DE LA CRITIQUE DE L’ALIENATION A L’EMANCIPATION HUMAINE CHEZ KARL MARX

L’aliénation dans les Manuscrits de 1844 : influence feuerbachienne ou faiblesse de connaissances économiques de Marx ?

   Considérés comme de simples notes de brouillon non destinées à la publication, les Manuscrits de 1844 sont publiés en 1932 pour la première fois en France. A partir de cette date, ils n’ont pas manqué de susciter des controverses entre les commentateurs. Ainsi, avec une haute portée sociale, les Manuscrits de 1844 marquent également le premier texte économique de Marx dans lequel la théorie de l’aliénation a été élaborée et systématisée de manière éparpillée. Cependant, il est important de préciser que Marx a commencé ses études économiques à partir de 1843 et un an après, il s’est mis à rédiger les brouillons parisiens. Cette écriture prématurée d’un tel ouvrage à relents économiques prouve inévitablement ses insuffisances à expliquer complétement et scientifiquement les véritables conditions de travail des ouvriers dans le système capitaliste. Autrement dit, dans ce texte, nous pouvons noter certains manquements liés surtout à son déficit d’expériences en économie. En effet, au-delà de ses déficits en connaissances économiques, le rapport de Marx avec les jeunes hégéliens et en particulier Feuerbach dans le « Club des docteurs » reste-t-il sans influence dans sa jeunesse ? A cette époque et plus précisément, à partir de la publication de L’Essence du Christianisme dans lequel Feuerbach critique l’idéologie hégélienne et expose pour la première fois son matérialisme, quelles étaient les réactions de Marx et de son ami Engels ? Ce matérialisme feuerbachien qui semble surmonter l’idéalisme des jeunes hégéliens a été, de prime abord, magnifié par Marx et Engels avant d’être qualifié de matérialisme mécanique, spéculatif et incomplet. C’est dire que cet ouvrage feuerbachien semble caractériser d’une certaine manière la conversion de l’idéalisme hégélien en matérialisme. En d’autres termes, dans sa volonté de surmonter l’interprétation idéaliste du problème de l’aliénation proposé par Hegel, Feuerbach ramenait cette notion à l’aliénation de qualités naturelles d’un homme abstrait et l’interprétant dans l’esprit d’un humanisme abstrait. Ce qui laisse apparaitre, dans sa démarche, une perte pour ne pas dire une absence de tout contenu social. En outre, même s’il y a une certaine analogie formelle entre la théorie de l’aliénation du jeune Marx et celle feuerbachienne, il faut absolument préciser que les paradigmes sont catégoriquement différents. En d’autres termes, là où Feuerbach reste dans l’incapacité de sortir de son paradigme anthropologico-religieux en se limitant aux rapports entre l’homme et Dieu, Marx, ayant vécu l’expérience, c’est-à-dire étant en contact direct avec les organisations ouvrières françaises et celles des émigrés allemands dans son séjour à Paris, recadre l’aliénation dans les véritables rapports socio-économiques entre les ouvriers et les capitalistes. Ce qui le conduit à qualifier cette critique humaniste feuerbachienne en une sorte de révolution théorique. En réalité, le matérialisme feuerbachien est limité dans sa structure théorique et ignore complétement la dimension pratique de l’homme. C’est justement dans cette logique qu’il affirme : « Malgré ce renversement matérialiste de la philosophie, la conception de l’aliénation chez Feuerbach restait très en retrait de celle de Hegel. […], l’aliénation était chez Feuerbach un processus abstrait fondé uniquement dans la nature de l’homme. » Ainsi, sans chercher à épuiser ou à analyser pas à pas les rapports entre l’aliénation feuerbachienne et celle marxienne, notre démarche consistera à montrer que, même si le concept d’aliénation est prémarxiste, nous pensons qu’effectivement c’est Marx qui l’a élevé à une dimension philosophique. Cet enracinement du concept d’aliénation marxienne dans la philosophie allemande prémarxiste est mentionné par Fischbach avant de pointer du doigt la révolution marxienne dans l’élévation du concept