Comment analyser la circulation des savoirs et leur devenir médiatique au coeur du dispositif patrimonial

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Un déclencheur politique : la Convention de 2003 et la refondation de l’ordre patrimonial

Si le patrimoine dit immatériel sur lequel nous nous penchons est aujourd’hui une question d’actualité, il intéresse particulièrement la recherche scientifique depuis son entrée sur la scène institutionnelle avec la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », adoptée par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en 20036. Pourtant, si la Convention propulse l’idée de l’immatériel dans l’arène patrimoniale mondiale, elle n’en est pas pour autant la première architecte et bâtit son objet sur le patrimoine ethnologique qui l’inspire et le précède. Si elle le reformule et le saisit autrement, il apparaît qu’elle en emprunte les fondations conceptuelles et surtout, en recouvre – jusqu’à un certain point – l’objet7. Si l’idée de l’immatériel n’est donc pas inédite, sa prise en charge institutionnelle en revanche, l’est certainement, et signale à ce titre l’inauguration d’un tournant patrimonial8. En effet, la Convention attire tous les regards patrimoniaux vers le dit immatériel, et actionne directement un certain nombre de transformations du champ patrimonial, liées à la façon dont il se pratique.

Un élargissement du champ patrimonial : une nouvelle attention à l’objet patrimonial

Cet argument conduit alors à réfuter d’un point de vue scientifique l’existence d’une nouvelle catégorie séparée d’objet patrimonial que formerait l’immatériel, pour lui préférer l’idée d’une seule catégorie élargie, à laquelle est désormais incorporé un ensemble plus vaste d’objets, appréhendés de manière différente et dans leurs formes et manifestations les plus diverses. Autrement dit, si la Convention formule pour sa part une nouvelle catégorie d’objet qu’elle désigne comme immatériel, et il est indéniable que du point de vue opérationnel, celle-ci prend corps, la recherche quant à elle s’oppose à sa reconnaissance sur le plan théorique. Nous distinguons alors la catégorie conceptuelle de l’immatériel, semble-t-il inopérante pour désigner une nouvelle classe d’objets et d’autre part la catégorie administrative dont nous parlions plus haut, formée pour encourager la prise en compte de biens culturels sélectionnés sur d’autres critères. Ainsi, la catégorie inventée doit permettre de s’intéresser à de nouveaux objets, mais ceux-ci ne différeront pas tant des premiers objets de patrimoine par leur nature que par la manière dont ils sont choisis. Ainsi, en reconnaissant l’événement décisif que constitue la Convention, la recherche préfère donc ici concevoir l’immatériel, comme l’indice d’une attention nouvelle apportée à l’objet patrimonial, désormais saisi dans une pluralité de ses formes. C’est alors sur ces formes diverses que la Convention oriente le regard de manière inclusive, selon l’idée qu’elles méritent elles aussi le statut patrimonial. C’est donc l’idée que l’on refonde les critères de sélection du patrimoine, étendus et diversifiés selon les principes que nous exposerons au cours des parties à venir. Il ne s’agit donc pas tant d’inclure de nouveaux objets, que de formuler de nouveaux critères de patrimonialité18, et qui de fait, font à leur tour effectivement porter l’intérêt des dispositifs de patrimonialisation sur des objets qui n’en faisaient auparavant pas partie. Il y a donc bien l’idée qu’un groupe diversifié d’objets est désormais susceptible d’acquérir le titre de patrimoine, soit d’un élargissement de ce qui fait patrimoine – autrement dit le champ du patrimoine s’étend pour prendre en compte un groupe plus ample d’objets potentiels. Cependant, ces objets rejoignent l’idée du patrimoine dans son ensemble, seulement sans s’inscrire dans un patrimoine matériel ou immatériel. Ainsi, si l’idée de l’immatériel a partie liée avec la catégorie PCI de l’Unesco, qui en est l’indice, elle la dépasse largement et pointe pour la recherche un ensemble conceptuel destiné à valoir pour l’ensemble du corps patrimoine19. C’est donc l’idée d’une compréhension globale du patrimoine, dont nous décrirons les modalités dans un instant.
Nous retenons donc ici la résistance scientifique au concept d’immatériel. Si nous nous inscrivons dans la lignée d’une telle visée synthétique du patrimoine, il nous semble important de poser cet écueil théorique associé à l’immatériel, tant il illustre toute la pertinence d’un questionnement à son sujet. Ce problème de l’immatériel, tel que nous commençons à le circonscrire, illustre en effet le décalage entre une idée qui semble si inspirante au monde social du patrimoine, aux acteurs locaux qui s’en saisissent, et si vaine au chercheur. Or si la recherche souligne l’échec théorique du concept, elle reconnaît pourtant le tournant patrimonial qu’il signale. Il s’agit seulement de resituer la nouveauté là où elle a vraiment lieu, nous dit-elle. C’est donc en nous y attelant lors du point suivant que nous pourrons décrire le positionnement dans lequel nous nous situons. Nous montrerons alors que malgré sa difficulté à faire concept, il existe bien un appareil conceptuel lié à l’immatériel, lié en revanche à une manière singulière d’envisager le patrimoine, un régime de patrimonialisation, et non à une catégorie d’objet singulière.

L’immatériel : vers un nouveau régime de patrimonialisation ?

L’apport de l’immatériel ne concerne donc pas tant la nature des objets qu’elle désigne  nouvellement comme possibles patrimoines. La nouveauté réside plutôt dans la manière singulière d’appréhender le patrimoine, de sélectionner ce qui est patrimoine, de le saisir autrement et d’orchestrer son devenir : ici, l’immatériel inaugure une nouvelle manière de faire du patrimoine, de procéder à la patrimonialisation, et d’entreprendre la démarche patrimoniale. Il propose un « nouveau paradigme patrimonial » (Bortolotto 2011, p. 36)20 et c’est autour d’un tel régime de patrimonialisation singulier que la recherche a alors défini son appareil conceptuel (Jadé 2006 ; Turgeon 2010 ; Davallon 2012a).

