De la fiction à l’essai

L’essai dans le roman

Même si, comme nous l’avons démontré, le roman et l’essai sont des genres différents et leurs caractéristiques intrinsèques font que leur rencontre soit improbable à plus d’un titre, nous avons constaté à travers l’histoire de la littérature que ces deux genres ont pu constitué conjointement les visées d’un grand nombre d’oeuvre jugées à priori fictionnelles. Jean-Yves Tadié va franchement dans le vif du sujet en incluant dans son oeuvre Le roman au XXe siècle, un chapitre intitulé « L’essai dans le roman » Il commence par mettre en valeur cette fusion générique en reconnaissant que cette « forme n’est pas nouvelle »2. Son existence remonte au XVIe siècle qui a vu Rabelais produire des oeuvres entachées d’hybridité. Il résume l’entreprise du mélange des deux genres différents, l’essai et la fiction narrative, chez Rabelais par l’expression « Rabelais lui a donné une allure triomphale »3. En effet, cet écrivain mêle le sérieux et le comique, deux tons constitutifs d’un texte où, sens littéral et « plus haut sens » s’entrecroisent constamment. C’est cette tentative de mêler deux discours qui a permis à cet écrivain de faire passer des idées peu probables en ce temps là. A titre d’exemple, ce talentueux écrivain de la Renaissance a pu faire passer ce que la Sorbonne voyait, à l’époque, comme une exaltation des idées nouvelles à travers une oeuvre écrite en 1532 sous le titre « Les horribles et Epouvantables Faits et Prouesses du très renommé Pantagruel, roi des Dipsodes ». Cette oeuvre dans laquelle il critique les autorités ecclésiastiques en dénonçant l’enseignement médiéval est venue sous la forme d’un pamphlet imbriqué dans un récit mettant en oeuvre des personnages imaginaires à l’image de Gargantua et Pantagruel. Cet écrivain est l’un des humanistes les plus connus de cette époque, qui luttent avec enthousiasme pour renouveler, à la lumière de la pensée antique, l’idéal philosophique et moral de leur temps. Son oeuvre est construite sur une oscillation entre fantaisie débridée et symbolisme intellectuel. Cette technique a fait de l’oeuvre rabelaisienne une oeuvre de transposition de l’immense appétit intellectuel de l’homme de la Renaissance.

Le Premier siècle après Béatrice dans la production littéraire maaloufienne

En prenant en considération quelques éléments du péritexte, on se rend facilement compte que cette oeuvre est une fiction narrative, par exemple par l’indication générique « roman » présente sur sa page de garde. En quatrième de couverture nous retrouvons même l’indication de « fable » dans le sens « récit imaginaire »2 introduite par l’éditeur pour insister sur le caractère fictionnel de cette oeuvre. Ces deux précisions péritextuelles représentent déjà un signe de l’hybridation étant donné que ces indications génériques, fable et roman, résument la caractéristique principale de ce roman qui présente, en quelque sorte, « une moralité » sous le voile de la fiction. D’autant plus que la morale a une visée argumentative qui reste l’apanage de l’essai. Au-delà de ces éléments on constate que dans Le premier siècle après Béatrice la fiction est omniprésente, comme dans un conte fantastique. C’est un récit qui repose sur une mise en intrigue, c’est-à-dire qui impose un ordre chronologique et causal à une succession d’événements autour de quelques personnages se mouvant dans un décor qui s’adapte parfaitement aux situations. C’est l’histoire d’un entomologiste français qui se marie avec une journaliste dont il aura une fille qui s’appellera Béatrice. Ayant découvert au Caire, Naples, Istanbul…, des « fèves de scarabée », consommées dans le but d’assurer une descendance uniquement masculine, la journaliste parcourt le monde pour tenter de dénoncer ce qu’elle voit comme étant la pire catastrophe de ce siècle la raréfaction des filles. Le couple s’aperçoit alors que le phénomène s’étend en Chine, en Inde et ailleurs….A l’échelle mondiale, un vaccin anti-fille est mis au point conduisant non seulement à un déséquilibre démographique général, mais également à un grand déséquilibre économique,politique et social qui fait trembler le monde. Mais ce qu’il faudra signaler c’est qu’au-delà du récit structurant artificiellement ces événements, ce roman est traversé par des moments où le lecteur est instruit de vérités sociales et mis en garde contre « les graves conséquences pour l’humanité d’un déséquilibre démographique, et les causes à l’origine de ce déséquilibre. »