d’aliénation à une dimension philosophique. En effet, on peut dire que le concept d’aliénation a subi des transformations dialectiques partant de la philosophie hégélienne jusqu’à Marx en passant par Feuerbach. Autrement dit d’une conception spiritualiste et positive chez Hegel à une conception anthropologique, religieuse et négative chez Feuerbach, l’aliénation passe à une dimension philosophique et économique. Cette dimension philosophico-économique de l’aliénation trouve sa justification dès la préface des brouillons parisiens où Marx affirme que ses résultats constituent le fruit d’« une analyse tout à fait empirique et fondée sur une étude critique consciencieuse de l’économie nationale. » Marx, tout en déroulant sa démarche par rapport à l’économie politique, donne une explication matérialiste de son développement. Ici, nous pouvons dire que l’objectif de Marx consiste, au-delà de ses analyses critiques de l’économie politique, à mener une critique sans complaisance de la propriété privée qui a été perçue par les économistes classiques à l’image de Bruno Bauer et David Strauss comme relevant de la nature. Suivant cette nouvelle orientation de la problématique de l’aliénation, non seulement Marx se démarque progressivement de ses prédécesseurs comme Hegel et Feuerbach, mais il instaure une démarche analytique des dures conditions de travail des ouvriers. Il nous semble même que cet apport significatif du jeune Marx qui a poussé Emmanuel Renault à affirmer :« On peut considérer que ce sont les Manuscrits de 1844 qui construisent la conception de l’aliénation classiquement attribuée à Marx, de même qu’ils fixent la plupart des significations qui sont restées rattachées à ce terme. » Plus précis encore, nous pouvons dire que les brouillons parisiens de Marx se brillent par une véritable révolution théorique et philosophique par rapport aux penseurs de l’aliénation avant Marx. Ce passage donc de l’aliénation spirituelle et anthropologique à une dimension philosophique a été bien saisi à ces termes par Ousmane Sarr : « L’élévation philosophique du concept d’aliénation, à notre avis, est due en grande partie à Marx. Chez Hegel où l’aliénation (au sens d’Entfremdung) est entendue au sens du devenir étranger à soi ou à la nature extérieure (le monde, l’histoire ou la nature) et chez Feuerbach où l’aliénation (au sens d’Entausserung) peut être comprise comme dépossession de certaines qualités ou attributs, même si on peut les considérer comme les créateurs du concept d’aliénation, le concept d’aliénation ne joue pas un rôle déterminant. » En d’autres termes, nous pouvons justement affirmer que les analyses marxiennes de l’aliénation de 1844 resteront à jamais oublier dans l’histoire du prolétariat dans la mesure où elles ont servi à ce dernier de détecter l’inhumanité du système capitaliste. Ce faisant, comment Marx a-t-il analysé l’aliénation comme perte du pouvoir d’agir dans les brouillons parisiens ? Son analyse est-elle calquée sur les véritables conditions socio-économiques des travailleurs exploités ? « Nous partons d’un fait national-économique, d’un fait actuel. Le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production s’accroit en puissance et en extension. Le travailleur devient une marchandise au prix d’autant plus vil qu’il engendre plus de marchandises. Avec la valorisation du monde des choses s’accroit en rapport direct la dévalorisation du monde des hommes. »  A travers cette affirmation, Marx cherche et parvient à analyser superficiellement les misères et l’exploitation des ouvriers dans le système capitaliste. Cette analyse marxiste traduit à la fois une perte substantielle de l’être de l’ouvrier, ses rapports faussés avec le monde des objets mais également avec le monde des hommes. Cette inversion peut s’expliquer à travers la dépossession de l’ouvrier, sa dépersonnalisation et la perte de son être générique ; c’est-à-dire la fausseté de son rapport d’humanité, d’une part avec ses semblables (ouvriers) et, d’autre part avec les détenteurs des richesses (capitalistes).