Une logique sociale du patrimoine

Un régime ajusté sur la signification sociale du patrimoine.
Ce cadre conceptuel de l’immatériel s’orchestre autour de l’idée fondamentale d’une signification sociale du patrimoine, devenue critère premier de l’attribution du statut d’exception. Dans ce schéma, pour devenir patrimoine, un objet doit nécessairement faire preuve de son statut en tant que manifestation essentielle de l’identité d’un groupe social. Dès lors, l’inscription patrimoniale se justifie précisément en vertu du sens qu’il accorde à ses propres pratiques, et d’une telle « valeur attribuée par un groupe social à [ces] manifestations culturelles » (Orrico, Geiger et Silva 2015, p. 6), soit de « valeurs sociales du patrimoine » (Bortolotto 2011, p. 21). Ainsi, c’est le premier point et le plus fondamental, le régime de l’immatériel, c’est ici une manière de saisir le patrimoine par le biais d’une telle signification sociale. C’est bien l’idée qu’au moment de saisir les formes culturelles et patrimoniales, on s’intéresserait désormais premièrement aux récits du groupe sur l’objet, c’est-à-dire aux interprétations qu’en font les hommes qui le portent, soit à la mémoire du patrimoine. Dans ce régime, le patrimoine apparaît désormais socialement construit, conformément au sens que les communautés lui accordent. En d’autres termes, le sens que le groupe social accorde au patrimoine devient fondamental, comme critère initial de la mise en chemin de la patrimonialisation et plus loin dans le processus, pour décrire la valeur de l’objet une fois en chemin vers le statut patrimonial : c’est ce sens que l’on veut mettre au jour et mettre à profit pour justifier de l’attribution du statut. Il semble donc déjà ici que la signification sociale du patrimoine recouvre le savoir nécessaire à la patrimonialisation, celui que l’on entend produire sur l’objet dans le temps de la patrimonialisation et en vue de celle-ci. Il devient également ici porteur de patrimonialité, au sens cette fois d’une attribution de valeur patrimoniale par l’acteur social et d’un statut produit par son regard sur l’objet (Watremez 2009; Rautenberg 2003). En s’appuyant sur la signification sociale pour décider de la mise en patrimoine, le régime de patrimonialisation accueille ici la patrimonialité en tant que son critère premier.
Cette approche particulière du patrimoine l’envisage ainsi comme incarné dans les hommes, indissociable des groupes sociaux dont il est issu. Selon ce paradigme, le patrimoine est alors appréhendé comme vivant, au sens tout d’abord où il est pratiqué dans le présent par les hommes qui le portent et en détiennent à ce titre une mémoire continuée. C’est là un autre point important : l’objet qui intéresse la patrimonialisation se caractérise ici par une telle pratique continue, ininterrompue dans le temps ; la patrimonialisation s’intéresse d’ailleurs précisément lui en vertu de ce trait. Ici donc, le paradigme de l’immatériel nous montre un second paramètre de sélection patrimoniale : « le critère patrimonial de la continuité temporelle vaut toujours, mais tient désormais au lien qui perdure de l’individu à son patrimoine – une continuité de pratique – et non au maintien d’une forme, préservée dans son intégrité à travers les âges » (Pianezza et Brito 2017, p. 5). Il y a donc là un déplacement fondamental du critère de temporalité, désormais incarné par le groupe social qui porte, vit et transporte le patrimoine dans le temps et ajusté à lui-même. Le critère de temporalité est alors à la fois rapporté et subsumé au critère de la signification sociale. Ainsi, l’immatériel est supposé résolument contemporain, présent, voire immédiat, vécu aujourd’hui même et poursuivi chaque instant. La continuité de transmission qui l’anime en fait alors toute l’acuité dans le présent.
Ce critère de sélection nous conduit à préciser un point majeur de l’approche patrimoniale liée au paradigme de l’immatériel. Selon ce dernier en effet, l’objet est aussi vivant car il est pensé comme évolutif : il est saisi en tant que processus dynamique, qui se transforme nécessairement mesure qu’il se vit et que les hommes le manipulent, bien loin donc de demeurer figé dans le temps qui l’a créé. Admettre ainsi une telle nature processuelle, c’est accepter qu’il se métamorphose, qu’il ne reste pas irrémédiablement fidèle à une forme d’origine. On parle alors de sa « re-création continuelle » assurée par le groupe social comme d’une caractéristique et d’une condition de la patrimonialisation, et on l’envisage comme perpétuellement exposé à la négociation et à l’interprétation par celui-ci (Jadé 2004, p. 5; Jadé 2006, p. 100)21. C’est à ce titre, parce que sa forme mais aussi sa signification sociale se déplacent continuellement, que ce patrimoine est conçu comme perpétuellement mouvant, et demande à être saisi comme tel. Or d’après la recherche, ces caractéristiques sont précisément celles qui font la spécificité de l’immatériel : « ces nouvelles prises de position sont l’expression d’un nouveau régime de patrimonialité » et donc de patrimonialisation. « En effet, depuis une dizaine d’années, nous sommes passés d’un régime patrimonial soucieux de l’authenticité, de la conservation de la culture matérielle et de la contemplation esthétique de l’objet dans sa matérialité à un régime qui valorise la transformation des pratiques culturelles » (Turgeon 2010, p. 390), encore une fois, telle qu’elle est activée par le groupe social.

