CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIE : UN ANCRAGE EN AGRICULTURE COMPARÉE ENRICHI DE L’APPORT DES ÉTUDES AGRAIRES

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À partir des années 1990, des systèmes de production de moins en moins autonomes et économes.

Un certain nombre de travaux de recherche ont mis en évidence une rupture importante dans l’évolution des systèmes de production du lait en Nouvelle-Zélande depuis les années 1990. Peu à peu, ces systèmes tendent à évoluer vers des systèmes de moins en moins autonomes et économes, où le recours aux intrants et les immobilisations en capital fixe sont croissants. Souvent regroupées sous le terme « d’intensification » (Institut de l’élevage, 2010, p. 1 ; Basset-Mince, et al., 2009 ; Woodfield & Clark, 2009, p. 137 ; MacLeod & Moller, 2006), les évolutions récentes des systèmes laitiers néo-zélandais laissent à penser qu’après près de cinq décennies pendant lesquels les éleveurs laitiers néo-zélandais sont allés à contre-courant du modèle de développement agricole prédominant dans les pays du Nord, ils ont fini par s’y plier.
Si les prairies occupent toujours une place centrale dans les assolements, leur gestion n’est plus aussi économe qu’elle l’a été. Ainsi, le recours aux engrais azotés de synthèse s’est considérablement accru et généralisé. Quasi nulle jusqu’à la fin des années 1980, leur consommation annuelle avoisine aujourd’hui les 330 000 unités d’azote (MacLeod & Moller, 2006, p. 208 ; FAOStats). La fertilisation azotée des prairies repose ainsi beaucoup plus qu’auparavant sur les engrais de synthèse, et beaucoup moins sur la capacité des légumineuses ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā Ā Ȁ ⸀Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ Ā ᜀ fixer l’azote de l’air. Si bien que la gestion des prairies par les éleveurs néozélandais se rapproche de plus en plus de l’« école hollandaise et belge » évoquée par Kerguelen (Pinxterhuis, 2000, p. 3). Woodfield et Clark (2009) vont même jusqu’à s’interroger : « Do forage legume have a role in modern dairy farming ? »9 (Woodfield & Clark, 2009). La perte d’autonomie des systèmes de production ne se limite pas au cas de la gestion des prairies et du renouvellement de la fertilité, mais concerne également l’alimentation du troupeau. Ainsi, un certain nombre d’études montrent que le recours aux concentrés pour compléter la ration des animaux s’accroit et tend à se généraliser (Institut de l’élevage, 2010, p. 1 ; MacLeod & Moller, 2006, p. 208). Les importations néo-zélandaises d’aliment du bétail ont ainsi dépassé les 2 Mt en 2013, alors qu’elles étaient quasi nulles jusqu’en 1990 (MacLeod & Moller, 2006, p. 208 ; FAOStats). Ces importations consistent presque exclusivement en du tourteau de palmiste, lequel est principalement utilisé pour l’alimentation des vaches laitières (Mounsey, 2016, p. 30). Les transformations des systèmes fourragers ne se limitent pas à l’introduction de concentrés dans l’alimentation des animaux. Ainsi, si les prairies occupent toujours une place de choix dans les assolements, d’autres cultures fourragères ont progressivement été introduites.
C’est notamment le cas du maïs fourrage dont les surfaces cultivées s’accroissent considérablement depuis 1990 : quasi nulles avant 1990, elles atteignent 12 000 ha en 2000 et 44 500 ha en 2015 (Institut de l’élevage, 2010, pp. 37-39 ; Booker, 2009, p. 69 ; Morris, et al., 2016, p. 157). L’importance du maïs fourrage dans les systèmes fourragers néo-zélandais est aujourd’hui telle que Glassey et al. (2009, p. 1) affirment : « Maize is a vital crop for many New Zealand dairy farmers »10. Enfin, bien que cet aspect soit dans l’ensemble peu présent dans la bibliographie, il semble que les évolutions des systèmes laitiers néo-zélandais depuis 1990 aient induit une augmentation des immobilisations de capital fixe, qui se traduit notamment par la construction d’aires d’alimentations pour la distribution de l’ensilage de maïs (Institut de l’élevage, 2010, p. 33 ; Pfimlin, 2010, pp. 143-150). Vitalis (2008) signale quant à lui que les importations néo-zélandaises de tracteurs et de machines agricoles ont augmenté de manière considérable depuis les années 1990 (Vitalis, 2008, p. 20). Certes, on ne peut pas attribuer exclusivement cette hausse à la seule production laitière, mais compte tenu de la place et du poids de cette production dans l’agriculture néo-zélandaise, il est probable qu’elle en soit au moins en partie responsable. L’ensemble de ces éléments concourent à montrer que les modalités techniques du développement agricole concernant la production laitière néo-zélandaise depuis 1990 sont bien différentes de celles qui prévalaient auparavant.
Ces évolutions d’ordre technique semblent par ailleurs aller de pair avec une plus grande hétérogénéité des systèmes de production, qui contraste avec la situation d’avant 1990. Ainsi DairyNZ, un organisme néo-zélandais de recherche appliquée et de conseil en élevage laitier, a établi une typologie des exploitations laitières du pays dont le système fourrager constitue le point d’entrée (DairyNZ, 2016). DairyNZ identifie ainsi cinq types d’exploitation, suivant le degré d’autonomie des systèmes fourragers :
« Les légumineuses fourragères ont-elles un rôle dans la production laitière moderne ? » (Traduction M.Hugonnet).
« Le Maïs est une plante vitale pour de nombreux éleveurs laitiers néo-zélandais. » (Traduction M.Hugonnet).
Sans préjuger de la validité et de la pertinence de cette typologie, qui est par ailleurs à la base de nombreux travaux de recherche ayant fait l’objet de publications (Hedley, et al., 2006 ; Kolver & Hedley, 2006 ; Macdonald, et al., 2011 ; Burgos, 2014 ; Belton, 2013), elle a le mérite de mettre en évidence une certaine diversité de systèmes de production. Elle montre que les évolutions recensées dans la bibliographie et listées précédemment n’ont pas été mises en œuvre par tous ni de la même manière.
Dans le même temps, on constate une tendance à l’agrandissement de la superficie des exploitations laitières et de la taille des troupeaux. En effet, la superficie moyenne des exploitations laitières néo-zélandaises a plus que doublé entre 1990 et 2015, passant de 70 à 147 ha, alors même qu’elle était stable depuis le début des années 198011. Concernant la taille des troupeaux, la progression est là aussi importante puisque sur la même période, on est passé de 164 à 419 VL en moyenne par exploitation (Dairy NZ et LIC, 2016, p. 7).
Au final l’ensemble de ces éléments tendent à montrer qu’à partir des années 1990, le développement agricole concernant la production de lait en Nouvelle-Zélande présente des caractéristiques qui se rapprochent de plus en plus de celles observées depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des pays du Nord : un développement inégal reposant sur un agrandissement de la superficie des exploitations et de la taille des troupeaux couplé à un recours massif aux intrants et nécessitant des immobilisations en capital fixes croissantes.
Dans le troisième chapitre de cette partie, nous verrons que ce mouvement de perte d’autonomie des systèmes fourragers s’accompagne d’une tendance à la financiarisation de la production laitière néo-zélandaise, en écho à un processus plus global observé à l’échelle de la planète.