L’aliénation dans l’activité de la production du travail

   « Si le produit du travail est la perte de l’expression, alors il faut que la production elle-même soit la perte active de l’expression, la perte d’expression de l’activité, l’activité de perdre l’expression. Dans l’aliénation de l’objet du travail se résume seulement l’aliénation, la perte de l’expression dans l’activité du travail elle-même. » Comme il (le travailleur) est catégoriquement séparé de ses produits, son activité n’estelle pas aussi aliénée ? L’aliénation en tant qu’incapacité de l’humain à agir sur son propre objet, laisse apparaitre une autre forme d’aliénation, laquelle est liée à l’acte de production des objets. L’ouvrier étant contraint de travailler pour survivre, éprouve également le besoin de contribuer à la survie et à l’autosuffisance alimentaire de sa famille. Dans ce sens, Marx affirme :« Ainsi, dans son activité même de produire, le producteur cesse de s’exprimer et d’exprimer sa vie puis que les produits de cette activité, dans leur production même, lui sont déjà et dès l’origine retirés, étant déjà approprié par le capitaliste avant même que le procès de leur production soit achevé.» Autrement dit, l’activité de l’ouvrier devient et reste l’activité d’un autre, une activité aliénée et lui est étrangère. Elle n’est donc plus une autoactivité. En effet, rappelons que cette forme d’aliénation traduit la dépersonnalisation de l’ouvrier-travailleur, lequel est privé de moyens de production. Car, il faut surtout préciser que la quasi-totalité des richesses était détenue par les capitalistes. Cela veut dire que le travailleur est dans l’obligation d’accepter les conditions de recrutement des propriétaires des richesses afin de pouvoir gagner son pain. Ici, ce qui nous parait plus important, c’est qu’au delà des dures conditions de travail de l’ouvrier, son activité lui est extérieure et le domine. Et cela semble être compréhensible dans la mesure où les moyens utilisés par le travailleur pour la production des objets lui sont privés. Il va de soi que le résultat de son activité lui sera étranger. Partant donc de cette inégalité des moyens de production entre travailleur et capitaliste, le monde du travail devient une contrainte et une négation chez l’ouvrier. De ce fait, le temps de production des objets qui devrait être profitable chez ce dernier, devient le moment de sa déréalisation et de la perte de sa personnalité. Le sujet-travailleur manifeste plus son être en dehors du système capitaliste. Autrement dit qu’il brille par son absence de liberté dans le monde de la production. Cela, du fait que le travail est extérieur à l’ouvrier et lui est étranger, ce dernier se particularise essentiellement par la passivité de son activité, c’est-à-dire une activité dictée et commandée de l’extérieur. A ce propos, dira Marx : « (…) le travailleur ne s’affirme donc pas dans son travail, mais s’y nie, (…) il ne s’y sent pas bien, mais malheureux, (…) il n’y déploie pas une énergie physique et spirituelle libre, mais mortifie son physique et y ruine son esprit. (…) Son travail n’est donc pas libre voulu, mais contraint, c’est du travail forcé. » L’activité du travail qui devrait être une opportunité révélatrice de l’humanité du travailleur, se manifeste ici comme un obstacle de sa jouissance et de son épanouissement. L’ouvrier jouit de son être que lors qu’il est séparé de toute condition de travail. De ce fait, ne cherche-t-il pas à se démarquer de l’activité du travail comme si cette dernière se présente en lui comme un danger voire une maladie contagieuse : « […], le travail est fui comme la peste. »28 Ici, les lieux de production des objets contiennent les différentes pathologies des sujets travailleurs et ne font que suscité leur galère et leur souffrance. L’aliénation comme incapacité du travailleur à se retrouver dans sa propre production, dans sa propre activité, loin d’être une conséquence de l’aliénation comme dépossession des objets, reflète donc la cause de l’autonomie des produits par rapport à leur producteur. Cependant, l’ouvrier étant victime de la dépossession de ses objets, ignorant sa personne dans l’activité de la production, fausse son véritable rapport avec ses semblables (les autres travailleurs), perd également son humanité devant le capitaliste.

L’aliénation comme perte d’humanité du travailleur

