Construction du personnage et de l’indentité dans les romans de Pirandello et Svevo

Tout roman exprime, directement ou indirectement, une conception de la personne et de son rapport aux autres et à la société, conception qui impose à l’écrivain de choisir certaines formes et confère à l’œuvre son sens le plus large et le plus profond. Si cette conception se modifie, l’art du roman se transforme. La question du personnage romanesque, donc, ne peut être abordée qu’en relation à des contextes  variables, au fil de l’évolution historique du genre – cet « enfant bâtard » de la littérature comme le définit Marthe Robert , et à des situations sociales elles aussi changeantes, produisant des formes et des styles narratifs nouveaux. L’essor de la bourgeoisie et l’affirmation de son idéologie au XIXe siècle conduit, dans un premier temps, à l’élaboration d’un nouveau type de personnage, dont le « héros » balzacien est l’exemple le plus accompli, saisi dans la dynamique sociale selon des critères de vraisemblance, mais acquérant une stature peu commune au fil de la narration, jusqu’à devenir une sorte de géant qui domine la scène du monde. Toutefois, les indices ne manquent pas d’une tendance inverse, qui veut promouvoir au rang d’acteurs romanesques des types sociaux et psychologiques issus de la vie ordinaire et provinciale, comme Emma  ou Charles Bovary. Le « médiocre » sans destin cesse d’être exclu de l’horizon romanesque pour devenir un type nouveau de personnage. Avec le naturalisme, et notamment Émile Zola, tout procédé de typisation et d’emphase sera rejeté. Chez lui, comme chez Verga dans le cadre du Verismo italien, le personnage connaît une dévalorisation certaine (que l’on songe au cycle des « Vinti » chez ce dernier) et cette « réduction » permettra de concentrer toute l’attention sur la vérité du document humain. Si l’intrigue fait l’objet d’une banalisation et d’une dédramatisation, le « héros » est ravalé au rang d’un personnage quelconque.

Le personnage romanesque : représentation d’une époque 

Le personnage romanesque moderne en Italie

Dans les premières décennies du XXe siècle, nous retrouvons chez plusieurs romanciers italiens le thème du personnage « sans volonté » au centre de leur œuvre. C’est ce que Norbert Jonard qualifie, à juste titre, de « maladie de la volonté». Mis à part quelques différences, la typologie du personnage « sans volonté» est fondamentalement la même chez beaucoup d’écrivains italiens et même européens : il s’agit d’un personnage en crise profonde, en conflit avec lui-même et avec le monde. Mais en réalité ce changement s’opère avant la fin du dixneuvième siècle, vers les années 1890. Cette période coïncide avec la remise en question du positivisme dans tous les domaines, surtout littéraire et philosophique : la raison n’est plus le moyen suprême d’accéder à la connaissance, la science ne semble plus garantir un progrès, le sort de l’homme semble lui échapper et le monde lui apparaît comme un système indéfinissable, aléatoire, donc mal maîtrisé. Face à ce déclin, les mots d’ordre sont le repliement sur soi, la négation du monde et, chez certains écrivains, le retour à l’enfance (avec l’exemple significatif de Giovanni Pascoli, chez qui le retour vers  l’enfance est une sorte de refuge ou de consolation par rapport à la dureté de la réalité), voire à l’adolescence, comme nous le verrons.

Cette rupture avec le monde aura pour conséquence majeure de mettre à nu les limites de l’homme. Ce dernier, ayant compris sa propre faiblesse, de même que le caractère subjectif et l’irrationalisme de beaucoup de théories jusque-là inébranlables, se tourne vers d’autres visions et des sensibilités nouvelles qui vont modifier totalement le sens de son existence. C’est dans ce climat que l’ère du decadentismo s’ouvre en Italie avec ses premiers interprètes tels qu’Antonio Fogazzaro, Giovanni Pascoli (avec Myricae notamment) ou le tout premier Gabriele
D’Annunzio, puis, selon quelques biographes, le D’Annunzio vieillissant. Même s’il n’est pas défini comme une école en référence aux autres systèmes et courants philosophiques ou esthétiques, comme par exemple le positivisme ou encore le symbolisme, le decadentismo a pendant longtemps, tant sur le plan esthétique (rupture avec un style de narration réaliste, pour procéder à une sorte de monologue intérieur qui permet au lecteur d’explorer les profondeurs du personnage) que philosophique, imposé une certaine vision de l’homme morcelé. Néanmoins, au sein même de ce decadentismo italien nous notons quelques tendances, pour ne pas dire contradictions (sans doute en fonction des générations d’écrivains). En effet, cette impossibilité de domination du monde réel pousse l’individu à créer un autre monde, disons un monde esthétisé, qu’il sera en mesure de maîtriser, d’où le mythe du « surhomme » d’abord défini par Nietzsche puis exploité par D’Annunzio, et de la vie comme œuvre d’art. Aux antipodes de cette suprématie humaine, nous retrouvons une attitude de repliement sur soi et de rejet du monde caractérisée par la non acceptation de la réalité, comme nous le verrons avec Alfonso Nitti dans Una vita ou Vitangelo Moscarda dans Uno, nessuno e centomila. Le personnage évoluant ainsi est en fait terriblement seul, car entre lui et le monde il existe une barrière quasi infranchissable :

