Couleur, culture et cognition: examen épistémologique de la théorie des termes basiques

Lorsque dans le nord des plaines libanaises de la Bekaa on parle de ‘teffeh azraq’, ‘pommes bleues’, ou de ‘zaytoun azraq’, ‘olives bleues’, alors que le lexique arabe libanais comporte bien des termes pour ‘bleu’ et ‘vert’, est-ce parce qu’on attribue à ces pommes ce caractère chromatique ? Est-ce une métaphore ? Ou est-ce que l’extension du mot arabe libanais pour ‘bleu’ a inclus dans son histoire récente des tons de couleur similaires à ceux de cette pomme ‘bleue’ qu’en français on qualifierait de ‘verte’ ?

Au début du 20e siècle, il n’en fallait pas plus pour conclure à la relativité des références des termes de couleur, comme à celle de leurs extensions, ni pour en déduire que le lexique ‘détermine’ la perception de la couleur. Cette détermination de la perception par le lexique n’implique pas que les habitants de nord de la Bekaa perçoivent cette pomme différemment que ne la percevraient des parisiens. Elle implique cependant, dans sa version la plus forte, qu’il n’y a pas de traduction possible entre le terme arabe libanais ‘azraq’ et le terme français ‘bleu’, parce que ces catégories de couleur ont des extensions différentes déterminées non seulement par la perception, mais surtout par la culture, le lexique et le contexte, pris pour varier arbitrairement à travers les populations.

L’idée de l’influence de la culture, du langage et du contexte sur la perception se cristalliseautour de l’hypothèse Sapir-Whorf. Il est vrai que l’hypothèse Sapir-Whorf, telle qu’elle est élaborée par ses auteurs, semble souvent moins relativiste qu’on voudrait bien d’abord le croire. Néanmoins, elle incarne toute une école de pensée qui adopte, interprète et développe l’idée initiale de Whorf selon laquelle le monde est un ‘flux kaléidoscopique d’impressions’ qu’il faut découper pour pouvoir le comprendre et le penser. Le monde ne se présente donc pas à nous prédécoupé selon des frontières ‘naturelles’ qui relèveraient de lui, ou des mécanismes cognitifs et perceptifs propres à l’être humain. Le monde est essentiellement désorganisé, et nous l’organisons en catégories avec les moyens que nous donne notre culture.  Exemple paradigmatique de cette désorganisation initiale du monde est le phénomène relativement bien connu de la couleur. Compris comme un continuum physique de longueurs d’ondes, le spectre lumineux visible pour l’homme entre 400 et 700nm, est perçu comme coloré. Si la couleur, cet ensemble de longueurs d’ondes compris entre 400 et 700nm, est un continuum, alors d’où proviennent nos catégories de couleur ? Plus précisément, d’où provient l’impression de discontinuité qui caractérise la perception humaine du continuum des couleurs ? Provient-elle du lexique, de la culture, du contexte, comme le soutiendraient les relativistes ? Ou proviendrait-elle des mécanismes perceptifs et cognitifs communs à l’espèce humaine, comme le soutiendraient les universalistes ? Si la couleur s’est avérée être le domaine de prédilection des chercheurs intéressés par la catégorisation à l’interface entre cognition et culture, c’est parce que ce domaine présente un intérêt certain : celui de permettre que la question de ce qui détermine sa catégorisation soit posée de façon claire et relativement bien cernée.

HISTOIRE ET ÉVOLUTION DE LA THÉORIE DES TERMES BASIQUES

BERLIN ET KAY : 1969, LA FIN DE L’HEGEMONIE DE L’HYPOTHESE SAPIR WHORF 

La théorie des termes basiques (TTB) qui sert de contexte théorique et de point de départ à notre réflexion sur le rapport entre langage et perception dans la catégorisation de la couleur, émerge en 1969 en réaction à l’hypothèse de relativisme linguistique, cristallisée dans l’hypothèse Sapir-Whorf. Grossièrement, l’hypothèse Sapir-Whorf est prise pour dire que le langage détermine la perception des couleurs. La TTB soutiendra le point de vue inverse selon lequel c’est la perception des couleurs qui détermine le langage ou la sémantique de la couleur. En d’autres termes, la TTB, dans ses premières formulations, est guidée par l’idée selon laquelle ce sont les mécanismes de la vision, aux niveaux inférieurs du traitement de l’information lumineuse, propres à l’espèce humaine, qui vont déterminer la façon dont on catégorise les couleurs, et donc la façon dont on réfère à la couleur. La TTB n’est pas pour autant une théorie ‘simple’. D’une part, il s’avèrera qu’un fondement sur la science de la vision et sur les processus physiologiques survenant aux étapes inférieurs du traitement de l’information lumineuse, pour justifier l’universalité de la catégorisation n’est pas aisée. D’autre part, la TTB est par essence interdisciplinaire. S’agissant de catégories de couleur, la théorie fait d’emblée intervenir la physiologie de la perception, la psychologie, mais aussi la linguistique, puisque ce qui est en cause sont les catégories lexicales, et l’ethnographie, puisque la seule voie possible pour démontrer l’universalité de la catégorisation passe par la démonstration de la régularité de la catégorisation à travers différentes langues. Cette interdisciplinarité fait que la théorie nécessite un approfondissement conceptuel dans plusieurs directions à la fois, qu’elle entreprend d’ailleurs, dans la durée. Cependant, à mesure que la théorie se développe, sont rapportés des cas de langues où la catégorisation de la couleur ne peut pas s’inscrire dans le schéma initial de la TTB. Et surtout, sur les quarante ans qui nous séparent de la première formulation de la théorie, la science de la vision a connu des changements considérables. Pour ces deux raisons, la TTB n’est pas une théorie unique. Bien que son argument universaliste au cœur de la théorie soit maintenu, la théorie elle-même évolue, et passe d’un point de vue radicalement universaliste sur la catégorisation de la couleur, à un point de vue plus modéré, voire ‘mixte’.