Du rôle du témoin à la place de la mémoire dans ce régime

L’ère du témoin et le rôle prédominant de la mémoire

Pour réfléchir à l’opérativité d’un tel régime, nous introduisons la question de la mémoire, centrale au cœur de ce processus et que nous supposons comme clé lors de la patrimonialisation. Pour regarder la manière dont la mémoire est mobilisée au cœur du dispositif partenarial, nous introduisons alors le concept de témoin, qui nous permet de signifier la manière dont l’acteur social partenaire est sollicité au titre de son rapport intime, vécu, et attesté au patrimoine documenté, et dont la parole – le témoignage – est recueillie pour cette qualité. C’est ici l’idée que « le témoignage produit (…) la dimension sociale de la mémoire » (Flon 2015).
Au cours de l’ère partenariale, en effet, le groupe social est largement sollicité pour expliciter la signification sociale qu’il accorde à son patrimoine et la relation qu’il entretient à celui-ci, dans le temps, nous l’avons expliqué. En situant ainsi l’immatériel dans l’espace méthodologique du partenariat et les savoirs produits lors de la patrimonialisation en tant qu’une telle signification sociale et expression d’une relation liées au patrimoine, nous comprenons combien c’est la mémoire du groupe social qui est ici collectée pour intervenir au cœur du processus patrimonial, en vue de le justifier. Ici, le concept de mémoire nous permet de désigner la manière dont le groupe social investit la scène patrimoniale, et mobilise dans le processus patrimonial ses propres récits sur l’objet. Les travaux sur la mémoire démontrent d’ailleurs bien un ancrage du côté de l’acteur social, non-scientifique et de la parole qu’on en collecte : pour désigner ses membres appelés à se raconter, l’on parle ainsi par exemple des passeurs de mémoire (Ciarcia (ed.) 2011).
Nous saisissons alors la mémoire comme un rapport singulier au passé, entretenu par un groupe social. Ce rapport se manifeste alors sous la forme d’un récit du groupe sur le groupe, producteur de savoir sur la signification symbolique et relationnelle qu’il accorde à l’objet. Or le récit, c’est à la fois ce savoir, au sens du contenu produit, et l’action narrative qui consiste à le raconter, à le produire. Ainsi, la mémoire désigne à la fois pour nous le savoir produit par le groupe d’une part et le mode singulier de production de ce savoir d’autre part, lorsque l’individu enclenche un processus mental de remémoration, de construction du souvenir, et lorsque sur le mode partenarial, on la recueille avec lui, auprès de lui.
La mémoire doit aussi être entendue comme le processus de production et de transmission particulier de ces savoirs par les membres du groupe eux-mêmes. » (Davallon 2015, p. 24)
La diffusion élargie de ces récits mémoriels, exprimés sous forme de témoignages de l’acteur social pourrait s’inscrire dans le contexte d’une ère du témoin (Wieviorka 1998)27 où la mémoire de l’individu ou du groupe est sollicitée à tout endroit en toutes circonstances nous dit-on. Pour la recueillir, le témoignage apparaît alors nouvellement valorisé et mobilisé. Pourtant historiquement réfuté comme invérifiable puisqu’il est basé sur la parole d’un homme et la preuve insuffisante de ce qu’il démontre (Dulong 1998)28, il acquiert alors en crédibilité à la fin du 20e siècle29 et il devient précisément recherché pour cette subjectivité assumée : « la subjectivité de l’individu-acteur n’est plus un obstacle mais un moyen d’accès à ses représentations, à ses normes et à ses croyances ; et sa parole devient le lieu d’expression d’un acteur-sujet, capable de produire une compréhension et une connaissance de soi, des autres et du monde » (Descamps 2015, p. 5). C’est donc l’idée que le témoignage fait montre d’une richesse de « point de vue » sur l’activité humaine. Il lui est alors attribué la capacité à répondre « une demande sociale qui ne tarit pas (…) et qui réclame à la fois de la subjectivité et de l’émotion, de la mémoire et du récit, de la narrativité et de l’intime, de la différenciation et de l’identité, du local et de l’universel » (Ibid., p. 8). C’est cet ancrage dans le champ mémoriel de l’affectif qui fait alors précisément sa valeur. Il est aussi nouvellement recherché pour sa capacité à prouver de manière désormais irréfutable son propos, nous en parlerons plus loin avec le témoignage filmé.
Quoi qu’il en soit, le recours au témoignage de l’acteur social se développe largement dans le champ scientifique, patrimonial et de manière générale dans le champ social : On [y] constate en effet une explosion des usages sociaux du témoignage oral (…) qui s’exprime dans la presse, à la télévision, au cinéma, dans la culture, dans les activités de communication, dans la littérature et les arts ». Ceux-ci dénotent une vase diversité d’usage du témoignage, correspondant selon les situations à une « finalité pédagogique, politique, civique ou éthique ».
Ces usages sociaux connaissent une vraie diversification et répondent à des finalités dont la scientifique n’est plus qu’une parmi d’autres : reconnaissance, réparation, commémoration, intégration, pédagogie, politique publique de la mémoire, communication, valorisation identitaire, entretien du lien social ou intergénérationnel, transmission de savoir-faire, mise en valeur touristique, patrimoine. » (Ibid., p. 8)
L’afflux du témoignage ou « mouvement de testimonalisation » (Walter 2003, p. 12) serait l’indice d’une époque qui accorde toute sa place à la mémoire, au titre d’outil mobilisé par le groupe social pour étayer et parfois asseoir ses déterminations, par le chercheur dans le cadre de ses activités scientifiques ou encore les institutions, pour des visées politiques. Dans le champ patrimonial, il apparaît alors à même de venir justifier de la signification sociale accordée par un groupe à un objet, soit de prouver la valeur patrimoniale. C’est l’idée que « le témoignage donne une intelligibilité à la réalité précédemment attestée » (Flon 2015).
C’est ainsi logiquement, constate la recherche que « sur le terrain, en termes de pratiques, de collectes, de collections de témoignages et de travaux historiques, le recours à la source orale [et notamment au témoignage] n’a fait que croître » (Descamps 2015, p. 5). Les initiatives de collectes de mémoire se multiplient : « collecter la mémoire des territoires et de leurs habitants est devenue une pratique courante », au point qu’en 1997, Nora dénombrait déjà plus de trois cents équipes « occupées en France à recueillir les voix des anciens (…), [signalant] une « ruée vers le passé » depuis la fin des années 1970 », nous dit Scopsi (2012, p. 1). L’auteure précise : « dans toute la France, des centaines de projets de « collectes mémorielles » ont été lancés, souvent par des associations, afin de recueillir des témoignages auprès des habitants de divers territoires, zones rurales ou urbaines, et transmettre une identité territoriale. Ces témoignages prennent des formes diverses : documentaires, photos, films de famille, documents personnels, enregistrement d’entretiens » (Ibid.).
Cette recherche du témoignage est à resituer dans le contexte mémoriel largement commenté par la recherche. L’on nous dit que nous traversons une époque mémorielle, marquée par « un nouveau culte de la mémoire » (Todorov 1995, p. 55), « une inflation de la mémoire dans la période contemporaine (Orrico, Geiger et Silva 2015, p. 4), une vogue mémorielle, une prolifération de la mémoire au sein de l’espace public » (Cendoya-Lafleur, Lavorel et Davallon 2015, p. 85) ou encore un tout mémoriel, un trop de mémoire (Ricœur 2000). Un tel culte se traduirait par des pratiques mémorielles débordantes, indices de l’ « ère de la commémoration », de l’ « obsession commémorative » dont parlait Pierre Nora (Nora (ed.) 1993, p. 4687) ou d’un devoir compulsif de mémoire (Jeudy 2008).
Quoi qu’il en soit, « la pression et l’actualité mémorielles (…) [imposent] « la centralité » du témoignage » et conduisent à « l’amplification considérable [donnée] à la prise au sérieux de la parole des individus-acteurs, à la collecte et à l’utilisation des témoignages oraux » (Descamps 2015, p. 5). Le contexte mémoriel de mise en visibilité des témoignages d’acteurs sociaux se voit ensuite appuyé par l’essor du numérique, qui vient en amplifier l’écho. Le développement et l’accessibilité accrus des technologies de la communication viennent redoubler les possibilités de diffusion et de montée en voix de tels témoignages. De ce point de vue, « le numérique ne correspond pas alors à un effacement du témoin et avec lui de sa subjectivité et de ses émotions, mais [bien au contraire], à un renouvellement de cette présence à travers de nouveaux types de propositions formelles, [de formes médiatiques], qui insistent sur l’établissement de liens interpersonnels » (Besson et Scopsi 2016, p. 11) les cultivent et les donnent à voir.

