Dans le regard de la chambre

PAR : Claude Martin-Rainaud 

L’expérience du phénomène de la camera obscura

   L’expérience du Regard de la chambre commence dans le regard que le nouveau-né apprend à porter sur le monde. Dès qu’il commence à ouvrir les yeux, progressivement, au cours des premières semaines, s’établit en lui un premier apprentissage de la perception visuelle, préalable à celui de l’espace de sa chambre. Le flou se dissipe peu à peu car le cristallin de son œil apprend à accommoder peu à peu, sa vision se développe. Il regarde, fixe, distingue et découvre ce qui est assez proche de lui. Peu à peu se structurent les processus de «fixation des traces mnésiques», ce qui devient sa mémoire. Selon Piaget, les apprentissages se construisent à travers des actions-réflexes qui vont, par répétition, devenir des actions intentionnelles. L’enfant scrute avec ce qui semble un désir d’interaction, avec vivacité, les visages qui se rapprochent de lui mais, quand elle se présente dans son champ visuel, il privilégie immédiatement sa mère. Celle qu’il connaît déjà de l’intérieur, depuis son séjour intra-utérin, par la musique de sa voix, qu’il reconnaît. A-t-il encore cette musique en lui? Il avait aussi une connaissance du contact avec sa mère, de l’intérieur de cet habitat premier dans lequel il baignait en symbiose, comme en apesanteur. Mais aujourd’hui il expérimente la prise de l’extérieur. Il va la toucher “main-tenant”, la saisir si fortement avec ses petits doigts, la palper, la regarder, en découvrir l’odeur, la sentir, la renifler. La sucer aussi avec voracité pour en découvrir le goût, la savourer, la mordre et la téter, pour enfin s’en nourrir par là même apprendre à la connaître du dehors. Maintenant il est dans ce monde-hors-d’elle, qu’il ne pouvait prévoir, mais où il est apparu. Regardons les yeux du nouveau-né, ils sont d’une apparence parfaite, mais leurs différents éléments doivent encore évoluer et leurs capacités visuelles encore se développer. Au cours de sa croissance intra-utérine, l’œil acquiert tous les éléments nécessaires au développement du système visuel, suivant le programme génétique de l’individu. À la naissance, la capacité réceptrice de la zone périphérique de la rétine est plus développée que celle de la fovéa, au centre. Au cours de l’apprentissage de la vision cette région devient la zone de plus grande acuité pour la discrimination des couleurs et des formes. Ce n’est qu’après la naissance que l’apprentissage de la vision se concrétise. Cependant, dans la matrice de sa mère, l’enfant distingue déjà les variations d’intensité de la lumière qui par moment peut illuminer son espace d’ordinaire obscur. Quelques mois plus tard, il porte son regard sur sa mère, il la distingue, il lui sourit et l’interroge du regard. Son système visuel s’est développé progressivement en amplitude. Il apprend maintenant à porter son attention en avant, en haut, en bas, sur les côtés, à connaître ce nouvel espace qui s’ouvre à lui. Espace de sa chambre qu’il découvre ensuite, au gré de ses premiers déplacements et qu’il comprend graduellement. Le long apprentissage du regard de la chambre de ses yeux et de son cerveau (intention, ouverture, interaction) s’accomplira au cours de ses premières années dans des jeux d’aventure, d’expérience, d’exploration et d’expérimentation qui ouvrent progressivement l’accès à la connaissance. Mais revenons au début. Sa mère a porté l’enfant en sa matrice où il a commencé à sentir et à percevoir le monde extérieur à travers elle. Puis, il a été éjecté dans un flux de sang et de liquides placentaires, au cours d’une scène inaugurale éprouvante et vraisemblablement dramatique, sinon traumatique. Cette scène il la garde enfouie en lui, inconsciente, car bien que vécue, il n’a pas les moyens de comprendre ce qui a eu lieu. Immédiatement l’air s’est engouffré dans ses poumons, aussitôt qu’il a pu, il a crié en apparaissant dans le «regard de la chambre» sans rien voir, sinon percevoir plus de lumière. Voilà qu’il ouvre les yeux et qu’il regarde sa mère quelques jours plus tard. Il découvre cet être avec lequel il entretient sans le savoir une relation affective ininterrompue et nourricière, vitale depuis le début de sa genèse. Une relation de plaisir s’instaure maintenant dans l’allaitement. Les regards échangés sont porteurs des émotions premières qui marquent l’enfant et tout son être pour toujours, autant que ses parents. Ces billes humides, brillantes, cristallines, mobiles et expressives, dont l’iris est si délicatement coloré et décoré de dessins complexes, révèlent déjà une gamme de sentiments pleins d’émotions. Ces échanges de regards sont des moments de fascination pour les parents, comme pour l’enfant qui suit et scrute déjà les yeux de ses géniteurs et semble y chercher des sentiments et en jouir déjà. Progressivement il découvre les formes et les couleurs de l’espace autour de lui, les lumières, les ombres, les objets et les images auxquelles il s’habitue et qui vont l’habiter.

