Chronique d’une activité pernicieuse sur la ville de Rennes

Chronique d’une activité pernicieuse sur la ville de Rennes

Selon Michel Lagrée, les catholiques sont très hostiles à « l’appétit de plaisir et de jouissance qui marque la fin de la [Première] [G]uerre [mondiale]» : la danse, la mode, les lectures, les spectacles ; tous sont critiqués. En voici un exemple probant à travers le discours du chanoine de la Celle, de Moulins, qui s’exclame en 1922 :
L’amour des plaisirs, déviation qui date du péché originel, est de toutes les époques […]. Toutefois, l’entraînement vers la jouissance se fait plus forte [sic] à certaines époques de perturbations générales. Nous sommes contemporains de sa manifestation à tous les degrés de l’échelle sociale. Dans les milieux ouvriers, l’amour exagéré des plaisirs se caractérise par une multiplication des fêtes : les dancings sont pleins, et apprennent à ceux qui les fréquentent une fâcheuse liberté d’allure… […]Poursuivez la gamme des plaisirs, le cinématographe fait fureur : c’est un besoin populaire, et le budget de l’ouvrier lui ouvre un large crédit… Sur l’écran, après des numéros inoffensifs, vient le film attirant et grossier, qu’affectionne une certaine clientèle.
Le cinéma, comme les autres loisirs pratiqués à plusieurs, n’échappe pas à la règle et se voit fustigé. Manifestation de la culture de masse, il est considéré comme une sous-culture. Dans la presse rennaise, on assiste à un réel déferlement de critiques. Un article atypique nous fait part de « nouvelles victimes du cinéma » : des enfants de choeur de la paroisse de Saint-Sauveur auraient volé des films de la maison Phocéa-Location, place du Palais, à Rennes, puis, n’ayant pas d’appareil pour les projeter, le plus brave d’entre eux aurait volé quarante francs pour l’acheter. Malgré la gravité du fait, ces enfants ont le « droit à l’indulgence de la chrétienté. » Le ton ironique de l’article atteste un certain amusement d’une part, et, une compassion dévouée d’autre part. Le cinéma est victime de lui-même : cette situation d’ « arroseur arrosé » amuse. Au contraire, les termes familiers et bienveillants envers ces « garnements », ces « mignons », montre une compassion pour ces victimes que le cinéma n’a pas épargné. L’article se clôt sur une remontrance qui dévoile une réticence affichée pour les valeurs laïques : « […] quand on voit jusqu’où peuvent s’abandonner des enfants de choeur […], on est en droit de se demander de quoi les enfants de l’école laïque ne sont pas capables. »
Une campagne active contre cet instrument de perversion est lancée par les autorités religieuses. Le cardinal Charost, évêque de Rennes, s’était prononcé, alors qu’il était encore évêque à Lille, comme farouchement opposé au cinéma, véritable « toxique moral». Ci-après, un extrait de sa lettre pastorale dans laquelle il condamne le cinéma en vertu de la morale chrétienne.