Le couple mémoire-patrimoine en débat

Pour mieux comprendre la place de la mémoire au cœur du processus de patrimonialisation, il nous faut nous situer par rapport aux travaux la concernant. La mémoire est communément réfléchie selon le paradigme mémoire-histoire en sociologie (Halbwachs 1997), histoire (Nora 1984; Frank 1992; Hartog 2003) ou sciences politiques (Traverso 2005) qu’il s’agisse d’en penser les termes en opposition, de questionner ou récuser celle-ci (Samuel 1994) ou d’en dépasser les limites en termes de mémoire vs patrimoine dans une discipline (Davallon 2000) comme dans les autres (Rautenberg 2009). De manière générale, la recherche distingue deux types de rapports au passé caractérisés par une temporalité et un mode de pensée fondamentalement différents selon qu’ils se rapportent à la mémoire d’une part ou à l’histoire et au patrimoine d’autre part. Le régime de la mémoire semble être celui du groupe social : la mémoire désigne alors, au premier abord, « un processus continu porté par un groupe » social (Tardy et Dodebei 2015, p. 9) et un mode de transmission du passé au sein de celui-ci, déroulé par et envers ses membres, sans l’intervention d’un dispositif extérieur. Ainsi pris en charge par le groupe social, c’est aussi un rapport sensible et affectif au passé et à ses objets, par ailleurs transmis dans une continuité de signification et de pratique à travers le temps : La mémoire s’inscrit dans une continuité symbolique et affective entre l’objet dont on fait mémoire et l’expression de cette mémoire. » (Rautenberg 2009)
Le régime mémoriel se distingue alors du rapport raisonné, scientifique et argumenté qu’en propose l’historien à travers une méthode analytique d’écriture du passé ou l’expert patrimonial. Ce dernier vient reconstruire le récit sur l’objet de patrimoine et agit pour répondre à une rupture de continuité mémorielle entre passé et présent à son sujet : le patrimoine est alors élaboration du passé à partir du présent (Davallon 2006) et sa mise en distance (Traverso 2005). Ainsi, au moment de rapprocher mémoire et patrimoine, l’on se heurterait à une aporie épistémologique. Rautenberg rappelait le dilemme en ces termes : « le passé qu’exprime la mémoire est encore chaud », affectif ; alors que la patrimonialisation « refroidit » l’histoire vécue » (Rautenberg 2009). Ceci nous pose question à l’heure de réfléchir à la patrimonialisation, sous le régime de l’immatériel. Alors que la participation de l’acteur social est encouragée et que son témoignage sert de fondement à la constitution du savoir patrimonial, et que l’on entreprend ainsi la collecte de sa mémoire, peut-on encore opposer mémoire et patrimoine ? N’y a-t-il pas lieu définir un modèle qui les pense de concert et dans ce cas comment fonctionnerait un tel régime de patrimonialisation ? Si Rautenberg conclut pourtant avec Tornatore, sur la manière dont mémoire et patrimoine se nourrissent réciproquement et s’interroge ainsi sur l’hypothèse d’une patrimonialisation de la mémoire, il demeure encore une tension que seule la recherche plus récente envisage de résoudre grâce à la médiation documentaire des archives audiovisuelles en ligne par exemple (Treleani 2014) Nous choisissons pour notre part de prolonger cette dernière idée en l’appliquant à un nouveau terrain, celui de la documentation audiovisuelle partenariale lors de l’inventaire patrimonial, comme nous l’expliquons plus loin. Ceci nous permet alors de confronter ce questionnement à des terrains portant spécifiquement sur un travail de mémoire au cœur d’un processus patrimonialisant, afin de mieux comprendre la relation entre les deux concepts, leur interaction, puis d’en faire un trait modélisant du régime lié à l’immatériel.