Des exploitations familiales de plus en plus capitalisées et imprégnées de logiques financières.

Plusieurs travaux de recherche ont mis en évidence le fait que depuis plusieurs décennies, la structure des exploitations laitières familiales de Nouvelle-Zélande, pour l’essentiel localisées sur l’île Nord du pays, sont sujettes à de profondes évolutions. Certes, comme le soulignent Smith et Mongomery (2003, p. 111), il est raisonnable d’affirmer que la plupart d’entre elles sont encore aujourd’hui détenues et contrôlées par des agriculteurs familiaux. Toutefois plusieurs éléments montrent qu’elles s’appuient de plus en plus sur des capitaux et une force de travail extérieurs à la famille et adoptent progressivement des logiques de fonctionnement propres au secteur financier. C’est ce que nous montrons ici.
En effet, l’augmentation de taille des troupeaux laitiers, de la superficie des exploitations, et les besoins croissants en équipements de toute sorte font que l’acquisition et la conduite d’une exploitation laitière nécessite aujourd’hui de grandes quantités de capitaux (Cameron, et al., 2009, pp. 16-17). Bien souvent l’agriculteur n’est pas en mesure d’apporter seul ces capitaux et recourt à l’emprunt. Le niveau d’endettement des exploitations laitières néo-zélandaises s’est ainsi considérablement accru au cours des dernières années, si bien que la dette totale des fermes laitières du pays est passée de 12 à 40 milliards de $ entre 2002 et 2016 et représente aujourd’hui 10 % du total des créances du pays (Malone, 2016). La situation est telle que le gouverneur de la banque centrale de Nouvelle-Zélande (‘Reserve bank’) a récemment considéré que le haut niveau d’endettement des exploitations laitières faisait peser un risque sur le système financier du pays (Gray, 2016). Une part croissante du capital des exploitations laitières néo-zélandaises est donc désormais apportée par les banques, lequel, à l’inverse du capital familial, doit être rémunéré au taux du marché.
En parallèle, les quantités importantes de capitaux nécessaires pour acquérir et faire fonctionner une exploitation laitière rendent très compliquée la transmission de ces dernières aux nouvelles générations. Pour Cameron et al., cette difficulté est à l’origine de l’apparition d’exploitations détenues sous forme sociétaire (‘equity partnership’). Dans ce cas de figure, la personne qui reprend l’exploitation s’associe avec d’autres personnes qui, bien que ne travaillant pas sur l’exploitation, apportent une partie des capitaux nécessaires. La plupart du temps, les associés du repreneur sont ses frères et sœurs et ceux-ci reçoivent une partie des bénéfices (Cameron, et al., 2009, p. 17). Si l’exploitation reste aux mains de la famille, les frères et sœurs ayant investi des capitaux dans la société en attendent une rémunération afin de les rentabiliser.
Les difficultés à transmettre les exploitations laitières ont également pour conséquence le fait qu’une part importante des exploitations vendues au moment du départ en retraite de l’exploitant sont rachetées par des agriculteurs déjà installés. Une étude récente conduite auprès de 800 agriculteurs néo-zélandais – toutes productions confondues – a ainsi montré que 40 % d’entre eux possédaient plusieurs exploitations et que la plupart de ces multipropriétaires étaient des éleveurs laitiers (Old & Nuthall, 2014, p. 2). Cette multipropriété va de pair avec une augmentation du recours à une main-d’œuvre non familiale, le propriétaire et sa famille pouvant difficilement prendre en charge à eux seuls le fonctionnement de plusieurs exploitations. Cette main-d’œuvre extra familiale n’est plus uniquement mobilisée pour la réalisation de tâches d’exécution (traite, alimentation des animaux, manutention du troupeau) comme ce pouvait déjà être le cas auparavant, mais concourt désormais de plus en plus fréquemment à la gestion et à la conduite des exploitations (Cameron, et al., 2009, p. 16). Pour les éleveurs qui font l’acquisition d’une exploitation supplémentaire sur laquelle ils ne travaillent pas ou peu, la finalité est davantage de rentabiliser les capitaux investis que d’améliorer le revenu de la famille. Cet objectif de rentabilisation des capitaux investis a également des conséquences sur la transmission des exploitations laitières : si de lourds investissements ont été consentis pour acquérir une exploitation, il peut-être plus rentable de la vendre au plus offrant plutôt que d’installer un des enfants. Pour ces raisons, à savoir la place importante prise par la main-d’œuvre extra-familiale dans la conduite et la gestion de l’exploitation d’un côté, et l’objectif de rentabilité des capitaux investis par le propriétaire, on peut considérer que la multipropriété ne relève plus tout à fait de l’exploitation familiale stricto sensu et relève d’une forme de financiarisation.
Enfin, dans nombre de cas, l’activité agricole n’est plus la seule source de revenus des agriculteurs. Plusieurs études mettent ainsi en évidence une tendance au développement de la pluriactivité dans les exploitations agricoles et laitières néo-zélandaises et soulignent que le revenu tiré de ces activités non-agricoles constitue un apport non négligeable et essentiel pour le ménage (Taylor & McCrostie Little, 1995 ; Taylor, et al., 2003). De son côté, l’OCDE estime que dans 30 à 50 % des ménages agricoles, au moins une personne – souvent la femme – a un emploi à l’extérieur de l’exploitation (OCDE, 2009, p. 4). Cela démontre une évolution et une reconfiguration des exploitations familiales, où l’activité agricole n’est plus la seule source de revenus.
L’ensemble de ces éléments, même s’ils peuvent à première vue sembler épars, montrent que l’exploitation laitière familiale en Nouvelle-Zélande est en proie à de profondes évolutions. On est passé de l’exploitation familiale classique, où le foncier, le capital et la force de travail sont apportés par l’agriculteur et sa famille et où la finalité est de subvenir aux besoins de la famille dans un premier temps et de transmettre l’exploitation à un des enfants dans un second temps, à des exploitations aux logiques entrepreneuriales et financières plus marquées. Ainsi, le recours à une main-d’œuvre extra-familiale est courant, une part importante des capitaux sont apportés par des agents extérieurs et la finalité de l’activité agricole est de plus en plus de rentabiliser les capitaux investis, la satisfaction des besoins de la famille reposant de plus en plus sur des revenus d’origine non-agricole. Il est toutefois difficile, au regard de la bibliographie disponible, d’évaluer l’ampleur et les modalités concrètes de déploiement de ce phénomène.
La financiarisation de la production laitière néo-zélandaise mise en évidence dans ce sous-chapitre, que ce soit à travers l’émergence d’une agriculture de firme ou bien à travers la transformation des exploitations familiales telle que décrite à l’instant, fait écho à des phénomènes observés plus globalement dans le monde et qui suscitent l’intérêt et le questionnement de nombreux chercheurs, notamment en sciences humaines et sociales. C’est ce que nous verrons dans la suite de ce chapitre.
La financiarisation de l’agriculture, un phénomène observé sur l’ensemble de la planète et qui suscite l’intérêt de nombreux chercheurs.