Cette critique tranchante de la représentation cinématographique rejoint l’analyse faite par Michèle Lagny lorsque qu’elle explique les raisons pour lesquelles le cinéma reste un objet « indigne » d’histoire. Ce sont ces mêmes mécanismes de rejet qui sont à l’oeuvre dans la lettre du cardinal Charost. En effet, le cinéma est considéré comme une « sous-culture d’autant moins recommandable car dangereuse, immorale, malsaine, qui favorise l’agressivité et la passivité» du spectateur. Le premier vice de ce spectacle renvoie d’abord à son environnement, c’est-à-dire au lieu dans lequel il se joue. Il s’agit d’un lieu clos et obscur, apparenté à une « chambre » par l’auteur. Le cadre de la représentation évoque déjà une situation intime qui doit restée privée et non partagée. À cela s’ajoute un second vice qui découle du premier : il s’agit d’une activité passive qui neutralise justement toute activité critique du spectateur, noyé dans le « seul flot des images [qui] déferle[nt] sans arrêt et sans fin ». Cette considération du spectateur comme récepteur passif est à prendre en compte car, c’est en partant de ce constat, que l’Église va, par la suite, prendre conscience qu’il faut l’éduquer non pas pour qu’il subisse ce qu’il voit mais, au contraire, pour qu’il le maîtrise. Enfin, la perversité du cinéma s’explique par un dispositif représentationnel qui lui est propre. Contrairement au théâtre, avec lequel on le compare souvent, ces « projections mobiles […] prennent corps et durée» mais de manière plus opaque et « inconsciente », « moins matériel[le] ». Aussi, le public accepte mieux ce qu’il n’aurait pu cautionner au théâtre.
Non seulement le cinéma est dangereux pour la jeunesse mais il est aussi déconseillé pour tout bon chrétien. Du coup, les représentants de l’ordre religieux voient d’un mauvais oeil la réconciliation de la classe bourgeoise avec le cinéma, boudé depuis l’incendie meurtrier du Bazard de la Charité en 1897.
En effet, si le cinéma séduit les milieux ouvriers, la classe bourgeoise va peu à peu regagner les salles, ce que le témoignage suivant semble confirmer : « Les milieux sociaux plus élevés, pour chercher des plaisirs plus raffinés, mais non moins égoïstes, sont atteints de la même plaie, et révèlent la même oblitération du sens moral.»
Certains ecclésiastiques comme M. Gilbert, curé de la paroisse de Toussaints à Rennes, y sont totalement réfractaires. Il remet en question le cinéma situé dans les locaux de la Sainte-Famille, boulevard de la Tour d’Auvergne. Doit-il appartenir au patronage ? Certes, il est contrôlé et approuvé par le clergé mais, selon le curé, il doit être considéré indépendamment du patronage au risque de détourner le but de l’OEuvre : selon lui, ce cinéma de divertissement n’est pas recommandable. D’ailleurs, M. Janvier, directeur de l’OEuvre, décide de mettre fin au partenariat conclu avec M. Sauton, directeur du Ciné-Palace rennais, car le fonctionnement d’une telle industrie ne correspondrait pas à l’idéal qu’il s’était proposé de réaliser. Dans une lettre qui date du 11 décembre 1920, M.
Janvier déclare : « Je désire faire cesser l’exploitation du cinéma Sauton ». Les closes du bail n’étant pas respectées par M. Sauton, celui-ci est obligé de quitter les lieux au cours du mois de février 1922.
Le cinéma de divertissement d’avant guerre fût profitable à l’OEuvre mais, après guerre, dans un tel climat d’opposition, il ne put subsister au sein de l’OEuvre d’un patronage catholique.