Un dispositif pré-patrimonial singulier : l’inventaire

L’inventaire à l’orée de la chaîne patrimoniale.
C’est dans le contexte de l’inventaire généralisé du patrimoine que notre travail se situe. En effet, la Convention de 2003 met en avant le principe et la méthodologie de l’inventaire, appelé être réalisé sur la base de deux listes-répertoire principales : la liste représentative et la liste de sauvegarde urgente. Du côté de l’Unesco, ce sont donc bien ces listes, et donc des mesures d’inventaire, ou issues de l’inventaire, qui constituent les dispositions-phare envisagées pour la protection du patrimoine : la démarche d’inventaire est ici érigée en procédure primordiale et instrument premier de la patrimonialisation. Selon cette approche en effet, dresser un inventaire fonde la première étape, préliminaire et programmatique, à mettre en œuvre en vue de sauvegarder, nous dit-on, le patrimoine dit immatériel34. L’inventaire est alors conçu pour inaugurer chaque fois le processus de patrimonialisation. De ce point de vue, il prend alors un caractère quasi-téléologique, orienté vers la sauvegarde et destiné à la mettre en œuvre35. Ainsi dans cette perspective, l’inventaire constitue une étape en vue d’une autre, un préalable en vue de la finalité du processus patrimonialisant : c’est alors une étape métapatrimoniale. Cependant, l’on nous dit également que l’inventaire a également capacité à constituer pour lui-même une action de ladite sauvegarde, dans la mesure où la connaissance développée sur l’objet à son occasion est réputée permettre de le protéger. Dans ce schéma, la « Convention présente donc la réalisation des inventaires comme une mesure de sauvegarde en soi et la condition préalable
toutes les autres mesures de sauvegarde » (Hottin 2008, p. 27). Autrement dit, l’inventaire est l’étape souveraine et la condition de possibilité de toutes les autres mesures de sauvegarde, en plus d’être lui-même considéré comme une mesure de sauvegarde. De ce nouveau point de vue, l’inventaire est certainement plus qu’une activité au service d’une autre, et constitue une action proprement patrimonialisante en soi. Cette double vocation nous intéresse ici déjà, car elle nous permet de préfigurer le statut de l’inventaire partagé36 que nous interrogeons sur le terrain à travers le procédé de la documentation audiovisuelle choisi pour sa mise en œuvre.
L’inventaire se situe donc aux principes de la patrimonialisation et en constitue l’œuvre principale, puisque toutes les autres démarches en découlent et qu’aucune autre disposition n’est requise ou systématique. « La création d’inventaires est donc une tâche impérative pour les États signataires, alors que les « autres mesures de sauvegarde » sont quant à elles non-contraignantes, et « présentées comme des actions souhaitables mais pas obligatoires » (Ibid.)37. Bien qu’elle fonde le paradigme de l’immatériel, la Convention ne formule donc finalement qu’une seule injonction à l’intention des États-membres, liée à l’identification de leur patrimoine dit immatériel, et donc à l’obligation d’en dresser une telle liste. C’est donc notamment pour appliquer les recommandations émises par l’Unesco que sont mises en œuvre des politiques culturelles d’inventaire du patrimoine dit immatériel dans chaque État, où les institutions responsables s’affairent à le recenser, selon un ou plusieurs inventaires, liés à une patrimonialisation formelle sous la houlette d’appels à projets gouvernementaux, ou informels, engagés par des milieux culturels ou associatifs. Autrement dit, l’appareil institutionnel de la Convention produit des dispositifs nationaux d’inventaire, destinés à nourrir la forme englobante de celui de l’Unesco.
La Convention met en branle des processus de recensement et d’inventorisation du patrimoine culturel immatériel », impulsées à la fois par les États et selon une dynamique parallèle de production d’inventaires non-officiels. » (Graezer Bideau 2012, p. 2)
Une dynamique d’inventaire est donc à l’œuvre, dont nous expliquerons lors de la présentation des terrains, les modalités dans chacun des pays, et dont nous retenons la valeur encadrante vis-à-vis des dispositifs patrimoniaux engagés sur le terrain.