   Le règne de l’objet sur son producteur et l’extériorité du travail sur ce dernier ont conduit inévitablement à l’inversion des relations entre ouvriers et capitalistes. C’est dire qu’avec la forte concurrence perpétuelle existant entre les travailleurs, ces derniers, au lieu de percevoir autrui comme un alter-égo, le considèrent comme un ennemi. Il y a ici une sorte de concurrence violente entre les ouvriers pour subvenir à leurs besoins quotidiens. Dans cette logique apparaissent déjà des rapports inhumains entre les travailleurs. Cette perte d’humanité présente au sein de la classe ouvrière trouve son paroxysme dans les relations entre la classe capitaliste et celle en quête de moyens de satisfaction de ses besoins alimentaires. Les travailleurs deviennent passifs et oisifs en vers les objets qu’ils ont produits et actifs dans le processus de la production des objets, dans l’enrichissement des capitalistes. En effet, au-delà de cette oisiveté et de cette passivité de l’ouvrier devant son produit, le travailleur se caractérise par une extrême pauvreté de son être générique. On constate de plus en plus que c’est son animalité qui prend le pas sur son humanité. Ainsi, pour mieux conceptualiser et saisir l’aliénation générique de l’homme, semble-t-il important de partir de cette thèse marxienne selon laquelle : « La nature est le corps propre non organique de l’homme ». Par ces propos, Marx décèle les rapports entre l’homme et la nature. A travers ces rapports, nous comprenons d’abord que l’homme est une partie de la nature, mais non pas comme sa marionnette, mais au sens d’un processus d’adaptation et d’interaction. En termes plus explicites, nous pouvons dire qu’il y a dans ces rapports entre la nature et l’homme, une naturalisation de l’homme et une humanisation de la nature.Contrairement à ces rapports dialectiques entre l’homme et la nature, on peut dire incontestablement que le travail aliéné (celui dont l’homme a perdu ses véritables rapports avec son semble d’une part, et avec la nature d’autre part), en aliénant l’homme de la nature, affecte directement aussi bien sa vie individuelle que sa vie générique. A propos de cela, Marx déclare : « En ce que le travail aliéné aliène l’homme 1) de la nature,2) de lui-même, de sa propre fonction active, de son activité vitale, il aliène l’homme du genre ; il fait que la vie générique devient pour l’homme un moyen de la vie individuelle. Il aliène, premièrement, l’une de l’autre la vie générique et la vie individuelle et, deuxièmement, il fait de la seconde, prise dans son abstraction, le but de la première, prise elle-même dans sa forme abstraite et aliénée. » Par ailleurs, c’est dans cette même optique que Marx va préciser qu’il y a une certaine synonymie voire une identité entre la vie générique et celle productive chez l’ouvrier. Ainsi, dans la production d’objet, c’est-à-dire dans le travail aliéné, l’ouvrier se retrouve dans l’incapacité à saisir son objet, voit la conscience de son être modifiée et renversée. Sous cet angle, Marx déclare : « La conscience que l’homme possède de son genre est ainsi transformée par l’aliénation que la vie générique lui devient un moyen.

L’aliénation dans les Grundisse

   « En face de l’ouvrier, la productivité de son travail devient une puissance étrangère, comme sa capacité de travail devient travail en général, mouvement, travail effectif. En revanche le capital se valorise lui-même en s’appropriant le travail d’autrui. Le résultat de l’échange entre le travail et le capital, c’est que la valorisation est maintenant possible, puisque le rapport ne se réalise que dans le procès de production ou le capital consomme effectivement le travail autrui. » Dans les Grundrisse, toujours à travers cette logique de continuité de l’analyse de la thématique de l’aliénation, Marx adopte une démarche économique. Cette démarche marxienne découlant de l’enrichissement de ses études économiques, le conduit inéluctablement à expliquer la problématique de l’aliénation à travers l’utilisation de concepts économiques. C’est dire que les Grundrisse constituent une étape importante dans la confirmation des théories et des constats marxiens de 1844. Ils figurent, semble-t-il, comme l’œuvre annonciatrice et introductive du texte rébarbatif du Capital. En d’autres termes, les Manuscrits économiques de 1857-1858 anticipent sur certaines théories comme le fétichisme, la réification et mettent en évidence les catégories générales des rapports économiques et sociales au sein du capitalisme. Par ailleurs, il faut noter que ces rapports de domination économique et sociale dans les Grundrisse s’expliquent surtout par l’incapacité de contrôle des forces productives. Dans un tel texte, la dépossession aliénante est particulièrement clarifiée dans les chapitres de l’argent, du capital et de la plus-value. Cela justifie également toute la cohérence et l’unité de la thématique de l’aliénation dans ce texte. Ainsi, à travers l’analyse de la thématique de l’argent, Marx note une pure démarcation des réalités sociales et humaines aux réalités du monde objectif. De ce fait, au-delà même d’une simple séparation, l’argent comme produit humain, jouit de sa supériorité et de son pouvoir sur ses producteurs dans les rapports d’échanges des marchandises. En termes clairs et distincts, le pouvoir de l’argent dans le marché des échanges est source de transformation des rapports sociaux en rapports d’objets. Cette manière d’introduire