L’expérience fortuite du phénomène de la camera obscura

   L’habitation de l’homme est le lieu de son «être-là». Nous avons vu à quel point la chambre de l’enfant est importante dans sa naissance au monde et dans sa connaissance du monde. Sa chambre est le lieu de la construction de son regard, de l’éveil de sa sensibilité et de son attention, de son esprit et de sa conscience. C’est aussi le lieu de son apprentissage de l’espace et de la sociabilité. Le lieu de cette expérience va installer une relation étroite et indéfectible entre l’habitant et les limites de son habitation. Inconsciemment, l’adolescent, puis l’adulte habille et meuble son habitat pour le rendre compatible avec l’image de son “moi”. C’est là que son habitus s’épanouit, qu’il accumule ses biens, ses objets, les habits dont il se pare pour être et paraître et dans lesquels il laisse sa trace et ses odeurs. C’est là qu’il satisfait ses besoins les plus essentiels, qu’il mange, qu’il a une activité sexuelle, dort et rêve. Comme dans les recoins d’un «édifice de mémoire» où les anciens déposaient les morceaux de poèmes ou de discours dont ils voulaient se souvenir, il range là le fruit de sa quête quotidienne. Ce qu’on lui a offert, ce qu’il a trouvé et ce qu’il a acquis. Ce qu’il va éventuellement partager avec sa famille, ce qui fait partie de lui maintenant et dont il ne veut ni ne peut se séparer. Dans Paris capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin écrit: L’intérieur est non seulement l’univers, mais aussi l’étui de l’homme privé. Habiter signifie laisser des traces. Dans l’intérieur l’accent est mis sur elles. On imagine en masse des housses et des taies, des gaines et des étuis, où les objets d’usage quotidien impriment leur trace. Elles aussi, les traces de son habitant s’impriment sur son intérieur. Dans son habitat l’homme est protégé. Au sein de son monde il se sent en sécurité, rien de mauvais ne peut lui arriver, sauf l’incursion des bruits du voisinage ou de la rue. Il peut regarder le paysage extérieur à sa fenêtre en toute tranquillité. Que va-t-il penser si un jour il découvre que le phénomène de la camera obscura a pris possession de son intérieur? Quand ce sujet est évoqué au cours de conversations, il n’est pas rare de voir des souvenirs remonter à la conscience. Certains enfants couchés pour la sieste en été, cherchant le sommeil, ou le refusant, ont pu observer l’image renversée qui se projette, s’étire et se plie dans l’angle du plafond et des murs de leur chambre. Ils voient les arbres situés à l’extérieur agitent leurs branches et leurs feuilles dans le vent; les parents, en bas, sur la terrasse, dans leur intimité et les oiseaux qui traversent le ciel. D’autres ont vu la maison d’en face, les véhicules se déplacer et les passants défiler sur le mur du fond de la grange dans laquelle ils ont été enfermés en punition, ou dans laquelle ils se sont cachés avec leurs camarades de jeux. Certains peuvent en témoigner aussitôt sans être pris au sérieux par les adultes, ou des années plus tard lors d’un échange d’expérience avec un autre, partageant une grande sympathie, une certaine jouissance ou un sentiment d’effroi. La plupart ne pourront pas en témoigner du tout car cette expérience leur aura été “invisible”, ou vécue dans un contexte traumatique et aura été refoulée. Comme nous l’avons dit, la manifestation du phénomène de la camera obscura n’apparaît clairement que si le soleil brille dehors et contraste avec l’obscurité qui domine à l’intérieur. L’apparition que nous envisageons ici est naturelle et avant tout fortuite, inopinée et peut surgir en n’importe quel lieu propice au cours de l’enfance ou dans la vie de l’adulte, sans qu’il en soit informé, à partir du moment où son regard est assez exercé et attentif pour le distinguer. Les entretiens informels que nous avons pu mener au sujet de l’apparition fortuite du phénomène de la camera obscura nous permettent d’estimer que, parmi les personnes interrogées, la fréquence de la perception consciente de cette apparition est très variable. Une grande majorité n’en a jamais vu, certains en ont vu une fois et quelques uns l’ont vu