De la distance entre les visiteurs et les œuvres au sein de l’exposition muséale d’art

Des relations très étroites nouent depuis toujours les différents domaines touchant à l’organisation spatiale – graphisme et expographie, notamment. Dans l’histoire, quelques praticiens de renom se sont exercés à ces différents arts de l’espace – déjà ouverts les uns aux autres et souvent enseignés par paires voire ensemble. Ainsi, tout au long du XXe siècle notamment, certains architectes se sont adonnés à l’exercice de la mise en pages pendant que certains graphistes se livraient à celui de la mise en exposition.

Mise en exposition et mise en pages : quelques cas d’échanges 

Dans le domaine muséal, le rapprochement entre mise en exposition et mise en pages s’est concrétisé par exemple au début du siècle précédent sous l’impulsion d’Alexander Dorner, directeur du Musée régional de Hanovre. En effet, ce dernier revendiquait l’idée que le musée se devait d’être une sorte de livre dont chaque salle était l’un des chapitres dédié respectivement à une période précise de l’histoire de l’art occidental et pourvu d’une introduction et d’une conclusion servant à faire lien (Glicenstein, 2009 : 27). Alexandre Dorner fit appel au soviétique Lazar (dit El) Lissitzky pour réaliser une salle en fin de parcours consacrée à l’art de l’époque. Dans cet espace appelé le « Cabinet des abstraits » (1927-1928), Lissitzky propose un accrochage des œuvres sur des panneaux coulissants que le public était invité à faire glisser et sur des cimaises couvertes de lattes verticales bichromes engageant un « dynamisme optique engendré par le déplacement du spectateur » (Lista, 2015 : 4). Ambiance recontextualisante dérivée des salles d’époque – ou period rooms –, ordre de lecture calqué sur l’organisation livresque et stimulation sensorielle inspirée des innovations esthétiques de l’époque étaient ici mobilisés de concert à des fins didactiques. Les réalisations de Lissitzky résultent d’une démarche interdisciplinaire qui repose sur une pratique croisée des arts, sciences et techniques relatifs à la mise en espace – aussi bien tridimensionnelle que bidimensionnelle, macrophysique que microphysique. Architecte, peintre, photographe et typographe – « constructeur de livres » selon sa formule –, inspiré par les expériences spatiales de la peinture abstraite – de Kasimir Malévitch notamment –, il repense les rapports entre l’homme et son environnement immédiat en réinterprétant le suprématisme pictural et en « jouant » avec l’espace perceptif du spectateur. Sa réflexion prend corps via de nombreuses réalisations touchant aussi bien à l’aménagement des lieux de théâtre et d’exposition – comme le « Cabinet des abstraits » au musée de Hanovre, l’Espace proun à l’occasion de la Grande Exposition de Berlin en 1923 et autres installations dans le cadre d’expositions internationales – qu’à la mise en forme du livre et de l’affiche – comme Battez les blancs avec le coin rouge (1919), Histoire de deux carrés (1922), Pour la voix (1923) – entre autres choses (de Puineuf, 2011 ; Lista, 2015).

Autre exemple : à partir de 1944, le graphiste et typographe français Pierre Faucheux, reconnu par les professionnels de l’édition du fait de la qualité de ses mises en pages de journaux et maquettes de couvertures de livres, s’intéresse à l’architecture puriste de Le Corbusier et s’inspire des principes, méthodes, outils définis par ce dernier (Faucheux, 1986 : 392) dont le fonctionnalisme et les tracés régulateurs : « le choix d’un tracé régulateur est un des moments décisifs de l’inspiration, l’une des opérations capitales de l’architecture » (Le Corbusier in Boudon & Guillerme, 2015). Dès lors, Pierre Faucheux alterne pratique de mise en pages et pratique d’aménagement des lieux et considère la mise en livre comme un travail architectural et l’architecture comme une écriture (Guiral, Dupeyrat & Domingues, 2013 : quatrième de couverture). Ainsi, l’œuvre de Pierre Faucheux est constituée de grilles et de maquettes de mise en pages – celles de la collection « Livre de poche » (1963) et de l’Encyclopædia Universalis (1965), notamment – et d’aménagement intérieur – salons des Arts ménagers en 1948 et 1949, Triennale de Milan en 1965, Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1972, par exemple (Blanchard, 1978 : 126 ; Feuerhahn, 2015 : 1-2).