la théorie du fétichisme de la marchandise semble être mise en perspective par ces termes de Marx : « Dans la valeur d’échange, les relations sociales des personnes sont changées en rapport social des objets ; la richesse personnelle est changée en richesse matérielle. (…). Mais, à présent, chaque individu détient la puissance sociale sous forme d’objet. Il dérobe à la chose cette puissance sociale, car il vous faut l’exercer avec des personnes sur des personnes. » Ici, on peut dire également que c’est trop manquer de vigilance analytique, de naïveté intellectuelle ou de complicité avec Althusser que de parler d’une démarcation radicale du Marx de la maturité et du Marx de la jeunesse en ce qui concerne la problématique de l’aliénation. L’aliénation dans les Manuscrits économiques de 1857-1858 traduit une certaine sociabilité du monde objectif au détriment du monde humain et social. C’est dire que cette dimension sociale acquise par les objets par le biais de l’argent marque sa différence avec les Manuscrits de 1844. Ce qui prouve véritablement un enrichissement et un dépassement dialectique des Grundrisse sur les brouillons parisiens. D’où ces pertinentes idées de Tran Hai Hac : « En somme dans ce texte des Manuscrits de 1857-1858, l’aliénation désigne le fait de la subordination des individus aux rapports de classe est perçue par les individus, supports de ces rapports, sous la forme d’une soumission aux objets et aux rapports des objets entre eux ; ou encore : que, dans cette forme historique d’individualité sociale, l’individu constitué en individu indépendant perçoit son rapport à la société comme un rapport à quelque chose d’intérieur et qui le domine (…). Ne relevant pas d’une problématique de l’essence de l’homme et de son aliénation, les Manuscrits de 1857-1858 ne sauraient, sans contre sens, être lus dans la perspective des Manuscrits de 1844. »  Dans le chapitre du capital, cette séparation entre l’ouvrier et ses conditions de travail est amplifiée par la transformation de l’argent en capital que Marx développera dans Le Capital. L’ouvrier, après avoir vendu sa force de travail au capitaliste par nécessité, il lui reste une subjectivité vide de toute substance humaine. En d’autres termes, l’ouvrier est privé de toute possibilité d’objectivation et de réalisation de son être. Le contenu de son travail et de sa valeur revient directement au capitaliste. C’est dans cette optique que Marx déclare : « Cette séparation entre la propriété et le travail, entre la force de travail vivante et les conditions de sa réalisation, entre la valeur et l’activité créatrice de valeur fait que le contenu même du travail est étranger à l’ouvrier. » Ainsi, à travers ces propos de Marx, l’exploitation de l’ouvrier se lit dans son rapport avec le monde objectif et le résultat de son travail. C’est donc une déperdition et une privatisation intégrales de toutes les circonstances d’appropriation de l’essence ouvrière. L’aliénation telle qu’elle est présentée par Marx dans ce texte de la transition, traduit la séparation de l’ouvrier avec ses moyens de production. Le travailleur, en vendant sa force de travail au capitaliste, est simultanément privé de tous matériaux de travail. Ce qui favorise également le pouvoir de l’objet sur son producteur. Compte tenu de cette séparation radicale de l’ouvrier avec ses conditions de travail, ces propos d’Ousmane Sarr ne clarifient-ils pas l’exploitation ouvrière dans le système capitaliste : « Le travailleur est séparé des conditions qui permettent la mise en œuvre de sa puissance de travail : il est totalement séparé des moyens et instruments de travail. » A travers cette affirmation d’0usmane Sarr et suite aux analyses marxiennes de la problématique de l’aliénation, nous pouvons dire les Grundrisse suscitent une analyse pratique et concrète des dures conditions de travail du prolétariat. En fin, le chapitre sur la plus-value, me semble-t-il, constitue une synthèse et une répercussion directe des chapitres de l’argent et du capital dans le cadre de la dépossession aliénante des ouvriers. Pouvant être conçue comme la différence entre la valeur du produit du travail de l’ouvrier et la part de profit qui le revient après l’activité de son travail, la plusvalue constitue l’un des plus grands obstacles de la réalisation de l’être des travailleurs. Elleest dans une certaine mesure une survaleur de production qui découle de l’augmentation du temps normal du travail journalier de l’ouvrier. Ce faisant, l’ouvrier, après avoir subi le pouvoir de l’argent, transformé en objet, en capital, sa force de travail appartient à autrui, c’est-à-dire au capitaliste. L’ouvrier se présente donc en face des capitalistes comme marchandise humaine reproductrice et multiplicatrice de leur richesse. Ainsi, non seulement il s’identifie avec le capital vivant, mais également il est soumis aux exigences et aux déterminations du