De l’hypothèse de Sapir-Whorf à Basic Color Terms

L’hypothèse Sapir-Whorf

La linguistique joue un rôle central dans la compréhension des institutions sociales
Dans son article « The status of linguistics as a science », publié en 1929, Edward Sapir pose les bases de ce qui sera connu sous le nom de l’hypothèse Sapir-Whorf (Sapir, 1929). Les quelques pages de cet article avaient pour but premier de défendre l’aspect scientifique de la linguistique, et de montrer la nécessité de son apport dans la compréhension des sociétés. Ce rôle central de la linguistique est justifié par le fait que le langage est un guide vers la réalité sociale, dans la mesure où il conditionne notre pensée. Croire que l’on s’adapte à la réalité essentiellement sans le langage, et que le langage n’est qu’un moyen contingent de résoudre les problèmes de communication est une illusion. « The world is to a large extent unconsciously built up on the language habits of the group » (Sapir, 1929; p.209) Il ne s’agit pas de penser le langage comme un annexe à la biologie ou à la psychologie. Il est un produit social culturel, bien que sa régularité et la forme de son développement soient basées sur la nature psychologique et biologique de l’homme.

Le principe de relativité linguistique est une hypothèse à 3 degrés de radicalité
Ce qu’on a l’habitude d’appeler le ‘principe de relativité linguistique’, basé sur les points rapidement énoncés ci-dessus, est pris pour stipuler, caricaturalement, que le langage et la culture influencent la perception. Personne n’ignore l’exemple donné par Whorf en 1940 pour illustrer ce principe (voir au sujet de l’impact de cet exemple Pullum, 1991): « We have the same word for falling snow, snow on the ground, snow packed hard like ice, slushy snow, wind-driven flying snow – whatever the situation may be. To an Eskimo, this allinclusive word would be almost unthinkable; he would say that falling snow, slushy snow, and so on, are sensuously and operationally different, different things to contend with; he uses different words for them and for other kinds of snow. » (Whorf, 1956; p.216).

