et interceltisme
9 Disciplines et circulations
10 Diachronies bretonnes contemporaines
III Des conflits de légitimation
11 Un cadre de colinguisme religieux
12 Politisation et modernisme au xixe siècle
13 Transition et polarisation
14 Le discours refondateur
15 Le discours continuiste
Conclusion
Annexes
Table des Matières
SOMMAIRE
Bibliographie
Noms de personnes
Index général
Index des archéonymes
Formes lexicales citées

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