La conquête du cinéma : un climat propice

Le patronage comme lieu d’encadrement

Pour remédier au « mauvais cinéma », la communauté ecclésiastique rennaise met en place une politique de prévention basée, premièrement, sur l’éducation des parents, car c’est d’elle que découle celle des enfants et deuxièmement, sur l’instauration dans les patronages de séances de cinéma instructives et éducatives qui prônent des valeurs davantage constructives que celles à l’oeuvre dans les films de mauvais goût.
Dans un premier temps et, pour remédier à l’ignorance religieuse des parents et des enfants, les catholiques doivent franchir un premier obstacle, celui de la déchristianisation et la laïcisation qui ont eu pour conséquence un relatif détachement des fidèles face aux principes religieux. Or, « L’instruction sans religion forge une arme dangereuse contre la société ». C’est en tout cas l’idée défendue par les catholiques y compris à Rennes où l’on considère l’ignorance religieuse comme « un grand péril social ». La Semaine Religieuse du Diocèse de Rennes y consacre un article qui s’ouvre sur ce constat malheureux : « L’ignorance religieuse est une des nombreuses plaies de notre époque et pas la moins inquiétante.»
Ce recul s’explique, pour les catholiques, par l’éviction du catéchisme, pourtant essentiel à la formation religieuse des jeunes. En effet, depuis la laïcisation, les leçons de catéchisme occupent les heures post-scolaires puisque l’enseignement laïque domine désormais. Les enfants, fatigués de leur journée de travail, sont inattentifs : « comment alors espérer l’attention requise par des matières graves, et si souvent abstraites, qui ne devraient être offertes qu’à des intelligences fraîches et disposées à s’ouvrir ?59 ». C’est alors à la famille de prendre le relais : « La famille vraiment chrétienne est le temple de l’idée religieuse», « au sanctuaire domestique, on a des habitudes familiales qui font entrer la religion non seulement dans l’esprit, mais dans le coeur et dans la vie de chacun.61 » Une politique d’aide aux parents se met en place : des conseils leur sont promulgués dans les revues, des bibliographies complétées par des résumés d’ouvrages occupent aussi les dernières pages de La Semaine Religieuse du Diocèse de Rennes. Épauler les parents dans leur mission éducative, c’est le but que s’est fixé l’Église à travers l’incitation à la lecture instructive, mais aussi par le biais de conférences morales, sociales et religieuses, organisées par les cercles d’études. Souvent destinées « à la formation de l’esprit de la femme », ces conférences, menées par des professeurs qualifiés, ont lieu à Rennes tous les jeudis et vendredis dans les salles du Cercle d’Étudiantes, 14 rue des Fossés. Outre la pratique de la religion et la tutelle des parents, le travail est également salvateur et source d’équilibre.
Sortir le jeune des dangers de la rue et lui promettre un avenir meilleur, tel est le but des ateliers de pré-apprentissage.
À Rennes, un atelier-école, logé dans le vieux couvent des Carmes, et dirigé par MM. Le Ray et Nitsch, voit le jour au cours de l’année 1920.
À l’époque, l’intérêt de ces ateliers de professionnalisation est avant tout de remédier à la crise de l’apprentissage que connait l’Ille-et-Vilaine d’après guerre  : « il convient de lutter pour assurer au pays une élite de travailleurs habiles et capables ». Mais le cas des ateliers-écoles nous intéressent ici plus particulièrement, car ce projet prend place au sein d’une ambition qui s’amplifie après la Grande Guerre : l’encadrement et la formation de la jeunesse. « Pour réussir, apprenez un métier. L’avenir est à ceux qui sauront travailler de leurs mains. » : tel est le message stimulant affiché aux murs de l’atelier-école de Rennes. Jean-Pierre Augustin constate en effet qu’une « volonté éducative a longtemps perduré dans l’extra-scolaire en direction des jeunes. Au-delà de l’école, la société n’a eu de cesse, un siècle durant, de tenter d’encadrer éducativement les jeunes. »
Cette « volonté éducative » qu’évoque Jean-Pierre Augustin, s’exprime particulièrement dans les patronages religieux, véritables lieux d’accueil créés spécialement pour « occuper » la jeunesse tout en l’instruisant pendant son temps libre. Après la Grande Guerre, cette volonté d’encadrement se renforce.
Le conflit ayant désorganisé les institutions, les OEuvres de l’Église se font rares.
La priorité affichée par les catholiques comme M. Gilbert, curé de la paroisse de Toussaints, est de reconstruire la patrie à travers le rétablissement des OEuvres.
Le patronage devient un lieu de rassemblement de la jeunesse qui trouve ainsi un moyen de s’investir dans des activités vertueuses et ludiques et, une forme d’engagement dans la vie paroissiale. Le bulletin de la paroisse des Sacrés-Coeurs de Rennes rend compte de sa place indispensable au sein du dispositif d’encadrement et de protection de la jeunesse.