plusieurs fois. Il est évidemment possible que, davantage que l’adulte, l’enfant soit plus curieux et mieux disposé dans son attitude naturelle de découverte du monde pour percevoir ce phénomène. Cet enfant qui apprend à domestiquer ses peurs de l’obscurité où naissent ses rêves et ses cauchemars se trouve plus fréquemment dans “sa” chambre obscure au repos, en plein jour. Son regard est attentif, en phase d’apprentissage, à la découverte du monde visuel. Dans cette obscurité, se mêlent les images de l’endormissement, avec celles contemplées au réveil et celles rêvées dans le sommeil. Elles sont associées avec des images mentales, des représentations qui leur correspondent, ou qui surgissent de l’imaginaire. Visions entre rêve et réalité qui participent aux jeux, aux découvertes, aux peurs ou aux angoisses de la nuit. La clinicienne Lyliane Nemet-Pier nous introduit au cœur de l’univers nocturne de l’enfant: La peur de la nuit, la peur du noir, la peur de s’endormir, la peur de faire des cauchemars, la peur de ne pas se réveiller, autant de peurs qui peuvent nous habiter enfant et nous poursuivre toute notre vie. Des peurs que l’Homme connaît depuis des millénaires et avec lesquelles il se bat et se débat, parfois sans relâche. La nuit, lieu de crainte ou d’effroi. […] La peur du noir apparaît chez le petit enfant, autour de sa deuxième année jusqu’à environ six ans, la période œdipienne, quand il subodore que ses parents ont une relation tendre dont il est exclu. […] Il projette sur l’écran noir de la nuit, ses monstres intérieurs (la flambée des pulsions, la lutte intense menée entre ses désirs et les interdits) et sécrète des monstres qui vont le châtier. Un véritable univers persécutoire effrayant surgit en raison des orages pulsionnels qu’il est loin de dominer. Mais si les images de la camera obscura peuvent voisiner dans l’imaginaire avec ces images mentales nocturnes en ce qu’elles apparaissent toutes dans l’obscurité, les premières ne peuvent avoir lieu la nuit où seuls se manifestent rêves ou hallucinations. Si toutes deux sont des images, objets de notre attention et de notre réflexion, elles ne sont pas de la même essence. À l’origine, les premières sont optiques et deviennent mentales, les secondes sont et demeurent mentales. Pourtant, malgré ces différences, images de la camera obscura et images de la nuit provoquent toutes deux dans notre ressenti une sensation d’“inquiétante étrangeté”. S’il y est sensible, l’individu qui perçoit le phénomène de la camera obscura peut se poser la question du pourquoi de sa présence et du comment de son apparition. Le déchiffrage de cette apparition, sa lecture et sa compréhension, sa vision peuvent rester inexpliqués, incompréhensibles, c’est-à-dire invisibles, ou refoulés. Quand elle est vue et comprise, l’apparition du phénomène de la camera obscura participe à l’apprentissage de l’obscurité. Cette image sera confrontée ou associée aux questions qui peuplent déjà les zones d’ombre énigmatiques qui sont la source potentielle d’expériences traumatiques. Cette confrontation participera à la construction du psychisme de l’enfant. Tous les individus ne sont pas exposés au phénomène de la camera obscura ou, parmi ceux qui y sont exposés, beaucoup ne le perçoivent pas. Comme nous l’avons dit, le phénomène se manifeste naturellement dans certaines conditions bien définies qui relèvent d’abord de l’optique géométrique. Il suffit que les conditions nécessaires soient réunies pour que le phénomène apparaisse. C’est une expérience impressionnante que de se trouver confronté pour la première fois, de manière fortuite, avec l’apparition de ce phénomène dans un lieu obscur où l’on peut se trouver par hasard, ou même contre son gré. Généralement cette vision laisse un souvenir marquant chez l’enfant, l’adolescent ou l’adulte qui s’y trouve confronté soudainement. Souvenir émerveillé d’une apparition soudaine, semblable à un rêve, à une illusion, mais parfois teinté de peurs, ou d’une angoisse plus lourde. L’apparition fortuite du phénomène de la camera obscura peut-elle réellement provoquer chez l’observateur ce sentiment d’«inquiétante étrangeté» dont parle