Un élément clé pour la compréhension plus nuancée de l’hypothèse Sapir-Whorf et de son principe de relativité linguistique, est la considération de la durée durant laquelle il a été élaboré. De nombreux articles sont rédigés entre les années 1925 et 1940 par les deux auteurs (principalement Whorf dans la dernière décennie), qui reprennent et développent cette idée. Ces nombreux textes sont caractérisés par leur ambiguïté qui permet des interprétations diverses. Ce qui transparaît notamment, est l’existence de trois degrés de radicalité du principe de relativité. Ce que l’on pourrait appeler le degré 0, le plus radical, que l’on retrouve dans deux articles de 1936 et 1939, pousse l’influence de la relativité linguistique jusque dans les processus neuronaux. En 1936, Whorf s’interroge en effet sur les processus rationnels et intellectuels des membres des communautés dites primitives. Whorf définit les mots et morphèmes comme des réactions motrices, essentiellement différentes des facteurs de liaison survenant entre les mots et morphèmes, qui seraient, quant à eux, des processus neuronaux. Whorf se distingue cependant de ce qu’il appelle les ‘matérialistes’ : la détermination linguistique n’est pas elle-même biologique. Mais le langage, et sa structure particulière, déterminent ces processus non moteurs neuronaux, qui sont la vraie essence de la pensée. Il précisera cette idée en 1939, en soutenant que la nature du langage rigidifie les canaux, entendre neuronaux, du développement de la culture.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 HISTOIRE ET ÉVOLUTION DE LA THÉORIE DES TERMES BASIQUES
1 | BERLIN ET KAY : 1969, LA FIN DE L’HEGEMONIE DE L’HYPOTHESE SAPIR-WHORF
1.1 — De l’hypothèse de Sapir-Whorf à Basic Color Terms
1.1.a — L’hypothèse Sapir-Whorf
1.1.b — Basic Color Terms, une alternative au relativisme linguistique
1.2 — Théories neurophysiologiques de la perception de la couleur : quels fondements à la théorie de Berlin et Kay ?
1.2.a — Aperçu historique de l’évolution de la théorie de la vision : quelques notions de base
1.2.b — Les fondements neurophysiologiques la théorie des termes basiques de couleur de 1969
2 | DE 1969 A NOS JOURS : UNE THEORIE QUI EVOLUE ET SE COMPLEXIFIE
2.1 — Le développement d’un apanage conceptuel : les apports de Eleanor Rosch Heider
2.1.a — Elaboration de l’hypothèse développementale
2.1.b — Le fondement physiologique
2.1.c — De la saillance perceptuelle, à la couleur focale, au prototype
2.2 — La deuxième théorie des termes basiques de couleur 1975-1991
2.2.a — La séquence évolutionnaire et la notion de catégorie revisitées
2.2.b — Prototypes et neurophysiologie
2.2.c — Un bémol à une théorie souvent qualifiée de radicalement universaliste
2.2.d — Le raffinement de la 2e théorie des termes basiques
2.3 — La théorie des termes basiques de couleur face à ses critiques
2.3.a — Les premières critiques : Nancy Hickerson et la méthodologie de la TTB
2.3.b — Les critiques linguistiques, méthodologiques, neurophysiologiques et théoriques de Lucy et de Saunders et van Brakel
2.3.c — Les réponses de Berlin et Kay
2.4 — La troisième théorie des termes basiques: le principe de partition et l’hypothèse d’émergence [EH] 1991-1999
2.4.a — La séquence évolutionnaire revisitée
2.4.b — Deux nouvelles critiques
2.4.c — Le principe de partition et l’hypothèse d’émergence
2.5 — Centres géométriques, et frontières variables mais universelles : 4e théorie des termes basiques [1999-2006]
2.5.a — La critique de Roberson et ses associés
2.5.b — Renforcement de l’universalité des catégories de couleurs organisées autour de points focaux
2.5.c — La question de la variabilité des frontières
2.6 — Vers un dépassement du débat traditionnel « universalité linguistique » vs. « relativité linguistique »
2.6.a — Une tentative d’explication physiologique de vert-bleu
2.6.b — Une explication physiologique à l’universalité et variabilité des frontières
CHAPITRE 2 LA NOTION DE BASICITÉ
1 | LES CRITERES DE BASICITE
1.1 — L’approche traditionnelle
1.1.a — Les huit critères de 1969 et leur dimension évolutionnaire
1.1.b — L’application des critères traditionnels
1.2 — Les critères traditionnels revisités
1.2.a — Saillance psychologique et hyponymie
1.2.b — A propos de l’hyponymie et de la saillance psychologique : applications et limites
2 | LA REFERENCE CONSENSUELLE ET LA BASICITE
2.1 — Saillance psychologique ou référence consensuelle?
2.1.a — Les modifications du protocole expérimental et ses implications
2.1.b — L’évolution du lexique et la structure interne des catégories
2.2 — Référence consensuelle: implications
2.2.a — La référence consensuelle : un critère nécessaire
2.2.b — Les critères (ii) et (iii) contredisent la notion d’usage sous-tendant celle des termes basiques
3 | LA BASICITE EST UNE NOTION GRADUELLE
3.1 — Le cas du français
3.2 — Référence consensuelle et évolution lexicale
3.2.a — Quelques considérations méthodologiques autour de la référence consensuelle
3.2.b — La référence consensuelle : développement potentiel du paradigme de la TTB
3.2.c — Entre usage et perception
CHAPTIRE 3 LA DÉTÉRMINATION PERCEPTUELLE DE LA TTB
1 | LE MODELE MUNSELL ET SON ROLE EXPERIMENTAL
1.1 — La place du modèle Munsell dans la TTB
1.2 — La modèle Munsell : constitution et représentativité
2 | COULEURS PRIMAIRES, COULEURS PURES, COULEURS FOCALES
2.1 — A propos de la couleur ‘primaire’
2.1.a — Qu’est ce que le fondationnalisme de la TTB ?
2.1.b — Le fondationnalisme de la TTB à travers ceux de Munsell et de Hering
2.1.c — La couleur primaire : de la métaphysique à la sémantique
2.2 — La mise en cause de la couleur pure
2.2.a — Un modèle neurophysiologique standard insuffisant
2.2.b — Que reste-t-il des couleurs pures de Hering-Jameson-Hurvich ?
3 | POUR UNE APPROCHE NON FONDATIONNELLE DE LA COGNITION DE LA COULEUR
3.1 — A propos de l’usage simultané des modèles de Munsell et de Hering
3.2 — L’argument phénoménal
3.2.a — Du fondement physiologique au fondement phénoménal
3.2.b — Les problèmes de l’argument phénoménal fort
4 | UNE MODELISATION ALTERNATIVE DE LA DETERMINATION PERCEPTUELLE
4.1 — L’irrégularité de l’espace perceptif
4.2 — L’optimalité des catégories de couleur ‘cognitivement significatives’
4.3 — La saillance perceptuelle est relative
CONCLUSION

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