L’exploitation familiale au cœur du développement agricole du XXème siècle, aujourd’hui remise en cause

Comme le souligne Cochet (2011), l’exploitation agricole familiale s’est imposée un peu partout dans le monde durant la seconde moitié du XXème siècle. Elle remplace alors progressivement les autres formes de production qui avaient pu s’implanter. Ainsi en Amérique latine, la grande exploitation latifundiaire recule au profit de l’agriculture familiale à la suite de réformes agraires plus ou moins poussées et abouties. Dans les régions productrices de café et de cacao telles que la Côte d’Ivoire, les grandes plantations coloniales cèdent la place aux petits planteurs familiaux. L’exploitation agricole familiale se maintient également dans les pays du Nord où elle sera la cheville ouvrière de la révolution agricole de la seconde moitié du XXème siècle et des formidables gains de productivité qu’elle autorise, l’accroissement sans précédent du niveau de capitalisation des exploitations ne remettant pas en cause le caractère familial de celles-ci et n’en faisant pas pour autant des exploitations capitalistes (Cochet, 2011, p. 58). Si l’exploitation familiale a pu un temps sembler devoir être la norme, il n’en demeure pas moins qu’elle est aujourd’hui et depuis les années 1990-2000 de plus en plus largement questionnée voire remise en cause. Le phénomène de financiarisation décrit précédemment pour le cas particulier de la production laitière néo-zélandaise n’est en effet pas propre à ce pays et s’observe un peu partout dans le monde. Comme en Nouvelle-Zélande, cette financiarisation repose à la fois sur le développement de l’agriculture de firme et sur une reconfiguration de l’exploitation familiale.

Développement de l’agriculture de firme à l’échelle mondiale : un processus global, complexe,  qui soulève de nombreuses questions.

Pour Purseigle et Chouquer (2013), on peut parler d’agriculture de firme « chaque fois qu’une entreprise à dominante tant financière et spéculative qu’agricole explore de nouvelles façons de créer du profit à partir de la production de commodities, inversant de façon significative le sens de la relation entre « finance » et « production », « objectif » et « activité », support foncier » et « réalités d’entreprise » » (Purseigle & Chouquer, 2013, p. 9). « Nouvelle formes d’organisation sociale et économique […] éloignées du modèle familial » (ibid.), l’agriculture de firme se distingue du modèle familial par sa structure – l’exploitation appartient à une entreprise et non à une famille – et par sa finalité – générer du profit à travers la production de commodities et non pas satisfaire aux besoins de la famille -. Elle se caractérise par : une multiplicité des sphères de décision ayant chacune des objectifs propres (investisseurs, gérant, techniciens) ; de hauts niveaux d’investissements liés entre autres à la possibilité de mobiliser des ressources non agricoles ; le recours à de nouveaux modes de management et d’organisation du travail ; le recours au salariat et à la prestation de service (ou délégation) ; et enfin par une activité faiblement territorialisée voire a-territorialisée (Purseigle & Chouquer, 2013, p. 9 ; Hervieu & Purseigle, 2013, p. 247 ; Nguyen & Purseigle, 2012, p. 104).
Dans un premier temps, l’essor de l’agriculture de firme en particulier et la financiarisation de l’agriculture mondiale d’une manière plus générale ont surtout été abordés travers la question de l’accaparement foncier (‘landgrabbing’) dans les pays du Sud. D’abord mis en avant par les ONG à la fin des années 2000, le ‘landgrabbing’ est initialement décrit comme un phénomène présent surtout en Asie et Afrique, résultant de la stratégie d’états agro-importateurs (Chine, pays du Golfe, Inde, etc.) désireux d’assurer leur sécurité alimentaire dans le contexte de la flambée du prix des matières premières en 2008 et ayant pour conséquence l’expulsion des populations locales des terres qu’elles exploitaient auparavant (GRAIN, 2008, p. 1 ; Gédouin, 2016, p. 25 ; Borras, et al., 2012, p. 845). En étudiant ce phénomène en Amérique du Sud et dans la Caraïbe, Boras et al. (2012) constatent qu’il revêt là des caractéristiques différentes de celles observées ailleurs. Ces auteurs reprochent aux travaux portant sur le ‘landgrabbing’ une approche « too food crisis-centred, too land-centred, too centred on new global food regime players -China, South Korea, Gulf States and India- »16 (Borras, et al., 2012, p. 845). Ainsi, ces auteurs constatent que dans le cas sud-américain et caribéen -et contrairement à ce qui est observé en Asie et en Afrique-, les États étrangers en quête de souveraineté alimentaire ne jouent qu’un rôle marginal dans les phénomènes de ‘landgrabbing’. En effet, la plupart des investisseurs sont ici des compagnies transnationales sud-américaines, souvent associées de manière plus ou moins étroite avec des capitaux internationaux (Borras, et al., 2012, pp. 859-860). Par ailleurs dans cette région du monde, la prise de contrôle du foncier par ces investisseurs ne se limite pas à des achats de terres mais peut prendre la forme d’une location ou d’arrangements contractuels, sans acquisition du foncier (Borras, et al., 2012, p. 850). Les « pools de culture », sont l’exemple emblématique de cette forme particulière de ‘landgrabbing’ qui ne passe pas par l’acquisition de foncier. Le principe des pools de culture consiste à « regroup[er] des ressources telles que du foncier (location), du capital (levé sur les marchés financiers national et internationaux), des capacités de travail (prestataires de services agricoles), des connaissances agronomiques (suivi d’un agronome) et de l’information économique et commerciale, [dans l’objectif de réaliser] un profit rapide en gérant de manière très fine tous les aspects inhérents à une activité de production agricole donnée dans un temps limité et, éventuellement, répété (une ou plusieurs campagnes) » (Guibert & Sili, 2011, p. 12). Enfin pour Borras et al. (2012), la crise alimentaire de la fin des années 2000 n’a fait qu’accélérer, amplifier et reconfigurer un processus déjà à l’œuvre. Ils considèrent en effet que phénomène de ‘landgrabbing’ est le fruit d’une mutation contemporaine du capitalisme mondial et s’explique par l’émergence de nouvelles logiques et stratégies d’accumulation (Borras, et al., 2012, p. 846). Ces considérations amènent White et al. (2012) à proposer une définition élargie du terme de ‘landgrabbing’17, qu’ils définissent « trop centrée sur la crise alimentaire, trop centrée sur le foncier, trop centrée sur les nouveaux acteurs du régime alimentaire global -Chine, Corée du Sud, états du golfe, Inde-« (Traduction : M.Hugonnet).
Borras et al. (2012) préfèrent recourrir au terme de ‘control grabbing’, jugeant que le terme ‘landgrabbing’ renvoit trop à l’idée de propriété. comme étant « the large-scale acquisition of land or land-related rights and resources by corporate (business, non-profit or public) entities »18 (White, et al., 2012, p. 619).
Comme le soulignent Magnan (2015) et Gunnoe (2014), la question de la prise de contrôle de foncier agricole par des firmes et la financiarisation de l’agriculture est très majoritairement traitée dans la littérature scientifique à partir d’exemples issus de pays en voie de développement ou plus globalement des pays du Sud (Gunnoe, 2014, p. 479) (Magnan, 2015, p. 1). Pourtant, ce phénomène s’observe également dans les pays du Nord. Ainsi aux États-Unis, Gunnoe (2014) montre que ce qu’il appelle « the institutional ownership », c’est-à-dire l’acquisition et la prise de contrôle de foncier agricole et forestier par des investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds souverains, fonds de couverture, etc.) se développe de manière importante et concerne aujourd’hui plusieurs millions d’acres aux États-Unis. Pour lui, ce phénomène révèle une interpénétration sans précédent du capital financier et de la propriété foncière et résulte de décisions politiques favorables au développement de la finance (Gunnoe, 2014). Sippel et al. (2016) précisent que la plupart du temps, le foncier acquis de la sorte est loué à un agriculteur mais n’est pas directement mis en valeur et exploité par les investisseurs-propriétaires (Sippel, et al., 2016, p. 253). Au Canada, Magnan (2015) et Sommerville (2013) se sont intéressés aux « Farmland Investment Funds » (FIF), des fonds d’investissement dont l’activité principale consiste là aussi à acheter du foncier agricole -principalement situé dans les provinces des Prairies, où la production céréalière domine- qu’ils louent ensuite à des agriculteurs. Ces fonds sont alimentés par des investisseurs privés et par des fonds de pension. Ceux-ci sont exclusivement canadiens car la législation des provinces des Prairies interdit pour l’heure l’acquisition de terres agricoles par des investisseurs ou des fonds étrangers (Magnan, 2015, p. 4). Les raisons invoquées par ces deux auteurs pour expliquer l’émergence des FIF rejoignent celles invoquées précédemment (flambée du prix des matières premières, reconfiguration du capitalisme mondial et émergences de nouvelles logiques et stratégies d’accumulation, politiques macro-économiques favorables au développement du secteur financier, etc.). Sommerville ajoute toutefois quelques facteurs supplémentaires : la qualité agronomique des sols dans les provinces considérées, le faible prix du foncier ou bien encore le haut niveau d’endettement des agriculteurs de ces provinces qui les incite à vendre leur foncier, quitte à le louer ensuite au FIF auquel ils l’ont vendu (Sommerville, 2013, pp. 11-12). Enfin en Australie, ce sont plus de 3 milliards de dollars australiens qui ont été investis par des investisseurs financiers dans l’acquisition de foncier agricole (Magnan, 2015). Ces investissements sont essentiellement le fait d’acteurs étrangers. Cela s’explique d’une part par un contexte de politique publique destiné à favoriser les investissements étrangers pour la mise en valeur des ressources et d’autre part par la proximité géographique du pays avec les marchés sud-asiatiques et chinois, qui suscitent l’intérêt des investisseurs internationaux (Sippel, et al., 2016, pp. 253-254). Tous ces exemples montrent que le ‘landgrabbing’, le développement de l’agriculture de firme et la financiarisation de l’agriculture ne sont pas l’apanage des pays du Sud, mais peuvent également s’observer au Nord.