la psychanalyse? Ce concept d’“Unheimlich” a d’abord été identifié par Ernst Jentsch dans son article intitulé À propos de la psychologie de l’ “inquiétante étrangeté”1 dans lequel il nous dit: Il est […] compréhensible qu’à l’association psychique «ancien-connu-familier» corresponde un corrélat «nouveau-étranger-hostile». Dans ce dernier cas, l’apparition de sensations d’insécurité est toute naturelle et le manque d’orientation peut facilement se teinter de la nuance d’inquiétante étrangeté. L’irruption soudaine dans l’environnement familier de cette image qui enveloppe et renverse le dehors dans le dedans provoque une perte de repères, comme un malaise, qui ressemble “étrangement” à ces sensations d’«inquiétante étrangeté». Considérant l’étude de Jentsch «substantielle mais non exhaustive», Sigmund Freud reprend ce concept à son compte dans son essai intitulé L’inquiétante étrangeté, en allemand Unheimlich, publié pour la première fois en 1919. La traduction du terme Unheimlich en français pose problème, de plus c’est un terme très riche en Allemand. Freud se livre d’abord à une étude lexicographique extensive. Unheimlich est l’antonyme de Heimlisch qui qualifie ce «qui fait partie de la maison, familier, non étranger, apprivoisé, cher, intime et engageant.» Paradoxalement «ce qui a un caractère de nouveauté peut facilement devenir effrayant et étrangement inquiétant». Ainsi il nous invite à «aller au-delà de l’équation “étrangement inquiétant” égale “non-familier”». Il nous dit aussi que la traduction dans d’autres langues de cet “effrayant” fait défaut. Marie Bonaparte, qui a publié cet essai en Français la première en 1933, a traduit Unheimlich par «inquiétante étrangeté». Dans l’introduction de son édition en 1985, Jean-Bernard Pontalis définit l’inquiétante étrangeté comme «ce qui n’appartient pas à la maison et qui pourtant y demeure». Ainsi caractérisée, la manifestation psychique de ce corrélat de l’inquiétante étrangeté chez l’individu définit parfaitement l’apparition à l’observateur du phénomène de la camera obscura. En effet, l’intérieur de la maison est habité en permanence par le dehors qui s’y projette déjà et toujours, en puissance, même s’il n’y est pas toujours apparent, et lorsque nous le découvrons, cette intrusion nous “inquiète étrangement”. Voulant apporter une référence antérieure et une définition qu’il veut encore plus pertinente que celle de Jentsch, Freud cite Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling: «Serait unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti.» Nous nous sentons ici comme invités par Freud et Schelling à identifier plus précisément encore ce qui dans l’habitation surgit fortuitement lorsque le phénomène de la camera obscura apparaît, révélant ces aspects ignorés du lieu, comme l’inconscient refoulé de son habitant. Comme l’inconscient qui nous habite, les lieux que nous habitons recèlent des aspects dont nous n’avons pas conscience. Nous aimons rapprocher la définition de Pontalis «ce qui n’appartient pas à la maison et qui pourtant y demeure» et celle de Schelling «ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti». Le second énoncé peut d’ailleurs être la conséquence du premier. Ce qui est étranger à notre habitation et qui y figure malgré nous, surgit parfois de l’ombre alors que nous aurions aimé qu’il y reste caché. Car c’est bien cela qui a lieu dans une camera obscura: l’extérieur vient se renverser à l’intérieur pour s’y révéler et exposer la nature de ce qui y demeure, dans sa beauté et sa vérité. La rencontre de l’intimité de l’hôte avec l’étrange qui y pénètre à la renverse, quand elle est rendue manifeste par l’observation du phénomène de la camera obscura et de la photo qu’il est possible d’en faire, peut apparaître aux yeux de cet hôte comme une figuration, ou une métaphore renversante, de son refoulement. Ce qui correspond assez bien à ce que nous avons pu observer nous-même, chaque fois que nous avons produit et photographié le phénomène d’une camera obscura chez un habitant qui assistait aux opérations: il était lui-même renversé dans une attitude de fascination ou, à l’opposé, de rejet, de fuite.