La pratique curative du « bon » cinéma

Après le conflit de 1914-1918, dans une France amoindrie par les pertes tant humaines que matérielles, le cinéma est perçu comme un élément perturbateur qui, plutôt que de participer à la reconstruction de la France, contribue au désordre ambiant par son influence pernicieuse. Nombreux sont les discours chauvinistes venant appuyer cette thèse. Parallèlement à ce discours répressif d’après-guerre, se construit un discours moins radical qui s’exprime à travers le désir de certains d’accéder à un idéal cinématographique, plus honorable et plus digne de la pensée religieuse qu’il ne l’a été pendant et après la Première Guerre mondiale. En réalité, il faut rappeler que l’idée du « bon » cinéma naît déjà au début du XXème siècle en particulier sous l’impulsion d’un anti-laïque invétéré, G. Michel Coissac, directeur de la Bonne Presse. Les questions de l’utilisation du cinéma à des fins éducatives ainsi que la problématique de la diffusion et de la production d’un cinéma essentiellement catholique sont déjà d’actualité, mais pas assez suivies par les membres de l’Église pour résister aux tumultes de la guerre. La vision conservatrice de l’Église et son antimodernisme peuvent expliquer ce manque d’enthousiasme. Comme ce fût le cas à l’égard du théâtre ou de la presse, l’Église reste méfiante. Il faut surtout rappeler qu’« En l’absence d’une prise de position officielle de la papauté sur la conduite à tenir, beaucoup d’entre eux [les membres du clergé] se cantonnent à des réflexes antimodernistes qui leur font rejeter le cinéma comme propagateur de vice et du paganisme.» Pour les plus actifs, l’action au niveau local est quasi autonome : en haut lieu, on ne partage pas cet enthousiasme, du moins jusqu’en 1936 date à  laquelle le Pape en personne se prononce favorablement pour le contrôle du cinéma dans un long discours, retranscrit dans l’encyclique Vigilenti Cura, où est évoquée l’attitude à adopter face au média.
En revanche, dans Divini Illius Magistri, encyclique de 1929 qui porte sur l’éducation de la jeunesse, ainsi que dans et des vices de la famille et de la société, encyclique de 1930, le cinéma est en bonne place parmi les spectacles pernicieux : Pie XI s’y montre totalement réfractaire car, selon lui, il favorise « l’excitation des passions mauvaises et […] l’insatiable avidité du gain» mais, d’un autre côté, il peut aussi être « [un] moyen merveilleux de diffusion, […] de la plus grande utilité pour l’instruction et l’éducation » s’il est dirigé par de « saints principes ». Ces deux discours, plus préventifs que constructifs, s’inscrivent dans une période confuse où engouement et vigilance se mêlent. L’introduction du dispositif cinématographique au sein de l’Église est lente, car accompagnant l’évolution des mentalités.
Après une période de rejet total ponctuée par des discours radicaux (tentative d’éradication de l’exploitation cinématographique en particulier des films américains), les représentants de l’Église revoient leur jugement dès les années 1920 en raison du climat ambiant favorable au cinéma. En réaction à la concurrence commerciale et laïque, ils développent un cinéma qui répond à leurs attentes : le « bon » cinéma. C’est à travers ce concept que s’édifie la propagande catholique car, si dans un premier temps le corps hiérarchique souhaite proposer par son biais une alternative au cinéma spéculatif et corrupteur commercial, très vite il prend aussi conscience de la portée idéologique du cinéma et, tout comme ses adversaires laïques, veut profiter de son potentiel pédagogique lors des séances de catéchisme, rendues plus « vivantes » par l’image en action. Il espère surtout profiter de l’engouement que suscite ce divertissement, le cinéma devenant ainsi un instrument « de la reconquête catholique du terrain social80 » capable de réconcilier la population avec la religion.

Le temps de la réconciliation : l’expansion du cinéma dans le paysage catholique rennais [1919-1925]

Introduction

Rappelons-nous les discours cléricaux des années d’après-guerre étudiés plus haut : certains, radicaux, préconisent la fermeture de cinémas, d’autres concèdent une possible élévation à travers l’éradication du « mauvais » spectacle cinématographique. La nuance est mince mais préfigure déjà une entente envisageable entre les catholiques et le cinéma. Selon les réfractaires, le « mauvais cinéma » provient des cinémas commerciaux. Ce sont eux en effet qui, pendant la guerre, génèrent la totalité de l’activité cinématographique avec les cinémas ambulants et qui, comme vu précédemment, dans un but lucratif, proposent des films d’action ou des intrigues amoureuses susceptibles d’attirer davantage le public qui cherche à se divertir en ces temps difficiles. La chasse au cinéma lucratif et corrupteur, engagée au sortir de la Première Guerre mondiale, s’intensifie entre 1919 et 1925 mais, sous une forme davantage préméditée : la contre-attaque de quelques précurseurs issus du milieu ecclésiastique se manifeste à travers le développement du « bon » cinéma, reconnu comme une alternative viable aux yeux d’une partie du clergé.
Parallèlement, les catholiques doivent mener de front une seconde lutte : le Cinéma Éducateur83 se développe au sein des patronages et des salles associatives laïques rennaises. Pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles le « bon » cinéma connaît une expansion fulgurante à Rennes, une étude préalable de l’implantation de ce cinéma concurrentiel est nécessaire.
Combien de salles de cinémas existe-t-il à Rennes après la Première Guerre mondiale hormis les salles de confession religieuse ; qui sont-elles et comment sont-elles organisées ? Que programment-elles ? Telles sont les questions qui vont être abordées dans le premier chapitre qui suit.
Le second chapitre se chargera quant à lui de confronter ces informations avec celles recueillies sur les salles paroissiales afin de mieux comprendre les raisons de leur expansion massive à Rennes.