Les démarches et réalisations d’El Lissitzky et de Pierre Faucheux sont des exemples, parmi d’autres, des échanges qui animent et nourrissent encore aujourd’hui l’architecture, le graphisme, la scéno- et l’expo-graphie, le design d’environnement, l’aménagement intérieur, etc. D’ailleurs, certains ouvrages de graphisme portant sur les grilles de mise en pages évoquent la possibilité de leur transposition au plan tridimensionnel. Les grilles sont alors présentées en tant que moyen utile à la conception des espaces intérieurs et extérieurs, au design d’environnement (Ambrose & Harris, 2008 : 137). Ainsi, étant donné les relations très étroites qui lient et vivifient les divers arts de l’espace depuis toujours, il est communément admis que les principes, techniques et outils des uns servent aux autres, et réciproquement : à l’échelle de la page, les motifs architecturaux – façades, frontons, colonnes, pilastres, etc. –, les schémas de construction géométrique, le fonctionnalisme architectural et urbanistique ont maintes fois inspiré et inspirent encore le geste de mise en forme des textes ; à l’échelle de l’édifice et de la ville, les unités élémentaires et complexes du graphisme – la ligne et les différentes formes qu’elle compose – mais aussi les tracés régulateurs – grilles et réglures – et croquis de composition, ont quasiment toujours servi et servent encore le geste de mise en forme de nos environnements bâtis (Collectif, 2011) – sans parler de l’utilisation d’outils communs comme la mine, la règle, le compas, en passant par le photomontage jusqu’aux logiciels de dessin assisté par ordinateur, par exemple.

Les liens entre les différentes pratiques d’organisation de l’espace sont historiques et se concrétisent tout en se renforçant au travers d’un enseignement pluridisciplinaire offert par certains organismes de formation – écoles d’art, d’architecture, de design mais aussi lycées et universités proposant des cursus en arts appliqués, par exemple – et au travers d’imports-exports réciproques – de savoirs, de techniques et outils, etc. La consolidation de ces liens s’effectue également par les transpositions et adaptations théoriques et conceptuelles régulièrement proposées par les chercheurs en sciences humaines et sociales.

La périphérie du texte et de l’œuvre exposés

Au plan scientifique, la grande proximité entre urbanisme, architecture, aménagement intérieur, expographie, graphisme, etc. donne lieu à des comparaisons mettant au jour leurs ressemblances et leurs différences en vue de mieux les spécifier, les définir et les comprendre. Par exemple, lorsque Nicole Pignier et Olivier Drouillat traitent des interfaces web, ils se réfèrent à l’urbanisme moderniste de Le Corbusier pour expliquer l’ordonnancement modulaire de ces productions info-graphiques : « Le Corbusier pensait l’aménagement de l’espace urbain en zones délimitées, séparées par activités et par types de circulation telle une grille modulaire, finalement. » (Pignier & Drouillat, 2008 : 97). Dans le domaine muséologique, ce sont des parallèles théoriques et conceptuels entre l’organisation de l’exposition et l’organisation du texte qui sont établis sans doute en raison de la dimension heuristique de l’exercice comparatif. Par exemple, pour les besoins de son analyse qui interroge les façons dont l’exposition s’édifie de manière construite à partir d’éléments hétérogènes, Sandra Sunier « transcri[t] sur le plan muséographique la théorie textuelle émise par le linguiste JeanMichel Adam » et propose le néologisme « expo-texte » pour rendre compte du fait que l’exposition à l’instar du texte est une disposition formelle qui apporte une structure et une cohérence spécifiques au discours du concepteur (1997 : 196 ; 210).

Dans L’art : une histoire d’expositions, Jérôme Glicenstein interroge la relation entre art et exposition et propose, comme alternative à l’histoire de l’art, une histoire de l’exposition – « en forme d’archéologie plus que “généalogieˮ» (2009 : 251) précise l’auteur. Pour développer son propos ce dernier tire parti, entre autres références, du concept narratologique de relations transtextuelles de Gérard Genette pour présenter l’exposition comme un ensemble de « textes » en relations. Il transpose donc à l’exposition les notions d’intertexte, de métatexte, d’architexte, d’hypertexte et celle de « paratexte éditorial ». Ainsi pour Jérôme Glicenstein, le paratexte de l’exposition est constitué de « tous les “à-côtésˮ de l’œuvre [qui] servent de fait à inscrire celle-ci dans un contexte spécifique » et qui servent à sa compréhension « optimale » (idem : 107,111). Suivant la taxinomie proposée par Gérard Genette, Jérôme Glicenstein évoque les deux formes de paratextes : l’épitexte qui « désigne des “messagesˮ qui se situent à une certaine distance du texte » et le péritexte qui qualifie « tous les éléments situés à la périphérie directe d’une œuvre et qui en influencent la perception » (idem : 109). Il évoque également la notion de « para opéral » développée par le critique et théoricien de l’art Michel Gauthier car elle s’inspire du paratexte de Gérard Genette et en constitue la transposition au monde des arts plastiques :