L’invisibilité du phénomène de la camera obscura

    Le phénomène de la camera obscura ressemble à La lettre volée d’Edgar Poe, elle paraît être sans valeur. Elle est placée bien en évidence devant les yeux de tous les enquêteurs et personne ne la voit. Le phénomène de la camera obscura est même pire: nous l’avons dans l’œil, mais nous ne le voyons pas, nous le travestissons en ce que nous voyons. Paradoxalement, la phénoménologie, qui se revendique comme l’instauration du logos sur les phénomènes, science ou discours du phénomène et ses pratiques dérivées d’élicitation ou d’explicitation, n’a jamais réellement regardé ni “vu”, ni tenté d’analyser, ni même envisagé de considérer ce “phénomène de la camera obscura” qui est à l’origine de la vision, de la perception et de la conscience. Le phénoménologue est un spécialiste du logos, il est focalisé sur la lecture et l’écriture du texte de l’expérience. Il est trop rarement interpellé par le discours des images, par la nature picturale de ses images mentales, les figures spatiales ou visuelles de sa réflexion, ou les aspects iconiques, symboliques ou mythologiques de l’élaboration de sa pensée. Pourtant l’épochè, cette posture fondatrice de l’expérience phénoménologique contemporaine, caractérisée par la suspension du jugement, ce geste par lequel l’attention se décale pour prendre de la distance et questionner en permanence le sensdu phénomène, pourrait être considéré comme un pré-requis, une exigence pour “voir” le phénomène de la camera obscura et l’interroger. Nous insisterons sur cet argument pour dire que l’observation pertinente du phénomène de la camera obscura requiert une application pleine et particulière de l’épochè de la phénoménologie que Husserl désigne comme «réduction phénoménologique transcendantale» et qu’il définit ainsi: On peut dire aussi que l’ἐποχή [épochè] est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m’est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu’il existe pour moi. Mais, dans l’Antiquité, l’épochè est un concept philosophique forgé par les sceptiques grecs. Le philosophe sceptique ne donne son assentiment qu’à des représentations compréhensives, qu’à des certitudes. D’après Cicéron, Arcésilas de Pitane, qui fut l’une des figures les plus illustres du scepticisme, nie que l’on puisse donner son assentiment à une représentation. Il affirme même qu’il n’y a pas de représentation compréhensive et que le sage sera donc celui qui refuse d’affirmer quoi que ce soit. On ne peut distinguer entre les représentations vraies et les autres, car des objets sans existence font aussi sur nous des impressions claires et distinctes. Il est possible qu’Arcésilas pensait ici aux rêves, aux erreurs des sens, à la folie.Mais dire cela, c’est dire qu’il est impossible de s’appuyer sur les données des sens pour s’élever par le raisonnement à une connaissance vraie des causes et des principes des choses. La raison ne nous fait donc rien connaître, puisqu’il n’y a pas de critère de la vérité. Aussi Arcésilas recommande la suspension du jugement: l’épochè: Arcésilas affirmait qu’on ne pouvait rien savoir, pas même ce que Socrate s’était finalement accordé. Il pensait donc que tout se cache dans l’obscurité, que rien ne peut être perçu ni compris; que, pour ces raisons, on ne doit jamais rien assurer, rien affirmer, rien approuver; qu’il faut toujours brider sa témérité et la préserver de tout débordement, alors qu’on l’exalte en approuvant des choses fausses ou inconnues; or rien n’est plus honteux que de voir l’assentiment et l’approbation se précipiter pour devancer la connaissance et la perception. Il agissait selon cette méthode, si bien qu’en réfutant les avis de tous il amenait la plupart de ses interlocuteurs à abandonner leur propre avis: quand on découvrait que les arguments opposés de part et d’autre sur un même sujet avaient le même poids, il était plus facile de suspendre son assentiment d’un côté comme de l’autre  Quand il dit «que tout se cache dans l’obscurité, que rien ne peut être perçu ni