Au-delà de l’agriculture de firme : l’exploitation familiale en proie à de profondes transformations.

Au-delà de cette question relative au développement de l’agriculture de firme, plusieurs chercheurs se sont intéressés aux transformations que connaît l’agriculture familiale dans les pays du Nord et qui, d’une certaine manière, relèvent d’une forme de financiarisation. Là encore, on constate que ce que l’on observe dans le cas de la production laitière néo-zélandaise apport de capitaux extérieurs, mobilisation d’une main-d’œuvre extérieure à la famille, prédominance des objectifs de rentabilisation des capitaux investis, pluriactivité et moindre importance de l’activité agricole dans la constitution du revenu de la famille – fait écho à des phénomènes observés à l’échelle mondiale. L’école française de sociologie rurale s’est beaucoup intéressée aux transformations et reconfigurations contemporaines de l’agriculture familiale. Hervieu et Purseigle (2009, p. 187), appellent ainsi à dépasser l’ « invariant sociologique que serait le modèle familial », non seulement en raison de l’émergence de l’agriculture de firme, qui fait que l’agriculture familiale n’est plus « la forme prédominante, sinon unique, présidant aux destinées des pays du Nord », mais également parce que l’agriculture familiale revêt aujourd’hui des formes sociologiquement très diverses et contrastées qui n’ont parfois plus grand-chose à voir avec l’exploitation familiale classique de la seconde moitié du XXème siècle. Ainsi, à côté de ce qu’ils appellent l’agriculture familiale « spécialisée et standardisée », qui est en quelque sorte le prolongement contemporain de l’exploitation familiale-type de la fin du XXème siècle dans les pays du Nord, Hervieu et Purseigle identifient trois autres types d’agriculture familiale : l’agriculture familiale « paysanne », plutôt marginale dans les pays du Nord, l’agriculture familiale « diversifiée, pluriactive et territoriale » et l’agriculture familiale « sociétaire ». L’agriculture familiale « pluriactive et territoriale » est la préfiguration de l’entrepreneur rural conceptualisé par Faure et al. (1989). Elle désigne une situation où la production agricole n’est pour la famille qu’une des composantes de son portefeuille d’activité et de son revenu, à côté d’activités salariées, d’accueil, de vente etc. La structure de base en est le couple pluriactif (Hervieu & Purseigle, 2012, p. 92). De son côté, l’agriculture familiale « sociétaire » désigne selon Hervieu et Purseigle une exploitation où force de travail et capital demeurent assez largement d’origine familiale, mais qui est détenue sous forme sociétaire (2012, p. 93).
Apparue d’abord en Europe et aux États-Unis (Hervieu & Purseigle, 2012, p. 93), l’agriculture familiale « sociétaire » s’observe aujourd’hui dans de très nombreux pays développés et nombre d’exemples sont disponibles dans la littérature. Elle a ainsi été décrite par Nguyen et Purseigle (2012, p. 99) dans le cas de la production rizicole camarguaise où elle se caractérise entre autres par un effacement du caractère familial des exploitations, par la présence d’investisseurs non agricoles et/ou non familiaux, et enfin par la délégation plus ou moins poussée de la gestion des domaines. Toujours en France, l’agriculture familiale sociétaire » s’apparente au modèle de « l’exploitation agricole flexible » (CER France, 2007) mis en avant par les centres comptables et de gestion dans l’optique de « s’affranchir du modèle familial unique : capital-famille-entreprise » (p. 33). Dans ce modèle, l’exploitation agricole est la résultante de la mise en œuvre de trois projets distincts pouvant potentiellement être portés par des acteurs ou institutions différents. On a ainsi d’un côté le projet patrimonial, porté par le propriétaire du foncier agricole, le projet entrepreneurial porté par l’ « entrepreneur du vivant » et dont le rôle consiste à gérer le « fond agricole »20, et enfin le projet technique porté par l’entrepreneur de travaux agricoles.
Dans la littérature anglo-saxonne, on a recours au concept de « farm family entrepreneurs » proposé par Pitchard et al. (2007)21 et qui s’apparente au concept d’agriculture familiale « sociétaire » décrit par Hervieu et Purseigle (2012). Dans leur article intitulé Neither ‘familly’ nor ‘corporate’ farming: Australian tomato growers as family entrepreneurs », les auteurs montrent comment les producteurs de tomate australiens, soumis à une forte pression économique – le nombre de producteurs de tomate en Australie a diminué de 90 % en l’espace de vingt ans -, ont dû adapter les structures et les formes juridiques de leur entreprise pour poursuivre leur activité et répondre aux exigences des industries d’aval qui ont imposé aux producteurs des tonnages minimums de livraison de plus en plus élevés. Pour Pitchard et al (2007, p. 85), le terme « farm family entrepreneurs » désigne « [a] situation where family units remain at the social and economic heart of farm ownership and operation, but in the context where they relate to their land-based assets through legal and financial structures characteristic of the wider economy »22. Magnan (2012) montre que ce type d’exploitation, qui ne sont plus vraiment des exploitations familiales – en tous cas pas au sens classique du terme – ni encore tout à fait des firmes, se rencontre fréquemment en Saskatchewan, une province céréalière du Canada. Pour lui, ce type d’exploitation combine des caractéristiques propres à l’agriculture familiale et à l’agriculture de firme et représente « one pole in the continuum of possibilities for ‘family farms’ »23 (p. 164).
Précisons que dans la suite de ce texte, nous aurons recours au terme d’ « agriculture familiale entrepreneuriale » pour désigner ces formes nouvelles et particulières de production. Ce terme, issu de la traduction de « farm familly entreprise » rencontré dans la littérature anglo-saxonne, nous semble plus parlant que le terme d’ « agriculture familiale sociétaire » proposé par Hervieu et Purseigle (2012). En effet, celui-ci peut laisser à penser que seule la forme juridique de l’exploitation diffère de l’exploitation familiale classique, ce qui semble réducteur a priori.
Au regard de ce bref tour d’horizon de la bibliographie traitant de ces questions, il semble que les transformations de l’agriculture familiale décrites dans le cas de la production laitière néo-zélandaise s’observent un peu partout dans les pays développés. Au final, ce que l’on a pu décrire dans le cas néo-zélandais semble être l’expression locale d’un phénomène global. Celui-ci se traduit par la segmentation et la dissociation de plus en plus marquée .