La documentation au service de l’inventaire

Le rôle de la documentation au cœur du processus patrimonialisant : la production de savoir comme outil de légitimation de la patrimonialisation
L’inventaire patrimonial vise à connaître et reconnaître les possibles objets de patrimoine. C’est l’idée que pour mieux protéger le patrimoine, il faut nécessairement connaître et déterminer quels objets méritent d’être ainsi protégés. Il y a donc une volonté de repérer, d’identifier les objets porteurs d’une valeur patrimoniale, et de déterminer cette dernière. Or, pour cela, il convient de mobiliser un second niveau de connaissance, autour de l’objet lui-même, afin d’identifier ses caractéristiques et de les mesurer aux critères de patrimonialité. Pour répondre à cette injonction de connaissance, un travail de documentation s’impose, qui vise a priori à décrire précisément les formes patrimoniales jugées dignes d’intérêt, et produire de la connaissance à leur sujet, en vue de les retenir dans l’inventaire. C’est le sens du travail de documentation, soit un travail « d’identification, de mémoire et de contextualisation » qui vise notamment à « renseigner le patrimoine immatériel » (Régimbeau 2014, p. 14). Si la valeur patrimoniale est bien souvent déjà pressentie, la documentation vient le plus souvent la confirmer, la justifier, l’attester, dans la mesure où les descriptions produites permettent de l’étayer. Le temps de la documentation permet également de sélectionner parmi les formes pressenties celles qui sont le plus significatives pour le groupe et de les faire émerger parmi toutes en vue de leur éventuelle patrimonialisation ou d’une autre action patrimoniale les concernant.
Instrument de l’inventaire, la documentation se charge donc à le mettre en œuvre. Il s’agit donc d’une étape pré-patrimoniale ou patrimonialisante, dans la mesure où elle intègre les objets repérés à la chaîne patrimoniale et les met déjà en chemin vers la patrimonialisation.
Le schéma patrimonial serait donc ici le suivant : pour mettre en œuvre la sauvegarde patrimoniale selon le paradigme de l’immatériel, l’on entreprend de dresser un inventaire et dans le cadre de celui-ci, on engage un travail de documentation. L’opération documentaire se charge alors de la production du savoir nécessaire concernant l’objet de patrimoine. La documentation ressemble ici à l’élaboration d’un récit – à l’écrit ou en images – sur l’objet : elle collecte et rassemble les informations et témoignages mémoriels du groupe social. À partir de ceux-ci, elle construit ensuite « un savoir documentaire » (Davallon 2015, p. 40) , destiné à légitimer l’attribution du statut patrimonial. À mesure qu’elle consigne ces savoirs sur un support matériel, elle constitue alors un objet documentaire et une mémoire sociale du patrimoine en devenir. C’est en ce sens que les processus de documentation, y compris par l’audiovisuel, constituent « des opérateurs de mémoire sociale » (Davallon 1983, p. 245) et c’est à ce titre que nous l’appréhendons. Le schéma s’achève enfin avec l’établissement d’une fiche d’inventaire, descriptive des objets sélectionnés et l’inscription éventuelle de l’objet sur une liste des biens patrimoniaux, qui fera office de déclaration patrimoniale.
Dans ce schéma, la documentation constitue pour nous « l’opération pré-patrimoniale qui met en chantier un travail de recherche, au sens d’une activité intellectuelle qui vise à constituer un savoir concernant le patrimoine en devenir » (Pianezza 2016, p. 1). Ceci nous permet de situer le rapport fondamental aux savoirs, nécessaires à l’inventaire, que la documentation se charge de produire. Dans le cadre de cette recherche, c’est d’ailleurs le processus de leur constitution et leur statut que nous mettrons en question, pour mieux préciser leur nature singulière, tant ils nous semblent éclairer la spécificité du régime de patrimonialisation lié à l’immatériel.
La valeur de preuve.
Pour mieux comprendre le rôle légitimant de la documentation patrimoniale, remontons à présent au document, central à la documentation, puisque celle-ci ne vise, au premier abord du moins, autre chose que de le constituer. Le document a valeur d’« indice concret ou symbolique, conservé ou enregistré, aux fins de représenter, de reconstituer ou de prouver un phénomène ou physique ou intellectuel » (Briet 1951, p. 7), en tant que « base de connaissance fixée matériellement et susceptible d’être utilisée pour consultation, étude ou preuve », « à l’appui d’un fait » (Ibid., p. 2). C’est selon cette acception que nous envisageons ainsi l’usage social de la documentation patrimoniale, outil de recherche documentaire à valeur de preuve, capable de compiler un certain nombre d’informations sur l’objet patrimonial, ou d’en produire de nouvelles, en vue de renseigner ou justifier la valeur patrimoniale, dans le cadre d’un processus de patrimonialisation. Il s’agit de collecter un certain nombre d’informations attestant de la valeur de l’objet pour le groupe, et destinées à l’expliciter, de manière à la faire connaître et reconnaître publiquement au-delà du groupe. S’agissant d’un patrimoine dit immatériel pour lequel n’existent que peu ou pas de preuves matérielles de sa valeur du fait qu’il ne s’incarne pas spontanément dans un objet donné, la collecte consistera le plus souvent en un recueil de témoignages oraux, incarnations de la mémoire du groupe, qui seront enregistrés sur un support pérenne, en l’occurrence le documentaire sur DVD, que nous qualifions de mémoire sociale.
Le format du document participe ensuite également à construire cette valeur de preuve associée la documentation patrimoniale, sachant qu’ « une partie de la preuve et de la véracité de l’information recherchée s’exprime à travers la matérialité du document » (Rizza 2014, p. 35).
Cette dernière idée nous permet alors d’envisager la matérialité même du document produit, et non plus son seul contenu, comme preuve de la valeur patrimoniale : dès lors qu’il existe physiquement, il a déjà en soi valeur de preuve, et contribue à certifier, à avérer la valeur des savoirs qu’il contient et de l’objet de patrimoine dont il parle. Cette idée nous permettra de réfléchir au statut du documentaire audiovisuel produit sur nos terrains, au rôle qu’il joue dans le dispositif patrimonial et au-delà, par son existence même.
Ainsi, parce qu’elle vise à produire un tel document, la documentation active un processus d’authentification de la patrimonialité à un double point de vue symbolique et technique au moyen des savoirs produits pour l’attester et du support matériel, si pertinent pour étayer la preuve.
Nous concluons ce point sur la manière dont la documentation patrimoniale se place au service de l’inventaire qu’elle enclenche. Elle agit principalement pour fournir un fondement d’authenticité sur le patrimoine en devenir, en élaborant un savoir à son endroit et en fournissant une preuve matérielle de sa valeur. Nous retenons particulièrement la vocation légitimante de la documentation pour notre recherche : nous nous interrogeons alors sur la manière dont cette légitimation agit et selon quelle finalité. Nous supposons ici qu’il ne s’agit pas seulement de prouver la patrimonialité de l’objet et de lui faire attribuer le statut patrimonial mais aussi d’activer un processus de légitimation interne, au sein du groupe social et ce faisant d’agir de manière fondamentale sur le rapport qu’il entretient à son patrimoine.