compris», Arcésilas nous parle-il d’une camera obscura incompréhensible et inexplicable?. En fait, il nous dit que s’il avait vu le phénomène, il ne l’aurait surtout pas cru. Cette suspension du jugement recommandée par l’épochè vise donc pour le philosophe sceptique à éviter toute erreur de jugement, tant l’incertitude est grande quant à la compréhension des phénomènes dans l’Antiquité Grecque, surtout considérant ceux qui ont lieu dans l’obscurité où toutes choses se cachent. L’étymologie du mot Grec «épochè» présente un autre aspect intéressant. Son premier sens correspond bien à cette suspension du jugement recommandée par les sceptiques grecs que nous venons d’évoquer. Mais ce terme désigne aussi l’arrêt, la suspension, la disparition de la lumière pendant une éclipse. Nous verrons plus loin que l’éclipse est le phénomène qui le premier semble avoir amené l’école d’Aristote à se poser avec rigueur et pertinence le problème des images renversées projetées par un orifice dans une semi-obscurité. L’observation du phénomène de l’éclipse est certainement l’expérience la plus importante par laquelle le concept de camera obscura a fini par prendre corps au fil des siècles. Nous soulignerons cette double cécité de la phénoménologie au regard de la camera obscura. D’une part, le phénoménologue ne s’intéresse pas au phénomène de la camera obscura en tant que tel, dans sa nature optique. D’autre part, il ne voit pas que l’épochè qu’il cherche à instaurer comme pratique investie de sagesse puise son origine-même et son sens premier dans une des activités de recherche scientifique les plus anciennes, qui exploite le phénomène de la camera obscura. Mais ce que nous devons relever ensuite c’est que la suspension vertueuse du jugement du sceptique soit rapprochée de la suspension de la lumière, comme une éclipse du soleil ou de la lune. Une manière pour le sage de se déprendre de la théorie platonicienne issue de l’allégorie de la caverne, qui veut que ce n’est qu’en pleine lumière que la vérité puisse apparaître

L’obscurité de la chambre

   L’obscurité et l’espace ont partie liée. L’obscurité pré-existe déjà dans l’espace infini du Chaos et par extension elle existe en puissance dans l’espace probablement limité de la Chôra, telle une caractéristique originelle. À l’article «Chaos», le dictionnaire étymologique de Bailly témoigne de «l’espace immense et ténébreux qui existait avant l’origine des choses». En Grèce Ancienne, l’obscurité relève de deux divinités primordiales, la Nuit noire Nyx [Νύξ] et les Ténèbres son frère Érèbe [Έρεϐος], l’obscurité qui règne dans les enfers. Comme l’espace de Gaïa, l’obscurité de la Nuit et des Ténèbres émergent de Chaos où ils existent en puissance. Chez Hésiode, Nyx, la Nuit noire, émerge du Chaos en même temps que son frère Érèbe, peu après la Terre Gaïa comme nous l’avons vu et peu après l’Amour premier, l’Éros, qui fait se manifester et s’unir les forces génitrices. Forces génitrices de Nyx qui va s’unir à son frère pour enfanter l’Éther, la partie la plus brillante de la haute atmosphère, ainsi qu’Héméra, le Jour et sa lumière, puis Epiphron, la Prudence, et Eleos, la pitié et la compassion. Nous retiendrons que chez Hésiode, la lumière, celle de l’éther comme celle du jour, est enfantée par cette «union de bonne entente»3 [Philotès, Φιλότης] de l’obscurité de la nuit, grosse de celle des enfers. Nous avons là en puissance une impressionnante source d’inquiétante étrangeté, car Nyx enfantera d’elle même comme Gaïa sans partenaire, ou par Philotès, avec d’autres partenaires, une bien plus inquiétante progéniture. Parmi tous les enfants que les diverses traditions attribuent à la Nuit, sont ces deux figures infernales de Charon le Nocher et du fleuve Styx, qui séparait le monde terrestre des Enfers. Charon le batelier en charge des âmes qui doivent traverser le Styx. Nyx est aussi la mère des Kères, ces divinités infernales qui s’abreuvent du sang des mourants et s’emparent des agonisants pour conduire leur âme aux Enfers. Nyx est aussi la mère des terribles