L’Agriculture comparée : une approche systémique et diachronique du développement agricole.

Introduite dans sa forme contemporaine par l’agronome René Dumont, qui soulignait l’importance de prendre en considération les aspects économiques, sociaux et politiques pour comprendre et interpréter les différentes formes et modalités du développement agricole dans le monde (Cochet, et al., 2007, p. 99 ; Cochet, 2011, p. 1), l’Agriculture comparée repose sur une approche globale et pluridisciplinaire de l’agriculture. Elle se positionne à la confluence des sciences techniques (écologie, agronomie, zootechnie) et humaines (géographie, économie, sociologie). À la suite des travaux de Dumont, qui entreprit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et tout au long de sa carrière un important travail de comparaison des différents systèmes agricoles mondiaux, l’Agriculture comparée s’est peu à peu structurée. Dès la fin des années 1980, Marcel Mazoyer a pu en proposer un cadre théorique clair (Mazoyer, 1987 ; Mazoyer & Roudart, 1997a ; Mazoyer & Roudart, 1997), que l’on présente dans ce chapitre.

Le développement agricole, objet de l’Agriculture comparée.

L’Agriculture comparée a pour principal objet d’étude le développement agricole (Cochet, et al., 2007). Mazoyer (1987) définit le développement agricole comme étant « un changement progressif du processus de production agricole allant dans le sens d’une amélioration du milieu cultivé, des outils, des matériels biologiques (plantes cultivées et animaux domestiques), des conditions du travail agricole et de la satisfaction des besoins sociaux ». Pour Cochet (2011, p. 4) il s’agit plus globalement d’« un processus général de transformations de l’agriculture, inscrit dans la durée, et dont les éléments, causes et mécanismes peuvent être à la fois endogènes et le fruit de différents apports, enrichissements et innovations exogènes ».
Il s’agit donc d’une définition plus complète et complexe que celle usuellement admise, qui renvoie le développement agricole à un simple processus de « modernisation » de l’agriculture, souvent perçu comme ayant une origine quasi exclusivement exogène et porté par des « agents de développement » et autres « vulgarisateurs ». Tel que défini en Agriculture comparée, le développement agricole ne se limite pas à une augmentation de la production agricole permise par « l’amélioration » des processus de production. Il inclut également une finalité économique et sociale (« satisfaction des besoins sociaux » indique Mazoyer (1987)). Le développement agricole peut résulter non seulement d’évolutions techniques, mais également et plus largement d’une modification du cadre global dans lequel évolue l’agriculture (économique, social, politique, environnemental, etc.) (Cochet, et al., 2007, p. 104). Cochet (2011, p. 5) précise par ailleurs que le développement agricole tel qu’il est défini en Agriculture comparée n’est pas nécessairement synonyme de progrès. Il peut tout aussi bien revêtir des aspects régressifs ou contradictoires que seule une étude approfondie peut permettre de révéler. La démarche d’Agriculture comparée s’accompagne donc nécessairement d’un regard critique sur le développement agricole.

Les enjeux de l’Agriculture comparée.