État des lieux de l’exploitation cinématographique à Rennes

Pour mener à bien cet état des lieux, l’étude s’appuiera sur les mémoires de Cécile Éveillard Les Débuts du cinéma à Rennes [1896-1932] et de Michèle Guenée Les Loisirs à Rennes durant l’entre-deux-guerres, et des ouvrages référents tel que Rennes et le 7ème Art. Il s’agit de rendre compte, de manière synthétique, de la situation de l’exploitation cinématographique commerciale rennaise pendant et après le conflit de 1914-1918 : Combien existaient-ils de cinémas commerciaux à Rennes ? Que programmaient-ils ? À quelle fréquence et à quel prix ; étaient-ils populaires ? L’exposé qui suit sera par la suite confronté aux recherches menées sur l’expansion du cinéma paroissial à Rennes et son explication.

Le défi des salles commerciales

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la ville de Rennes compte à son actif trois cinémas commerciaux : l’Omnia, le plus vieux cinéma de Rennes, inspiré du théâtre à l’italienne et d’une capacité de 800 personnes, qui ouvre ses portes en 1908, et l’Alhambra-Ciné-Palace, situé dans les locaux du patronage catholique de la Tour d’Auvergne, qui peut accueillir environ 700 spectateurs ; le cinéma Coutaret est, quant à lui, un cinéma forain qui s’est installé temporairement et ferme ses portes au cours de l’année 1923. Pendant le conflit, l’Omnia et le cinéma Coutaret se sont lancés dans une mission de soutien à la population, d’abord en proposant du divertissement mais aussi des films davantage patriotiques qui contribuent à l’effort de guerre. Les tarifs pratiqués sont bas (0.50 Frs à 1.50 Frs) afin de toucher le plus grand nombre et les séances nombreuses : « celles-ci ont lieu tous les soirs à 20H30 ainsi qu’en matinée les jeudis et dimanches ». Si durant les premières années de guerre la programmation est axée sur des films patriotiques, des documentaires, des actualités et des comiques français, à partir de 1916, les films américains conquièrent les écrans français. De fait, « [l]e stock de vues d’avant guerre s’épuise [et] il faut pourtant renouveler la programmation sous peine de lasser le spectateur. Les États-Unis investissent alors le marché français de façon à subvenir aux besoins des cinémas.» Par exemple, le Coutaret programme des comiques américains ; c’est ainsi que le public rennais découvre Charlot. D’ailleurs, « [à] partir de 1916, la part consacrée au cinéma américain au Coutaret ne cessera d’augmenter. » Le Ciné-Palace-Rennais, concurrent direct de l’Omnia mais plus modeste, centre davantage sa programmation sur des films « choisis et sélects88 », gage de qualité morale oblige89. Les tarifs et les horaires de la salle sont équivalents à ceux de l’Omnia mais les programmes diffèrent : le Ciné-Palace-Rennais favorise les comiques français, les films patriotiques et les actualités de guerre et se spécialise dans les « sérial ». Cécile Éveillard qualifie ce cinéma « d’avant-garde90 », comparé à l’Omnia, « cinéma de la première génération91 » qui reste ancré dans la tradition du cinéma/music-hall.
« La relance de l’exploitation française se ressent à tous les niveaux : de la production à la distribution en passant par l’exploitation. Ce nouvel élan, accru par une grande considération accordée au cinéma de la part de la population depuis la guerre, fait apparaître deux nouveaux cinémas» basés sur le modèle des ciné-music-halls comme ses prédécesseurs. C’est ainsi que le Select-Palace et l’Excelsior voient le jour après l’armistice. Le Select-Palace devient le cinéma le plus grand de Rennes avec une capacité d’accueil de 970 places. En conséquence, le prix des places augmente s’élevant jusque 4 Frs en 1920. Trois ans plus tard, l’Excelsior (700 places) vient s’ajouter à la liste des cinémas que compte la ville de Rennes après la guerre. Par la suite, le cinéma américain va s’imposer durablement au sein de ces deux établissements.
Grâce au travail universitaire de Michèle Guenée, il nous est possible de retracer la fréquentation des salles commerciales d’après guerre à Rennes93. Selon elle, l’augmentation de celle-ci coïncide avec la création du Select-Palace et de l’Excelsior. De 66 000 en 1919, le nombre d’entrées avoisine les 150 000 en 1924. En réalité, c’est assez peu si l’on considère le nombre d’habitants que compte Rennes (80 000). Cela est dû au parc de salles commerciales limité dans la ville. En effet, Rennes ne compte que quatre cinémas commerciaux (3300 places) : « Le fait que Rennes n’ait que quatre salles s’explique par la composition de sa population. Rennes est une ville administrative et la classe bourgeoise y est naturellement dominante. Or, c’est la classe populaire, ici sousreprésentée, qui constitue en grande partie le public cinéphile. C’est elle qui influe sur la demande, mais dans des proportions limitées par son importance relative.»
Le cinéma est devenu très populaire auprès des rennais. Les représentants locaux de l’Église souhaitent profiter de cet engouement dans une perspective de reconquête de la population : attirer les rennais dans un cinéma paroissial leur est plus profitable. Mais le défi est de taille : les salles commerciales, parce qu’elles bénéficient d’un budget conséquent, sont plus attractives (architectures grandioses, fauteuils luxueux) et proposent un programme quotidien varié. Le manque d’offre culturelle face à la demande est criant. Dès lors les salles associatives et les patronages catholiques prennent le relais. Cependant, ils ne sont pas les seuls à vouloir tirer parti du spectacle cinématographique, qui, plus qu’une attraction, se révèle être un instrument pédagogique puissant, capable de véhiculer un message au plus grand nombre et en même temps.