capital. C’est à peu près dans cette logique qu’apparait cette affirmation marxienne : « Du point de vue du capital, les conditions matérielles du travail n’existent pas nécessairement pour l’ouvrier ; elles apparaissent bien plutôt indépendantes de lui, séparées de lui, comme propriété autonome du capitaliste : cette séparation ne prend fin que lors que l’ouvrier vend sa force productive au capital, en échange de quoi celui-ci le fait subsister comme force de travail abstraite, c’est-à-dire simple faculté de reproduire la richesse en tant que force dominée par le capital qui lui fait face. » Vu donc les différentes transformations de la thématique de l’aliénation dans la pensée marxienne, les Grundrisse s’inscrivent dans un processus d’approfondissement aussi bien sur le plan sémantique que sur le plan conceptuel. Autrement dit que l’aliénation marxienne de 1857-1858 est essentiellement calquée sur une dimension économique, mais toujours sous l’angle d’un enrichissement continu de ses théories de jeunesse. Ce rapport entre l’aliénation du jeune Marx et celui des Grundrisse n’a-t-il pas poussé Ousmane Sarr à affirmer : « Il y a dans les Grundrisse, une évolution sémantique et conceptuelle qui implique une évolution de la problématique de l’aliénation, ce qui apparaissait déjà de manière fragmentaire dans l’Idéologie allemande ou le terme Entfremdung est utilisé par Marx et Engels avec une précaution notoire. […] . On peut néanmoins, concevoir dans ce sens que le jeune Marx n’est pas le Marx de 1857-1858, mais non au sens althussérien du terme. Loin de parler de coupure radicale, on peut logiquement parler d’évolution aussi bien sémantique que thématique. » A travers ces propos d’Ousmane Sarr, nous assistons à une originalité évolutionniste de l’aliénation dans la pensée marxienne. Cela suppose un dépassement, d’une part, de la thèse de la « coupure épistémologique » dont Althusser parait représenter la figure emblématique et, d’autre part, la lecture de certains penseurs consistant à faire de l’aliénation de la maturité une reprise à l’identique par rapport à celle de 1844. En s’interrogeons de près sur cette conception d’Ousmane Sarr, nous pouvons dire incontestablement que le concept d’aliénation est transversal dans toute la pensée de Marx avec bien évidemment des modifications différentes. Il est à la fois présent donc dans les Manuscrits de 1844 et dans les autres ouvrages de la maturité marxienne comme L’Idéologie allemande, les Grundrisse et Le Capital. Compte tenu de cette présence effective de la thématique de l’aliénation dans la pensée de l’auteur du Capital, Ernest Mandel ne soutient-il pas : « Les passages relatifs à l’aliénation abondent dans les Grundrisse (…). Non seulement le concept d’aliénation n’est-il pas « prés marxiste », mais il fait partie de l’instrumentarium du Marx arrivé à pleine maturité. En lisant attentivement le Capital, on l’y trouve d’ailleurs également, fut-ce quelquefois sous une forme légèrement modifiée. » En somme, des Manuscrits de 1844 aux Grundrisse, l’aliénation passe d’une dimension antropologico-éthique à une dimension socio-historique. Concernant cette évolution de l’aliénation, Ernest Mandel ajoute-t-il : « L’évolution du concept du travail aliéné de Marx est donc claire : d’une conception anthropologique (feuerbacho-hégélien) avants les Manuscrits, il avance vers une conception historique de l’aliénation (à partir de L’Idéologie allemande). »57 Toujours, dans cette logique de continuité, il me semble qu’audelà de la problématique de l’aliénation, la thématique de l’argent est également transversale dans l’œuvre de Marx. Ainsi, d’un simple constat du pouvoir (divin, éthique) de l’argent dans la jeunesse marxienne, il se projette vers une dimension sociale, surtout dans sa transformation en capital.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE1 : DES MANUSCRITS DE 1844 AUX GRUNDRISSE : D’UNE DIMENSION ANTHROPOLOGIQUE A UNE DIMENSION SOCIO-HISTORIQUE DE L’ALIENATION
1-L’aliénation dans les Manuscrits de 1844 : influence feuerbachienne ou faiblesse de connaissances économiques de Marx ?
a-L’aliénation comme indépendance de l’objet par rapport à son producteur
b – L’aliénation dans l’activité de la production du travail
c –L’aliénation comme perte d’humanité du travailleur
2-La conception socio-historique de l’aliénation dans L’Idéologie allemande et dans les Grundrisse
a – L’aliénation dans L’Idéologie allemande
b- L’aliénation dans les Grundisse
CHAPITRE 2 : L’ALIÉNATION DANS LE CAPITAL LIVRE I : ÉVOLUTION ET PROGRESSION PAR RAPPORT À CELLE DE 1844 ?
1. Le fétichisme de la marchandise
2. La Reproduction simple
CHAPITRE3 : LA PROBLEMATIQUE DE L’EMANCIPATION DU PROLETARIAT CHEZ MARX
1) Vers une nouvelle pratique de la philosophie ?
2-Le communisme comme phase finale de l’aliénation
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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