Une fois défini l’objet de l’Agriculture comparée, reste à en expliciter les finalités et enjeux. Pour Cochet (2011, p. 5) ces enjeux sont à la fois d’ordre cognitif et appliqués, dans une optique de recherche-action. Il s’agit en effet de « comprendre les réalités agraires pour infléchir le développement agricole » (Dufumier, 1996, p. 926), c’est-à-dire d’un côté produire des connaissances pour comprendre les processus agraires en cours, et de l’autre contribuer à l’élaboration de projet, programmes et politiques de développement agricole dans le but d’infléchir celui-ci. Ainsi d’un côté, l’Agriculture comparée vise à « rendre intelligibles les processus historiques à travers lesquels les divers systèmes agraires mondiaux ont été amenés évoluer sous la double dépendance des conditions écologiques et des transformations socio-économiques. Elle présente et développe le cadre de référence théorique permettant de resituer chacune des réalités ou situations agraires particulières dans leur perspective historique, en relation et en comparaison avec le mouvement plus général de différenciation des systèmes agraires dans le monde » (Dufumier, 1996, p. 303). De l’autre, dans une optique plus appliquée, elle cherche à « formuler des hypothèses quant aux perspectives d’évolution des exploitations et identifier et hiérarchiser les problèmes rencontrés par les agriculteurs » (Devienne & Wybrecht, 2002) pour ensuite « concevoir les nouvelles conditions agro-écologiques et socio-économiques à créer pour que les différents types d’exploitants aient les moyens de mettre en œuvre les systèmes de production les plus conformes à l’intérêt général et qu’ils en aient eux même l’intérêt » (Dufumier, 1996, p. 927). Pour Mazoyer, l’objectif est « un développement adapté à chaque situation et viable, c’est-à-dire reproductible ».
Comme son nom l’indique, l’Agriculture comparée s’inscrit dans une démarche comparatiste. Cochet (2011, p. 6) précise que cette comparaison porte davantage sur les processus de développement agricole à l’œuvre que sur les situations agraires en tant que telles. Il s’agit ainsi, par le truchement de la comparaison :
d’identifier ce qui dans les processus de développement agricole d’un endroit donné, relève de l’universel et/ou du particulier ;
d’identifier, expliquer et interpréter les spécificités d’une situation agraire donnée en « resituant chaque situation particulière dans le cadre plus général des évolutions différentielles de l’agriculture à l’échelle mondiale » (Dufumier, 2002, p. 68).
d’identifier ce qui peut contribuer à orienter le développement agricole dans une direction plus favorable à l’intérêt général.
Une telle approche semble bien adaptée pour apporter des éléments de réponse aux questions qui structurent notre recherche, qu’il s’agisse de celles relatives à l’autonomie des systèmes fourragers ou bien de celles relatives à la financiarisation. Dans le premier cas, il s’agit d’expliquer pourquoi le développement agricole concernant la production de lait en Nouvelle-Zélande semble avoir pris une orientation différente de celle observée au même moment dans la plupart des autres pays développés avant, finalement, de s’y ranger. Dans le second cas, il s’agit de voir comment un mouvement observé à l’échelle de la planète -en l’occurrence la financiarisation de la production agricole- s’est concrétisé en Nouvelle-Zélande.
La suite de ce chapitre présente les outils et concepts de l’Agriculture comparée que nous mobiliserons.
Une approche systémique et diachronique des questions agraires, conduite à un niveau régional et qui mobilise différentes échelles d’analyse et d’observation.

Le concept de système agraire, concept fondamental de l’Agriculture comparée.

Le concept de système agraire est au cœur de la démarche d’Agriculture comparée et fait l’originalité de cette discipline.
Les géographes ruraux sont les premiers à avoir utilisé le terme de système agraire26. Néanmoins dans l’esprit de la plupart d’entre eux – à l’exception notable de Cholley (1946) -, le système agraire renvoi à quelque chose de figé dans le temps, très centré sur les structures agraires et leur expression dans l’espace rural (Cochet, 2011, p. 15). Il n’a pas la dimension évolutive, dynamique et systémique qu’on lui donne en Agriculture comparée. Dans les années 1970-80, les agroéconomistes se réapproprient ce concept et de nombreuses définitions du système agraire émergent. Certaines mettent l’accent sur les interactions entre les exploitations agricoles et leur environnement (Deffontaines & Osty, 1977, p. 198 ; Vissac, 1979), d’autres sur le lien entre l’évolution des techniques agricoles et le système économique et social (Larrère, 1974). C’est finalement Marcel Mazoyer qui en proposa la définition la plus complète et qui en tous cas est celle que nous retiendrons ici.
Pour Mazoyer, le système agraire est « l’expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un écosystème cultivé caractéristique et d’un système social productif défini, celui-ci permettant d’exploiter durablement la fertilité de l’écosystème cultivé correspondant » (Mazoyer & Roudart, 1997a, p. 46), l’interaction entre « l’écosystème cultivé » d’un côté et « le système social productif » de l’autre étant au cœur de la définition de système agraire. Pour Mazoyer, le système agraire comprend plusieurs variables dont les principales sont : « le milieu cultivé et ses transformations historiquement acquises, les instruments de production et la force de travail qui les met en œuvre, le mode d’artificialisation du milieu qui en résulte, la division sociale du travail entre agriculteurs, artisanat et industrie et par conséquent le surplus agricole et sa répartition, les rapports d’échange, les rapports de propriété et les rapports de force, enfin, l’ensemble des idées et institutions qui permettent d’assurer la reproduction sociale… » (Mazoyer, 1987, p. 12). Cochet (2011, p.18) propose une définition similaire : « le système agraire englobe […] un mode d’exploitation du milieu, c’est-à-dire un bagage technique correspondant (outillage, connaissances, pratiques, savoir-faire), des formes d’artificialisation du milieu historiquement constituées, des relations spécifiques entre les différentes parties du ou des écosystèmes utilisés, un ou des mécanismes de reproduction de la fertilité des terres cultivées. Il comprend aussi les rapports sociaux de production et d’échange qui ont contribué
sa mise en place et à son développement (notamment les modalités d’accès aux ressources) ainsi que les conditions de répartition de la valeur ajoutée qui en résultent. Il comprend également un nombre limité de systèmes de production, les mécanismes de différenciation entre ces systèmes et leurs trajectoires respectives. Il comprend enfin les caractéristiques de la spécialisation et de la division sociale du travail au sein des filières, ainsi que les conditions économiques, sociales et politiques –en particulier le système de prix relatifs- qui fixent les modalités et conséquences de l’intégration des producteurs au marché mondial. ».
L’étude d’un système agraire ne saurait se limiter à l’étude de ses composantes et de leurs interrelations. Le terme même de système renvoie aux notions d’équilibre et de reproductibilité. Dans le cas du système agraire, ces notions d’équilibre et de reproduction concernent d’abord l’écosystème cultivé, dont il s’agit d’étudier les modes d’exploitation et de renouvellement de la fertilité. Elles concernent également le système social productif à travers les mécanismes de reproduction de la force de travail et de renouvellement des moyens matériels nécessaires à l’exploitation du milieu, ainsi que les mécanismes permettant le maintien des rapports sociaux dominants. Ces différents mécanismes, qui constituent une sorte de mode de régulation (Cochet, 2011, p. 21), font partie intégrante du système agraire et participent de sa définition et de sa caractérisation. Comme l’indique Kroll (1992, p. 12) : C’est cette cohérence globale de détermination réciproque et de reproduction des différents éléments du système qui fonde précisément l’unité du concept de système agraire. Aussi, pour importante qu’elle soit, une analyse des interrelations entre les différents niveaux du système […] ne suffit pas à fonder la notion de système. Il importe encore de dégager la logique fondamentale de reproduction du système pour en caractériser l’unité et le contour ».
Ces notions d’équilibre et de reproductibilité n’excluent pas l’existence de contradictions internes au système agraire ou bien encore de différenciations. Au contraire, les mécanismes d’accumulation différenciée du capital et de différenciation des systèmes de production, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir plus loin, participent eux aussi de la définition du système agraire.