La documentation audiovisuelle du patrimoine : une étape désormais incontournable

Le choix des médias et la prédilection vidéo : le concept de documentation audiovisuelle

Analyser la documentation patrimoniale à partir d’un média audiovisuel incontournable.
Si la documentation telle que mise en œuvre aujourd’hui se réalise toujours en partie à l’écrit, elle emprunte désormais fréquemment la forme audiovisuelle. Entérinant la position incontournable du média, l’UNESCO exige d’ailleurs désormais que les dossiers de candidature sur la liste du patrimoine mondial incluent un document audiovisuel produit pour l’occasion. Chaque fois, ces médias sont supposés offrir une « représentation adéquate » de la candidature et justifier l’attribution du statut tant convoité. C’est donc bien un travail de construction discursive de la valeur patrimoniale comme celui que nous recherchions qui a lieu à travers la documentation, alors que les films s’attachent à « démontrer les valeurs culturelles [d’une] pratique [donnée], son potentiel identitaire, [et] l’importance qu’elle revêt pour une communauté donnée. » Ici donc, le média audiovisuel est mobilisé à cette fin et permet déjà au groupe social de construire et de démontrer la patrimonialité des biens culturels proposés à l’inscription sur la liste (Tauschek 2012, p. 3).
Cette mise en avant de l’audiovisuel comme média primordial de la documentation patrimoniale est à relier aux nombreux usages et vertus qu’on lui prête, que nous décrivons plus loin et qui justifient pour les différents acteurs d’y recourir, pour faciliter l’enquête, l’enrichir, ou accomplir des visées archivistiques ou communicationnelles élargies. C’est l’idée que l’outil pourra enregistrer de manière plus précise le réel, ou diffuser son propos de manière maximisée (Lamboux-Durand 2016). De telles représentations vont de pair avec la démocratisation de l’outil, désormais accessible aux points de vue technique et financier à des groupes élargis d’usagers, qui en recherchent ainsi la manipulation: « la demande sociale en audiovisuel, pour des raisons de familiarité avec l’image et de valorisation en apparence plus aisée, ne cesse de croître » (Descamps 2010, p. 56). C’est pourquoi l’usage du média s’est effectivement répandu au point d’en faire un outil incontournable de la communication contemporaine. Un tel usage élargi rejaillit en retour sur le statut renouvelé du média : une communication efficace inclut désormais le plus souvent une mise en média audiovisuel, et de même une documentation aboutie peut moins aisément en faire l’économie. C’est dans ce contexte que s’observe une multiplication des dispositifs documentaires de collecte de mémoire et d’archivage de celle-ci, liés à l’audiovisuel, à tel point que leurs productions ou « archives audiovisuelles constituent un thème de forte actualité » (Hiraux 2009, p. 5).
Cette actualité est certes liée à la multiplication des pratiques et usages du média, mais surtout sa capacité à modifier les traitements documentaires du patrimoine et les catégories d’analyse de leurs produits médiatiques. « L’image, parce qu’elle comporte un caractère esthétique hérité du cinéma ou de la télévision, introduit de nouveaux paradigmes d’analyse qu’il ne faut pas sous-estimer » (Scopsi 2012, p. 3) commente Scopsi d’après Descamps. Autour de ceux-ci, surgissent des questionnements singuliers : « comment analyser et interpréter les images d’un entretien filmé, de quels instruments théoriques et pratiques dispose-t-on pour l’analyse des images, des attitudes, des visages, de la communication non-verbale et du langage du corps », et surtout : « Quels sont les apports de l’image animée dans la connaissance du sujet concerné » (Descamps 2010, p. 57). Le format audiovisuel apparaît donc déjà porteur d’enjeux spécifiques qui viennent requestionner la documentation patrimoniale et nous permettre de la traiter dans ses formes contemporaines les plus saillantes.
D’ailleurs, constate la littérature scientifique à propos de l’analyse de tels dispositifs, « la mémoire (…) est principalement appréhendée par le biais des dispositifs audiovisuels. Que ce soit des témoignages filmés, des manipulations d’objets, (…) [ou autres], les souvenirs des individus et les mémoires des groupes sont ici souvent pensés par l’image en mouvement40 » (Besson et Scopsi 2016, p. 13), à tel point que la notion de mémoires audiovisuelles se voit consacrée (Treleani 2014). Ceci nous montre donc combien la spécificité audiovisuelle s’impose désormais au questionnement documentaire. Pourtant, aussi répandu soit-il, l’usage du média est encore largement inexploré : « la vidéo numérique en particulier est omniprésente sans qu’elle ne soit véritablement analysée en tant que telle » (Besson et Scopsi 2016, p. 13). Le questionnement encore partiel sur le sujet, nous invite donc à l’approfondir.
Cette réflexion s’applique ici à la médiation en ligne des mémoires audiovisuelles, qui privilégie le média audiovisuel.
Le concept de documentation audiovisuelle.
Pour rendre compte de la prééminence du média audiovisuel dans les dispositifs de documentation patrimoniale, nous proposons le concept de documentation audiovisuelle qui les rassemble. Celui-ci nous permettra alors d’analyser la documentation de manière plus fine et plus précise, en la circonscrivant à un opérateur singulier qui selon nous modifie considérablement son opérativité. En combinant la documentation et l’audiovisuel, nous resserrons le concept et lui attachons une nouvelle épaisseur de sens, liée à sa dimension formelle et technique centrale ainsi prise en considération. Le concept englobe alors le travail de recherche sur l’objet, issue de la documentation, et la mise en forme de ce savoir sur un support audiovisuel.
Le concept fonctionne alors à deux niveaux. En premier lieu, il incarne l’idée que la documentation audiovisuelle constitue selon nous une étape en soi, singulière et distincte, du processus de patrimonialisation. Ensuite, il montre qu’elle s’impose en tant que dispositif conjoint de recherche et d’enquête documentaire d’une part, et de mise en forme audiovisuelle de cette enquête d’autre part, selon l’idée que l’une ne se fait pas sans l’autre, qu’elles sont résolument solidaires : la recherche s’effectue au moyen de l’audiovisuel, qui la facilite techniquement et symboliquement et en retour, le média sollicite la recherche comme matériau documentaire autour duquel il construit son récit et dont il se nourrit. C’est donc pour analyser l’opérativité d’un tel dispositif combiné que nous avons constitué un concept qui en dessine les contours.
Nous l’avons ensuite construit à partir de lectures théoriques autour de la documentation patrimoniale et de l’usage de l’audiovisuel. Le concept désigne ainsi pour nous un dispositif patrimonial, soit un ensemble de procédures visant à produire des documents dont la vocation consiste à renseigner le patrimoine qu’il observe, en faisant intervenir le média audiovisuel. Pour ce faire, le dispositif met en œuvre un travail de collecte d’informations – ici de témoignages mémoriels – et de mise en forme de connaissances sur l’objet de patrimoine étudié, consignées au sein d’un tel document audiovisuel.
Décomposons à présent le concept pour nous intéresser à sa spécificité audiovisuelle, et expliquer la manière dont nous la saisissons au cœur d’une telle documentation audiovisuelle. L’audiovisuel désigne en premier lieu une technique et moyen d’enregistrement du son et de l’image mouvante (Chabin 2014)41. Il constitue donc la spécificité technique de la documentation. En tant qu’outil, il offre « les ressources d’agir sur le monde ». Produit de la technologie, qui elle aussi se range dans la catégorie des outils techniques, nous pouvons le caractériser selon celle-ci, « en fonction de la capacité d’agir qu’elle rend disponible aux sujets en fonction de l’objet qu’ils cherchent à atteindre (Groleau et Mayère 2007, p. 8). De ce point de vue, nous envisagerons l’audiovisuel comme le moyen technique de réaliser la documentation du patrimoine en son et image, à l’œuvre dans les dispositifs observés. Nous le réfléchissons alors ici quant à son usage social en tant qu’instrument de documentation du patrimoine. Nous nous intéressons donc à la manière dont il donne à voir et entendre un récit du groupe sur le patrimoine, dont il transforme la production de savoir sur l’objet de patrimoine.
Ensuite, nous saisissons également l’audiovisuel à travers le document qu’il vise à produire, constitué et placé sur un support à l’issue de la documentation. C’est aussi le film documentaire ou le produit de la documentation.