« “Par para-opéral il faut entendre, nous dit-il, tout ce qui, autour, dans les parages de l’œuvre, concourt à la réception de cette dernière – cette zone tampon, […] entre l’œuvre et la non-œuvre, qui a pour tâche d’assurer, de conditionner la présentation de la première au sein de l’universelle seconde.” C’est-à-dire “au sein des arts plastiques, les composantes du lieu de présentation de l’œuvre (forme, couleur et revêtement des murs, sol et plafond, nature de l’éclairage, […]), les présentoirs de toutes sortes, le cartel, le titre de l’œuvre, le nom de l’artiste, sa signature, les cartons d’invitation, les photographies de l’œuvre, les affiches et interventions publicitaires, les publications de presse, les entretiens de l’artiste”, mais aussi “les projecteurs de diapositives ou de films, les moniteurs vidéo, les maries-louises, les caissons lumineux, les vitrines, les sous-verre et autres étagères”. Selon Gauthier, le catalogue – comme pour Genette – est une forme qui relève plutôt de l’épitexte (épiopéral), contrairement aux socles, cadres ou cartels, qui relèveraient plus du “péritexte (péri-opéral)”. » (Glicenstein, 2009 : 111.) .

La recherche porte très spécifiquement sur des composantes de l’exposition muséale d’art qui entretiennent un rapport de très grande proximité avec les œuvres exposées soit les distances entre ces dernières et les visiteurs.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
A) Mise en exposition et mise en pages : quelques cas d’échanges
B) La périphérie du texte et de l’œuvre exposés
C) Dénaturaliser les distances entre les visiteurs et les œuvres au sein de l’exposition muséale
PREMIÈRE PARTIE – DE L’ÉTUDE DE LA RÉGLURE ET DES MARGES DES MÉDIAS DU TEXTE À L’ÉTUDE DE L’ORGANISATION SPATIALE DE L’EXPOSITION MUSÉALE
CHAPITRE 1 – LA CONSTRUCTION D’UN OUTIL CONCEPTUEL : LA DÉFINITION DES MARGES PÉRI-OPÉRALES DE L’EXPOSITION MUSÉALE
A) Le tracé régulateur : un préalable historique et technique à l’inscription du texte
B) Les réglures et grilles : des matrices d’expression et de représentation et des schèmes organisateurs
C) Les marges : des signes-vecteurs d’attention et d’interprétation et des traces matérielles d’énonciation polyphonique
CHAPITRE 2 – L’OBJECTIF DE LA RECHERCHE : POUR UNE APPROCHE COMMUNICATIONNELLE DES MARGES PÉRI-OPÉRALES DE L’EXPOSITION MUSÉALE D’ART
A) La construction de la réglementation de la visite de l’exposition muséale d’art
B) La mise en espace de l’exposition muséale d’art
C) La saisie visuelle des œuvres lors de la visite de l’exposition muséale d’art
CHAPITRE 3 – LA DÉMARCHE EMPIRIQUE : TROIS ENQUÊTES POUR L’ÉTUDE DES MARGES PÉRI-OPÉRALES DE L’EXPOSITION MUSÉALE D’ART
A) Documenter et observer les marges péri-opérales
B) L’enquête sur la réglementation de la visite de l’exposition muséale d’art : l’analyse des règlements de visite et des interdits comportementaux
C) L’enquête sur la mise en espace de l’exposition muséale d’art : l’analyse des outils de mise à distance et des marges expographiques
D) L’enquête sur la saisie visuelle des œuvres exposées : l’analyse des comportements et alignements des visiteurs
SECONDE PARTIE – LES MARGES PÉRI-OPÉRALES DE L’EXPOSITION MUSÉALE D’ART : DES PHÉNOMÈNES SOCIO-SÉMIOTIQUES
CHAPITRE 4 – DES DISPOSITIONS RÉGLEMENTAIRES COMME RÈGLES CONSTITUTIVES
A) L’obligation réglementaire de mise à distance physique vis-à-vis des objets patrimoniaux exposés
B) Des mesures de protection et d’accessibilité
C) Des règles constitutives de la visite de l’exposition muséale
CHAPITRE 5 – LES MARGES EXPOGRAPHIQUES COMME TRACES MATÉRIELLES D’ÉNONCIATION
A) Les moyens participant à l’inscription des marges expographiques
B) Les marges expographiques de l’exposition muséale : des signes-vecteurs d’attention et d’interprétation
C) Des traces matérielles d’énonciation dans l’économie expographique régissant l’accès au patrimoine
CHAPITRE 6 – LES ALIGNEMENTS DISTANCÉS COMME INDICES POSTURAUX DE CO-ÉNONCIATION
A) Les reculs et les alignements distancés : des actions d’actualisation
B) Les alignements distancés : des indices posturaux d’énonciation/co-énonciation
C) L’alignement distancé : une figure rituelle
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

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