La petite région agricole, échelle privilégiée de l’analyse en termes de systèmes agraires.

Le recours au concept de système agraire suppose de préciser l’échelle à laquelle il est le plus pertinent de définir celui-ci. Pour Jouve (1988, p.10), puisqu’ un système agraire consiste fondamentalement en un « mode d’exploitation d’un espace donné », alors les limites de celui-ci sont visibles dans le paysage dans la mesure où « ce mode d’exploitation va se traduire nécessairement par une structuration particulière de cet espace ». Cette structuration, qui est en quelque sorte l’empreinte du système agraire dans le paysage, « sera différente suivant le mode d’organisation adopté et […] va constituer […] la signature du système ». Pour cette raison, la délimitation d’un système agraire passe par l’identification des paysages qu’il produit.
Une telle définition laisse cela dit une grande latitude au chercheur. Pour Cochet (2011, p. 22), c’est à lui, en fonction des objectifs de sa recherche, de déterminer l’échelle pertinente laquelle appliquer le concept de système agraire. Plusieurs auteurs ont par exemple fait le choix de mobiliser ce concept à l’échelle de finages villageois (Jouve & Tallec, 1994 ; Morlon, 1992 ; Sautter & Pélissier, 1964). Toutefois, la plupart du temps, le système agraire est défini à l’échelle plus englobante de la petite région agricole. En effet, il est fréquent que plusieurs villages voisins impriment la même marque dans le paysage. Ils font alors partie du même système agraire. D’autre part, ce qui se joue à l’échelle d’un village dépend aussi d’éléments extérieurs à celui-ci, qu’il faut pouvoir observer et prendre en compte. Travailler à l’échelle de la petite région agricole permet cela. À l’extrême, le concept de système agraire a été mobilisé par Mazoyer et Roudart (1997) pour décrire des formes d’exploitation du milieu à l’échelle d’aires géographiques très larges, de dimension continentale ou sub-continentale. Cela dit, ce que décrivent les auteurs dans ce cas consiste plutôt en des méta-systèmes agraires, agrégation de systèmes agraires locaux présentant un important degré de similitude du point de vue des mécanismes de développement agricole à l’œuvre, qu’en des systèmes agraires au sens strict27.
En ce qui nous concerne, et compte tenu des questions de recherche formulées plus haut, nous mobiliserons le concept de système agraire à l’échelle de petites régions agricoles présentant un certaine homogénéité et cohérence du point de vue de l’exploitation de l’écosystème cultivé et des problématiques de développement. En effet, le premier objectif de notre travail est de caractériser et d’expliquer les mécanismes de développement agricole à l’œuvre en Nouvelle-Zélande. Or la petite région agricole offre un cadre restreint et cohérent permettant d’appréhender plus facilement ces processus que ne le permettent des niveaux d’analyse plus englobants. Cela ne doit pas pour autant conduire à occulter les relations que celle-ci entretient avec des espaces plus vastes et englobants (région, pays, continent, monde). Pour l’évaluation comparée des performances techniques et économiques résultant de la mise en œuvre de différents systèmes de production, qui est un des autres objectifs de notre recherche, la petite région agricole permet en outre de disposer d’ensembles homogènes du point de vue des conditions agro-écologiques et socio-économiques et d’évaluer ces performances toutes choses égales par ailleurs.
L’approche systémique des questions agraires développée en Agriculture comparée ne se réduit pas au système agraire et mobilise d’autres concepts que sont le système de production, le système de culture et le système d’élevage.

Les sous-systèmes constitutifs du système agraire : système de production, système de culture et système d’élevage.