Une fiction narrative avérée

Si nous avons annoncé dès le début de cette partie que Le premier siècle après Béatrice est une fiction romanesque, en nous référant aux éléments péritextuels, il faudrait démontrer cette assertion pour voir, par la suite, à quel niveau intervient l’essai et mettre l’accent sur ce qui est perturbé par cette entreprise d’hybridation et le sens que cela finit par créer. A titre d’exemple, le point fort l’insertion de l’essai dans la fiction, que nous aborderons en détails dans ce chapitre, se situe au niveau du statut du « je » non explicite et qui change constamment de fonction entre le « je » du personnage, et le » je » du narrateur, apparaît un « je » qui n’est ni plus ni moins que celui de l’énonciateur derrière lequel se profile l’auteur dans sa fonction d’essayiste. Cette question de débrayage énonciatif (que nous aborderons en détails dans ce chapitre) confirme, par ailleurs, la mobilité du sujet actant, lequel de retrouve dans des positions différentes par rapport à ses assertions, ses actions et ses visions. C’est dans cette optique que cette étude nous amènera à situer l’articulation entre l’hybridité générique et la logique globale du sens tributaire d’un travail de style des plus élaboré. Avancer à juste titre que cette oeuvre est une fiction romanesque avérée relève pertinemment de la manière dont elle est écrite. En effet elle est bâtie sur le schéma narratif classique confirmant que l’indication « roman », visible dans toutes les composantes du paratexte, suivant le sens que lui donne Genette, circonscrit sans ambages cette oeuvre dans la littérature fictionnelle narrative

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Table des matières

Introduction générale
CHAPITRE 1 Essai, Fiction narrative Rencontre problématique de deux genres
1- Essayisation, enjeux et perspectives
1-1- Rencontre de deux genres
1-2- le sens en ligne de mire de l’hybridation
1-3- Fictionnel vs Factuel
1-4- L’essai dans le roman
2- Une fiction essayisée
2-1- Le Premier siècle après Béatrice dans la production littéraire maaloufienne
2-2- Une fiction narrative avérée
2-3- Le mode narratif dans Le premier siècle après Béatrice
2-3-1 Le discours narrativisé
2-3-2- Le discours transposé, style indirect
2-4- Les fonctions du narrateur
2-4-1- La fonction narrative
2-4-2- La fonction de régie
2-4-3- La fonction de communication
2-4-4- La fonction testimoniale
2-4-5- La fonction idéologique
3-De la fiction à l’essai
3-1- Caractère ambigu de l’oeuvre
3-2- D’une hybridité signifiante
3-3-Débrayage énonciatif
3-4- Orientation subjective et inachèvement
3-4-1-Le principe de l’inachèvement
3-4-2- Le principe de subjectivité
Conclusion
Chapitre 2 ESSAYISATION OPERATIONNELLE
1-Un roman d’anticipation
2-1- La narration ultérieure
2-2- La narration antérieure
2-3- La narration simultanée
3-Modes de l’essayisation
3-1- L’essayisation par le discours enthymématique
3-1-1- L’essai diagnostic
3-1-1-1-Effacement de l’énonciateur
3-1-1-2- Entre factuel et fictionnel
3-1-1-3- Entre l’indignation et la dérision
3-1-1-4- Entre le ravissement et l’attention
3-1-2- L’essai méditatif ( Essai méditation
3-1-2-1-Caractère persuasif
3-1-2-2-Caractère doxologique
3-2- Essayisation juxtaposition ou emboîtement
3-2-1- l’essayisation par emboîtement
3-2-2- Essayisation par juxtaposition
4-Fonctions de l’essayisation
4-1- La fonction argumentative
4-1-1- Convergence
4-1-2- Echange
4-1-3- Transfert
4-2- Fonction performative
4-2-1- Croisement discursif
4-2-2- Essayisation par le dialogue
4-2-3- Essayisation par l’épistolaire
5- Effets de l’essayisation
5-1- Amplification
5-2- Explication
Conclusion
Chapitre 3 Hybridité générique et logique globale du sens
1-L’écriture et le sens
1-1- L’essai dans la réflexion
1-1-2- Les idées dans les propos
1-1-3- Répliques philosophiques
1-1-4- Des rêves savants
1-1-5- Des idées moralisantes
1-2- Une écriture réfléchissante
1-2-1 Un espace ambivalent
1-2-2- La spatialité référentielle ou fictive
1-2-2-1- Le Caire, entre mythe et réalité
1-2-2-2–– Paris serein
1-2-2-3- l’Inde des paradoxes
1-2-2-4- La Chine des brimades
1-2-2-5- New York puissant
1-2-2-6- Naiputo et Rimal sujets et symboles
1-2-3- Le temps au service de l’essai
1-3- Une écriture référentielle
1-3-1- Niveau microscopique
1-3-1-1- Enoncés toponymiques
1-3-1-2- Enoncés gnomiques
1-3-2-Niveau macroscopique
1-4- Une écriture argumentative
1-4-1- La dimension argumentative de la fiction
1-4-2- Les deux principaux types d’argumentation
1-4-2-1- L’argumentation subjective
1-4-2-2-L’argumentation rhétorique
2- La polyphonie vectrice de l’essayisation
2-1- Un montage alterné (de l’essai et du récit
2-2- Essayisation par digression
2-2-1- Statuts et enjeux du dispositif digressif
2-2-2- fonctionnement digressif
2-2-3-Nature et fonctions des digressions
2-2-3-1 – Les digressions hétérogènes
2-2-3-2- Les digressions homogènes
3-L’essai au centre de l’intertextualité
3-1- Une intertextualité réfléchissante
3-2- Paratexte signifiant
3-3- la métatextualité créé le sens
3-4- l’hypertextualité et l’hybridité
3-4-1- Sur les traces de Gulliver
3-4-2-Sancho Pança des temps modernes
Conclusion
Conclusion générale
Résumés en français et en anglais
Bibliographie
Table des matières