Le réseau du Cinéma Éducateur rennais

La question de l’intégration du cinéma au sein du cadre scolaire se pose dès son invention. Si l’école va devenir le lieu idéal pour étendre la pratique du Cinéma Éducateur, il faut rappeler que ce cinéma s’exerce également dans le cadre périscolaire, associé à des séances éducatives destinées à des adultes ou des enfants.
Le terme Cinéma Éducateur – éducation par le cinéma – est en effet plus complexe à définir qu’il n’y paraît : il défend l’idée selon laquelle le cinéma peut être utilisé comme un vecteur éducatif, un outil pédagogique, auprès de diverses populations et dans des perspectives différentes, lors de séances
constituées spécialement de films éducatifs au sens strict ou de films de divertissement. Bien sûr, le Cinéma Éducateur profite du réseau scolaire pour s’étendre dans la ville comme ce fût le cas à Rennes.
Malgré les divers lieux d’archivages que compte la ville, il est difficile de trouver des traces de l’activité du Cinéma Éducateur ; du moins si l’on cherche à reconstituer la totalité du réseau. Cela peut s’expliquer d’un point de vue strictement matériel par la perte de documents en raison de déménagements (tel est le cas pour l’antenne de la Ligue de l’Enseignement d’Ille-et-Vilaine) ou de la méconnaissance de la portée de telles archives. Cependant, les quelques informations recueillies permettent de se rendre globalement compte de son application dans la ville de Rennes.
Au début des années 1920, le Conseil Général d’Ille-et-Vilaine95 aborde la question du Cinéma Éducateur lors d’une séance entièrement consacrée au sujet : on s’interroge sur l’installation du cinématographe dans les écoles, son utilisation pour des séances récréatives ou éducatives données à la population, sur les subventions éventuelles des communes. Le problème souligné est bien financier : jusqu’alors, l’État prenait en charge la totalité des frais engendrés par l’achat d’un appareil cinématographique. Seulement, en raison du coût de ce projet et de l’engouement qu’il suscite, à partir de 1923 la participation de l’État est réduite à un tiers du prix de l’appareil (2200 Frs) ; le second tiers pouvant être obtenu par le concours du département et le reste aux frais de la
municipalité. À l’issue de la séance, le budget consacré à l’installation du cinématographe dans les écoles rennaises est voté à hauteur de 5000 Frs pour l’année 192496.
Un rapport de l’Inspecteur d’Académie de Rennes, destiné au préfet d’Ille-et- Vilaine, expose un état des lieux de l’installation du cinématographe dans les écoles rennaises en 192497. Si l’école primaire du Cercle Paul Bert peut profiter d’une salle de cinéma aménagée par le cercle, ce n’est pas le cas à l’École Normale d’Institutrices de Rennes dont l’appareil cinématographique, envoyé par le ministre de l’Instruction Publique et des Beaux Arts, est défaillant. La directrice de l’École Primaire Supérieure de Rennes doit, quant à elle, faire face à un autre problème : en l’absence de réseau électrique, l’appareil cinématographique fourni par le ministère ne peut fonctionner. Seule l’École Normale d’Instituteurs fait usage de cet instrument éducatif, d’une part pour instruire ses élèves maîtres, d’autre part pour les former à la manipulation de l’appareil. La situation est mitigée, plusieurs problèmes persistent : d’abord financiers (le prix de l’appareil reste trop élevé) puis pratiques (l’électrification n’est pas totalement effective) enfin logistiques (les films demandés sont gratuitement fournis par le Musée Pédagogique mais de manière insuffisante et, de plus, ils n’arrivent pas à temps et ne correspondent parfois pas au sujet choisi). C’est alors le « système D » qui prime : certains films sont parfois loués (de 50 à 60 Frs le film) et des séances payantes, pour la population, sont organisées afin de couvrir les frais engendrés par la location et de permettre aux élèves des écoles de jouir de séances gratuites. C’est cette politique d’ouverture et de partage que pratique le directeur de l’École Normale d’Instituteurs, très engagé dans la vulgarisation du Cinéma Éducateur : l’appareil cinématographique, situé dans l’amphithéâtre, sert à la fois pour les élèves-maîtres mais aussi pour les élèves des écoles annexes. Tous les samedis et dimanches, de 7H45 à 8H15, dans le cadre d’activités postscolaires récréatives, les élèves rennais sont conviés à une séance au cours de laquelle deux films de 300 mètres chacun sont projetés sur un écran de 1m80X1m50.