En plus du système agraire, l’Agriculture comparée mobilise les concepts de système de production, système de culture, et système d’élevage. Eux aussi participent de la compréhension générale d’une situation agraire donnée.
Le concept de système de production se définit à l’échelle de l’exploitation agricole (Cochet & Devienne, 2006, p. 579) et est utilisé pour analyser le fonctionnement des unités de production d’un système agraire donné. Reboul (1976, p. 58) définit le système de production comme étant un « mode de combinaison entre terre, forces et moyens de travail à des fins de production végétale et/ou animale, commun à un ensemble d’exploitations ». Pour Garambois (2011, pp. 18-19), ce caractère commun à plusieurs exploitations et l’accent mis sur la logique de fonctionnement des exploitations fait l’originalité du concept de système de production tel que défini en Agriculture comparée. À travers le concept de système de production, « il s’agit de comprendre ce que font les agriculteurs, comment et pourquoi [ils le font] » (Cochet et Devienne, 2006, p. 4). Le système de production se distingue ainsi de la notion de système d’exploitation, lequel est souvent utilisé à des fins de conseil individualisé et s’intéresse au pilotage particulier de chaque exploitation en fonction de sa situation propre.
Les auteurs emploient d’ailleurs le pluriel et évoquent « les systèmes hydrauliques de la vallée du Nil », les systèmes agraires à jachère et culture attelée légère des régions tempérées », « les systèmes agraires forestiers », etc. (Mazoyer & Roudart, 1997a), ce qui indique qu’il s’agit la plupart du temps de familles de systèmes agraires.
Cochet et Devienne (2006, p. 579) précisent la définition du système de production avancée par Reboul. Ils le définissent comme étant un concept s’appliquant à un ensemble d’exploitations qui ont accès à une même gamme de ressources, notamment en matière de foncier (surface et localisation au sein de l’écosystème cultivé), de main-d’œuvre (nombre d’actifs, nature et disponibilité de la main d’œuvre, niveau de formation, etc.) et de capital (capacité d’investissement, accès au crédit, apports de capitaux extérieurs, niveau d’équipement pour ce qui est des bâtiments, du matériel, du cheptel reproducteur, etc.), qui sont placées dans un contexte socio-économique semblable et au sein desquelles est mise en œuvre une combinaison spécifique et organisée de systèmes de culture et d’élevage. « Bref, un ensemble d’exploitations pouvant être représentées par un même modèle ».
Dans certains cas, le concept de système de production peut être difficile à manier. C’est le cas par exemple de certaines formes contemporaines de production agricole, et notamment de celles relevant de l’agriculture de firme ou des formes financiarisées d’agriculture familiale, pour lesquelles on observe une dissociation grandissante entre ceux qui détiennent et apportent le capital et ceux qui apportent la force de travail. En effet dans ces cas de figure, la question du périmètre du système de production se pose : lorsqu’un investisseur possède plusieurs exploitations par exemple, à quelle échelle doit-on mobiliser le concept de système de production ? À l’échelle de chaque exploitation ou à l’échelle de l’ensemble ? Pour Cochet (2011, p. 31) : « quelles que soient les origines diverses de la force de travail, de la terre et du capital (le centre de gravité du processus reposant de moins en moins sur la famille), la réunion de ces facteurs de production en vue de permettre un processus de production forme toujours système, du moins doit-on en faire l’hypothèse pour les besoins de compréhension des processus ». C’est donc la cohérence du processus productif qui est à rechercher. C’est elle qui fait le système et qui en détermine les limites. Ainsi dans l’exemple évoqué plus haut d’un investisseur possédant plusieurs unités de production, si chaque unité de production fonctionne de manière indépendante et autonome l’une de l’autre, le concept de système de production est sans doute plus pertinent appliqué à l’échelle de l’unité de production individuelle. En revanche, si un certain nombre de ressources sont mutualisées entre les différentes unités (matériel, bâtiments, force de travail voire foncier), c’est plus vraisemblablement à l’échelle de l’ensemble des unités de production que l’usage du concept de système de production est le plus pertinent. Cela dit quelle que soit l’hypothèse retenue, rien n’empêche de s’intéresser aux niveaux inférieurs ou supérieurs, bien au contraire.
Le concept de système de culture, également mobilisé en Agriculture comparée, est quant à lui un concept agronomique. Pour Sébillotte (1976, cité par (Cochet, 2011, p. 36)), il s’applique à une parcelle ou un ensemble de parcelles traitées de manière homogène et désigne l’ensemble des techniques -ou pratiques- mises en œuvre sur ces parcelles ou groupes de parcelles. Un système de culture se caractérise ainsi par une succession culturale, par les itinéraires techniques appliqués aux différentes cultures, c’est-à-dire par la suite logique et ordonnée d’opérations culturales appliquées à une espèce végétale cultivée, par les produits et sous-produits issus de ces cultures – qu’ils soient vendus, auto-consommés ou intra-consommés -, et enfin par le rendement de ces cultures (Sébillotte, 1978 et Sébillotte, 1982 ; cités par Garambois, 2011, p. 20). L’étude d’un système de culture consiste non seulement à décrire les différentes variables et composantes de ce système, mais également à mettre en évidence sa rationalité agronomique. Cette rationalité ne se raisonne pas de manière « hors-sol », mais en n’oubliant pas que les pratiques culturales sont conditionnées et en partie déterminées par les conditions du milieu, l’organisation générale de l’exploitation, les moyens dont disposent les agriculteurs, les conditions socio-économiques, etc. En effet, « les pratiques agricoles sont le fruit d’une adaptation des techniques aux contraintes du milieu, aux moyens mobilisables par les agriculteurs et à la souplesse variable du calendrier cultural tout au long de l’année » (Devienne et Wybrecht (2002) cités par (Garambois, 2011, p.20)).
Pour terminer, à l’échelle du troupeau ou d’une partie de celui-ci, l’Agriculture comparée utilise le concept de système d’élevage. Celui-ci est défini par Landais (1992) comme étant un « ensemble d’éléments en interaction dynamique organisé par l’homme en vue de valoriser des ressources par l’intermédiaire d’animaux domestiques pour en obtenir des productions variées (lait, viande, cuirs et peaux, travail, fumure…) ou pour répondre à d’autres objectifs » (cité par Cochet & Devienne, 2006, p. 579). Équivalent zootechnique du système de culture, le système d’élevage consiste donc en une suite logique et ordonnée d’opérations techniques d’élevage -ou pratiques- appliquées à un groupe d’animaux conduits de manière homogène. Landais (1994, p.33), distingue cinq types de pratiques d’élevage :
les pratiques d’agrégation ou d’allotement, qui consistent à former des groupes d’animaux qui seront conduits ensemble. Ces pratiques ont une importance fondamentale pour la gestion technique des systèmes d’élevage et l’organisation du travail.
les pratiques de conduite, lesquelles regroupent l’ensemble des opérations réalisées sur les animaux en vue d’assurer leur entretien et la réalisation des performances que l’on attend d’eux (alimentation, hygiène, santé). les pratiques d’exploitation qui regroupent toutes les opérations par lesquelles l’homme exerce un prélèvement sur les animaux (tonte, traite, abattage, etc.) les pratiques de renouvellement par lesquelles l’éleveur renouvelle la composition de son cheptel (réforme et sélection) les pratiques de valorisation qui regroupent les pratiques de transformation précédant la vente ou l’autoconsommation de la production ainsi que les pratiques de mise en marché.
Parmi l’ensemble de ces pratiques, l’alimentation -et donc le système fourrager- revêt une importance particulière en ce sens qu’elle est souvent déterminante dans la conduite du troupeau. Le système fourrager repose sur « la recherche d’un équilibre entre les disponibilités fourragères et les besoins alimentaires du troupeau, en tentant d’ajuster ces deux compartiments présentant chacun une dynamique propre » (Garambois, 2011, p. 20 citant Gibon, et al., 1988). Là encore, l’analyse du système d’élevage ne saurait se limiter à la description des pratiques mais nécessite que la cohérence globale de celles-ci soit mise en évidence.
Système de production, système de culture et système d’élevage sont autant de sous-systèmes constitutifs et interdépendants du système agraire (Figure 9) dont l’analyse est indispensable pour caractériser les systèmes agraires.

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Table des matières

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REMERCIEMENTS
INTRODUCTION GÉNÉRALE.
PARTIE 1. ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION ET DES EXPORTATIONS, PERTEN D’AUTONOMIE DES SYSTÈMES FOURRAGERS ET FINANCIARISATION : LA PRODUCTION LAITIÈRE NÉO-ZÉLANDAISE, UN OBJET D’ÉTUDE PRIVILÉGIÉ POUR APPRÉHENDER LES ENJEUX DE L’AGRICULTURE AU XXIÈME SIÈCLE
PARTIE 2. CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIE : UN ANCRAGE EN AGRICULTURE COMPARÉE ENRICHI DE L’APPORT DES ÉTUDES AGRAIRES
PARTIE 3. CHOIX ET PRÉSENTATION DES RÉGIONS D’ÉTUDE : LA HAUTE-VALLÉE DE THAMES ET LA RÉGION DE SELWYN.
PARTIE 4. LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE D’UNE PRODUCTION LAITIÈRE REPOSANT SUR DES EXPLOITATIONS FAMILIALES ET DES SYSTÈMES HERBAGERS (XIVÈME SIÈCLE-1945).
PARTIE 5. DES SYSTÈMES LAITIERS AUTONOMES ET ÉCONOMES EN INTRANTS EN RÉPONSE À UN CONTEXTE ÉCONOMIQUE QUI SE DÉGRADE (1945-1985).
PARTIE 6. UN NOUVEAU PARADIGME DE DÉVELOPPEMENT AGRICOLE DANS UN CONTEXTE DE LIBÉRALISATION DE L’ÉCONOMIE (1985-2015)
PARTIE 7. SYSTÈMES DE PRODUCTION ACTUELS ET PERFORMANCES ÉCONOMIQUES COMPARÉES.
PARTIE 8. QUELS ENSEIGNEMENTS DE PORTÉE GÉNÉRALE TIRER DE L’ÉTUDE DU CAS NÉOZÉLANDAIS ?
CONCLUSION GÉNÉRALE.
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS
LISTE DES FIGURES
LISTE DES TABLEAUX

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