« L’homme du XXe siècle s’est retrouvé au cœur d’une solitude profonde ; tous les liens qui le reliaient au monde ont été soit rompus par la violence des événements historiques, soit par l’intransigeance de la pensée critique. Mais la conscience de la solitude ne suffit pas, sans le désir d’une fusion nouvelle : et dans le roman italien contemporain les deux moments ne sont jamais séparés, le moment de l’anxieux repli sur soi et le moment de généreux élans vers le monde . »

Ces « moments de généreux élans vers le monde » dont parle Dominque Fernandez, se traduisent, chez certains personnages saisis d’une insatisfaction profonde, par un désir de recommencement (comme Mattia Pascal qui tente de recommencer une nouvelle existence en créant Adriano Meis), chez d’autres, par la volonté de bâtir une autre existence à partir de certitudes simples et élémentaires, comme Moscarda. Désormais, le personnage vit dans un état d’exil intérieur qui se manifeste par une impossibilité de composer avec le reste du monde, d’où ce sentiment d’étrangeté que nous pouvons percevoir dans l’histoire d’Alfonso Nitti. Malgré tout, cela n’empêche pas certains personnages, comme Silvia Roncella par exemple, d’accepter (peut-être par obligation) le dialogue social tout en refusant la réalité, c’est-à-dire en refusant d’abandonner une partie de leur moi authentique pour pouvoir être en accord avec le reste de la société.

Ce thème du refus de la réalité est présent, avec des développements et des variations que nous étudierons, aussi bien chez Pirandello que chez Svevo, mais cela ne fait pas d’eux des « décadentistes » à part entière, car le regard pénétrant et désenchanté qu’ils portent sur le monde, ainsi que la relative lucidité de leurs personnages face à la crise existentielle de l’homme moderne, sont les traits majeurs de leur vision, qui dépasse le cadre d’une simple constatation. Leurs personnages traduisent avec une certaine logique leur perception du monde, faite de distance et nourrie de conflits, d’où une représentation essentiellement subjective.

La prise de conscience des personnages de nos deux auteurs se traduit par une crise de la conscience, toute illusion étant désormais interdite. Pourquoi vivent-ils cette difficulté à faire correspondre le ressenti et le vécu ? En tout état de cause, ils n’arrivent pas à construire leur existence sur la base des compromis sociaux habituels (ou alors, si compromis il y a, c’est toujours un compromis en demi-teinte). La vision des deux auteurs est fondée, pour l’essentiel, sur la souffrance ou la douleur existentielle de l’homme, particulièrement de l’homme moderne, conséquence directe de la démystification de la suprématie humaine et de cette faculté de réflexion sur tout qui semble les habiter.

Caractères généraux des personnages de Svevo et Pirandello

Il est possible de déceler des traits communs aux constructions romanesques de nos auteurs : les personnages que nous rencontrons, et principalement ceux d’Italo Svevo, sont souvent des faibles, des êtres à qui la volonté fait défaut, et qui ont du mal à agir. Nous pouvons considérer avec Salvatore Guglielmino qu’il s’agit « d’un type d’homme malade dans sa volonté, qui a conscience de son incapacité à vivre, qui s’abandonne aux choses et aux événements et se laisse consciemment emporter par eux  ».