Dans le cadre des cours donnés à l’École Normale d’Instituteurs, des films d’enseignement peuvent être projetés. Ils portent principalement sur les sciences naturelles (hygiène, technologie, nature : les métamorphoses des insectes, la vie des animaux, la germination des graines) et sur la géographie.
Bien que le film s’intègre au sein du dispositif d’enseignement, les projections fixes lui sont souvent préférées. Considérées comme « supérieures », elles sont utilisées plus particulièrement pour certaines matières comme la géologie, la géographie ou l’histoire de l’art. « Tout ce qui est vivant, animé, gagne à être filmé. Tout ce qui est fixe, inanimé, doit être projeté au moyen de la lanterne à projections. » Autrement dit, l’usage abusif du cinéma risque d’altérer la qualité de l’enseignement. L’appareil cinématographique est considéré comme un outil pédagogique, en ce sens le professeur doit rester maître de sa leçon car l’inconvénient majeur de cet instrument est qu’il risque de « bouleverser parfois le déroulement de la classe traditionnelle, d’introduire de l’agitation, de briser le cours harmonieux des activités inscrites à l’emploi du temps », d’où le scepticisme avoué de certains professeurs. Comment se déroule alors une séance-type d’un cours avec le cinématographe ? L’École Normale d’Instituteurs de Rennes axe son enseignement sur la formation pédagogique des maîtres autour du cinéma, le but étant de responsabiliser les élèves-maîtres.
À chaque séance, un élève joue le rôle de l’opérateur et un autre réalise un compte-rendu. Les « troisièmes années » bénéficient d’une formation plus poussée : ils étudient le fonctionnement et la manipulation de l’appareil cinématographique (monter le film, réparer le film à l’aide d’un collage, entretenir l’appareil) afin d’être parés à toutes les éventualités lorsque leur tour viendra d’enseigner. D’ailleurs, ils auront le loisir de mettre en pratique leurs aptitudes tout au long de l’hiver en tant qu’opérateur bénévole pour le Cercle Paul Bert ou lors des conférences avec projections de la Ligue Maritime et de la Croix Rouge. L’ORCEL100 fournit les films, produits par le Musée Pédagogique de Paris, le Ministère de l’Agriculture ou les services de l’Enseignement Technique. Un réel effort tente d’être fait en ce milieu des années 1920 concernant la qualité des films et la sécurité du matériel. L’appareil de marque Pathé enchante véritablement le directeur de l’École Normale d’Instituteurs de Rennes : il permet d’immobiliser l’image sans risque de détérioration ou d’inflammation du film.
Comme nous avons pu le voir, le Cinéma Éducateur s’organise autour du cadre scolaire : pendant les cours, il sert d’instrument pédagogique et assure la vulgarisation de la leçon par l’image (on l’appelle aussi cinéma d’enseignement ou cinéma scolaire) ; après les cours, il est davantage distrayant et s’adresse aux enfants ainsi qu’aux parents. Le souci majeur reste le manque significatif d’appareils cinématographiques dans la majorité des écoles rennaises. Parfois cependant, le réseau scolaire permet la circulation d’appareils entre les écoles ou l’organisation de séances destinées à plusieurs écoles à la fois. Ce sont donc les bâtiments de l’école qui abritent majoritairement le Cinéma Éducateur aussi bien scolaire que postscolaire c’est-à-dire, toujours aussi instructif et éducatif mais davantage axé sur l’hygiène, l’éducation, les formations professionnelles, à destination des adultes ou des adolescents.
Cependant, d’autres structures accueillent le Cinéma Éducateur, telles les salles municipales.