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Table des matières

Première partie. Le patrimoine en question à l’heure de l’immatériel : le registre mémoriel
Chapitre 1. Le problème de l’immatériel : de la résistance conceptuelle à l’irréductible fixation des savoirs – que peut la documentation audiovisuelle ?
1. L’immatériel : un régime de patrimonialisation lié à la mémoire
2. La documentation audiovisuelle, mode de production des savoirs
3. Le problème de la fixation des savoirs
Chapitre 2. Les dispositifs partenariaux ou la collecte filmée de la mémoire
1. Contexte de la recherche : le cadre partenarial de la documentation patrimoniale, l’inventaire partagé
2. Focus sur deux dispositifs singuliers de documentation audiovisuelle
3. Une mise en regard asymétrique
Chapitre 3. Comment analyser la circulation des savoirs et leur devenir médiatique au coeur du dispositif patrimonial
1. Questionner un objet médiatique selon une approche communicationnelle
2. Une méthodologie sémio-ethnographique
3. L’enquête franco-brésilienne
Deuxième partie. La documentation audiovisuelle comme voie d’appropriation patrimoniale
Chapitre 4. Le projet partenarial de mobilisation sociale
1. La visée relationnelle du dispositif patrimonial
2. Une méthodologie communicationnelle du dispositif
3. Construction de compétences communicationnelles et sociabilité patrimoniale
Chapitre 5. L’opérativité réflexive du dispositif patrimonial
1. Un participant prédisposé à la compétence réflexive : le chercheur indigène
2. Le dispositif patrimonial comme injonction à la réflexivité
3. Ce que produit la réflexivité : l’objet patrimonial saisi de biais
Chapitre 6. Le travail de mémoire, quête patrimoniale : la modalité d’appropriation
1. Transmettre un désir de patrimoine
2. Modeler l’engagement patrimonial
3. S’approprier le dispositif, s’approprier le patrimoine
Troisième partie. Un régime de patrimonialisation singulier : une production de savoirs repensée et une mémoire agissante
Chapitre 7. La production de savoirs au coeur de la patrimonialisation : le cheminement de la mémoire sociale
1. Mémoire générative et résistance à la production de savoir
2. Des savoirs performatifs : la démarche à l’oeuvre du témoin
3. Une démarche de mise en signification : la remise en jeu du sens
Chapitre 8. La documentation audiovisuelle du témoignage ou la fixation souple des savoirs
1. Le média audiovisuel et la saisie en mouvement du patrimoine
2. La réception anticipée : une promesse de circulation des savoirs
3. Le système documentaire au service d’une fixation souple des savoirs
Chapitre 9. Un régime de patrimonialisation orchestré autour d’une production mémorielle agissante
1. Le devenir médiatique de la mémoire sociale : la production agissante
2. La production de savoirs comme médiation vers la transmission
3. Patrimonialisation et pratique sociale : mutualité entre mémoire et patrimoine
Conclusion générale. La fabrique agissante de la mémoire
Bibliographie

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