divinités que le mortel doit affronter au moment de sa mort: Moïra la Destinée, des Moires tisseuses du destin des hommes et des dieux, de Némésis la Vengeance et la Justice Divine et des Érinyes persécutrices, d’après Eschyle. Elle est aussi reconnue comme la mère des divinités qui règnent sur ces états où l’homme ne s’appartient plus, Thanatos, la Mort redoutée, et Hypnos, le Sommeil qui lui ressemble tellement, mais dont nous émergeons vivant et reposé chaque matin. La Nuit est aussi mère des Oneiroi, cette tribu des milliers de rêves qui peuplent le domaine d’Hypnos et le célèbre Morphée qui endort les mortels. Doit-on associer à cette famille des divinités spécialistes du «lâcher-prise», cet autre enfant de Nyx qu’est Philotès, l’«amour de bonne entente»? Cette allégorie de l’acte sexuel que nous avons déjà citée à propos de sa relation avec son frère Érèbe. Nyx est mère enfin de ces terribles calamités que la vie nous oppose: Géras la Vieillesse, de Momos le Sarcasme, d’Apaté la Tromperie, de Dolos la Ruse, de Moros le Sort, d’Oizès la Misère, d’Éris la Discorde et de Lyssa la Colère. La Nuit et son obscurité occupent dans l’imaginaire de la tradition Grecque une place importante, lourde de la plupart des redoutables inquiétudes familières qui envoûtent et soumettent l’homme, jusqu’aux plaisirs de l’Éros primordial. À la lecture des textes nous retrouvons un écho qui éveille encore des résonances à notre esprit, aujourd’hui. Clémence Ramnoux relève dans les textes les épithètes qui sont associées à la Nuit pour chanter la litanie de conjuration de la divinité redoutable et pour décrire la nuit de tous les soirs. Elle est la Divine (άµβρόσια), la Redoutable (όλοή), La Noire, la Ténébreuse (δνοφερά, µέλαινα, ὲρεβεννή), la Dompteuse (δµήτειρα), la Rapide (θόη). On lui donne aussi parfois le nom euphémique de la Bienveillante (Εὐφρόνµ). La nuit de tous les soirs est dite «ambrosienne», quand elle apporte, par exemple, un songe heureux et «redoutable», quand elle enveloppe, par exemple, le champ de bataille où agonisent les morts. Elle est quelquefois obscure et quelquefois découvre la course des astres errants. On la dit encore sacrée (ίερά). La même qualité de «dompteuse» se dit de la Nuit, du Sommeil et de l’Amour. Cette envoûteuse se révèle dans l’épiphanie de la nuit érotique. Certes les signifiés que recouvrent tous les enfants et ces épithètes de la Nuit n’ont plus la même valeur dans nos sociétés. Mais l’obscurité de la Voûte céleste, comme celle de la chambre, est encore aujourd’hui divine, redoutable, noire, ténébreuse, dompteuse, rapide, bienveillante, ambrosienne, envoûteuse, érotique et bien plus encore. Ce qui ne ressort pas assez ici c’est que l’obscurité préside aussi aux apparitions, mais nous verrons cela plus loin. Nous pourrions conclure à ce stade que l’obscurité d’Érèbe semble quelque peu occultée par celle de la Nuit dans l’imaginaire.

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Table des matières

Introduction
1) L’expérience du phénomène de la camera obscura 
1.1) L’expérience fortuite du phénomène de la camera obscura 
1.2) L’expérience volntaire du phénomène de la camera obscura 
1.3) L’invisibilité du phénomène de la camera obscura 
2) L’exploration du phénomène de la camera obscura 
2.1) L’espace de la chambre 
2.2) L’obscurité de la chambre 
2.3) Le sténopé 
3) La genèse de la camera obscura
3.1) Émergence de l’expression camera obscura 
3.2) Les définitions du mot grec kamara 
3.3) La surabondance fonctionnelle de la voûte 
3.4) La voûte magique 
3.5) La voûte technique 
3.6) La voûte biologique 
4) Le mode d’existence de la camera obscura 
4.1) la camera obscura géologique 
4.2) la camera obscura vivante 
4.3) la camera obscura végétale 
4.4) la camera obscura animale 
4.5) la camera obscura technique 
4.6) la camera obscura esthétique 
5) La camera obscura de l’artiste 
5.1) Les vedute vénitiennes 
5.2) Les vedute de Scardanelli 
5.3) Les vedute contemporaines 
Conclusion
Bibliographie

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