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Table des matières

Plan
Introduction générale 
I- La rencontre des catholiques avec l’image cinématographique : d’une désillusion vers un idéal [1918-1920] 
Introduction
1.1- Le rejet du cinéma comme instrument de perversion
1.1.1- L’intérêt accru pour les projections lumineuses
1.1.2- La Grande Guerre et la démoralisation de la jeunesse
1.1.3- Chronique d’une activité pernicieuse sur la ville de Rennes
1.2- La conquête du cinéma : un climat propice
1.2.1- Le patronage comme lieu d’encadrement
1.2.2- La pratique curative du « bon » cinéma
Conclusion
II- Le temps de la réconciliation : l’expansion du cinéma dans le paysage catholique rennais [1919-1925] 
Introduction
2.1- Etat des lieux de l’exploitation cinématographique à Rennes
2.1.1- Le défi des salles commerciales
2.1.2- Le réseau du Cinéma Éducateur rennais
2.1.3- Le grand patronage laïque du Cercle Paul Bert
2.2- Les prémices du cinéma paroissial
2.2.1- La salle du Colombier
2.2.2- Le Cinéma de la Jeunesse
2.2.3- L’Abri du Soldat
2.2.4- Le cas particulier du patronage de la Tour d’Auvergne
Conclusion
III- L’essor : le cinéma comme nouveau mode d’apostolat [1925-1939] 
Introduction
3.1- La promotion du « bon » cinéma
3.1.1- L’Action Catholique mobilisée
3.1.2- Le devenir des premières salles paroissiales rennaises
3.2- L’institutionnalisation du réseau de salles catholiques
3.2.1- L’extension et l’aménagement du réseau : l’arrivée de nouvelles salles paroissiales à Rennes
3.2.2- La coordination régionale : l’exemple de la F.A.C.O
Conclusion
Conclusion générale 
Bibliographie 
Annexes

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