Tel est le trait de caractère principal d’Alfonso Nitti, d’Emilio Brentani et de Zeno Cosini, les protagonistes respectifs de Una vita, Senilità et La coscienza di Zeno (à la différence près que Zeno bénéficie d’une fin moins fatale que ses deux « frères »). Dans ses trois romans, Italo Svevo nous offre une analyse très remarquable de cette « maladie de la volonté », qui semble répondre, ironiquement, aux thèmes d’inspiration nietzschéenne de la « volonté de puissance » et du « surhomme », mis à la mode en Italie par les personnages de Gabriele D’Annunzio, dont le premier était D’Annunzio lui-même.

De la généralité aux particularités des personnages 

La mediocritas semble caractériser l’existence de tous ces personnages. Rien de doré, dans cette mediocritas, mais, bien plutôt, un état permanent de balancement, d’incertitude, une grisaille enveloppante, une absence d’éclat. Cette médiocrité de la vie des personnages pirandelliens et svéviens s’affiche dès la première approche des romans. Pourtant, certains de ces personnages tentent de la masquer, non sans difficulté. Elle apparaît néanmoins chez les personnages sous toutes ses formes ; en d’autres termes, il n’y a pas un seul domaine où les personnages excellent (mis à part les rêveries, les mensonges et leur aptitude à vivre en dehors des conventions sociales, thèmes que nous nous proposons de voir plus loin). Vivant pratiquement tous dans de grandes villes, il semblerait que cela ne leur convienne pas, du moins c’est ce qu’ils pensent. À cause de leur comportement, ils sont souvent rabaissés et considérés comme des êtres inférieurs par leurs collègues de travail ou leurs amis. Ils souffrent de cette situation et, malgré tout, ne cherchent pas vraiment à y remédier, ou s’ils tentent de le faire, c’est avec beaucoup de maladresse. Par exemple Alfonso Nitti, le protagoniste de Una vita, le premier roman d’Italo Svevo, avant même de prononcer une seule parole est jugé ainsi par Miceni, un de ses collègues de travail, à qui il apparaît d’emblée, rien qu’à son attitude corporelle, comme un être faible :

« […] tenendosi con tutto il corpo alquanto chino all’innanzi quasi volesse assicurarsi dell’equilibrio, sembrava debole e incerto . » .

([…] à force de se tenir un peu penché en avant, comme pour garder son équilibre, il semblait faible et hésitant.) .

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Table des matières

Introduction
Première partie ASPECTS SOCIAUX ET PSYCHOLOGIQUES DES PERSONNAGES
Introduction
Chapitre 1 : Le personnage romanesque : représentation d’une époque
1.1  Le personnage romanesque moderne en Italie
1.2  Caractères généraux des personnages de Svevo et Pirandello
1.3  De la généralité aux particularités des personnages
Chapitre 2 : La décadence psychologique des personnages
2.1  L’inertie face à la découverte de la société et du monde
2.2  Le sentiment d’exclusion
2.3  La maladie comme « sens » de l’existence
Deuxième partie QUÊTE D’IDENTITÉ ET QUÊTE DE LIBERTÉ
Introduction
Chapitre 1 : Apories de la quête identitaire
1.1  La perception de l’identité
1.2  Le rêve, un autre moyen de s’identifier
1.3  Le paradoxe identité – liberté
Chapitre 2 : Identité et multiplicité
2.1  Les antagonismes du moi : unité et décomposition
2.2  L’étranger en soi
2.3  Le « jeu des masques » : de l’incommunicabilité à la solitude
Troisième partie LE MONDE COMME CONSTRUCTION IMAGINAIRE
Introduction
Chapitre 1 : Mensonge, folie, humour
1.1  Mensonges et transformations de la réalité
1.2  Folie et fuite vers l’imaginaire
1.3  De l’humour pirandellien à la désillusion
Chapitre 2 : Refus ou échec des personnages ?
2.1  Adriano Meis : l’illusion d’une identité retrouvée
2.2  « L’éternelle dernière cigarette » de Zeno Cosini, représentation d’une
vie « sénile »
2.3  Uno, nessuno e centomila, le roman de la maturité ?
Quatrième partie STRUCTURES RELATIONNELLES ET STRATEGIES NARRATIVES
Introduction
Chapitre 1 : Les structures relationnelles
1.1  Sur la composition des romans
1.2  Le masculin et le féminin
Chapitre 2 : Stratégies de la narration
2.1  Subjectivité, objectivité : les binômes dans le récit pirandellien
2.2  Le discours : la représentation de la conscience du personnage
Conclusion
Bibliographie
Index des noms

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