AVERROÈS : DE LA LÉGITIMITÉ DE LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIE

L’héritage helléno-byzantin : la falsafa

   C’est un des éléments qui ont participé à l’élaboration et à l’émergence d’une pensée dite philosophico-religieuse. En effet, la philosophie et la pratique de la philosophie, en terre musulmane, sont héritées de l’Antiquité, plus précisément de la Grèce ancienne/antique, à travers le transfert des centres d’études mais aussi grâce aux flots sans précédent des traductions des manuscrits grecs suite aux conquêtes arabes. Même si l’accès à ces manuscrits grecs leur était principalement permis par leurs conquêtes, il n’en demeure pas moins que les Arabes dussent avoir abattu un immense travail de traduction et que de considérables efforts de compréhension et/ou d’assimilation eussent sans doute été consentis. De l’agora grec aux madrasas arabes, la philosophie est passée par plusieurs étapes dont les plus déterminantes étaient connues, au Moyen Age, sous l’appellation de translatio studiorum – translation des études ou encore transfert des centres d’études. Deux périodes/étapes sont étroitement liées au monde musulman : celle à la fin du IXe siècle après J-C/IIIe siècle H, en Orient et celle au début du VIIIe siècle après J-C, en Occident. Ce sont des étapes décisives dans le processus d’acculturation des Arabes mais aussi dans leur appropriation de la culture grecque, en général, et de la philosophie, en particulier. C’est aussi une propédeutique à l’arrivée et à la culture de la philosophie à Cordoue : l’héritage helléno-byzantin. La première étape, celle orientale, a consacré non seulement l’expression en arabe des philosophes chrétiens et musulmans mais aussi « le changement de terrain social de la philosophie [qui] correspond à un changement de fonction idéologique et à une extension du corpus philosophique lui-même ». En imposant leur hégémonie, les Arabes se sont rendu maîtres de tous les biens trouvés en terre conquise. Dès lors, ils enclenchèrent le processus du passage de la culture grecque à la culture arabe. Dans ce processus en gestation, d’importants et multiples facteurs sont à prendre en compte. Ceux-ci peuvent être résumés en trois, principalement : les facteurs sociaux, les facteurs politiques et les facteurs idéologiques. Le même phénomène est observé dans le vaste mouvement de traduction du grec vers l’arabe. Cela leur a permis de traduire un nombre incalculable de manuscrits grecs, quasiment dans tous les domaines. Avec l’accession des Abbassides au pouvoir, le mouvement qui prit naissance à Bagdad dura plus de deux cents ans. Il était mené par une élite composée principalement de toutes les couches de la société abbasside : Il s’appuya sur l’ensemble de l’élite de la société abbasside, c’est-à-dire les califes et les princes, les fonctionnaires civils et les chefs militaires, les marchands et les banquiers, les professeurs et les savants ; il ne fut pas le projet favori d’un groupe particulier au service d’un programme limité. (…) Le soutien au mouvement de traduction transcendait toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mécènes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes, les musulmans que les non-musulmans, les sunnites que les chiites, les généraux que les fonctionnaires, les marchands que les propriétaires fonciers, etc. C’est sans doute ce qui fait dire à Dimitri Gutas que ce mouvement de traduction ne peut être bien compris et considéré dans toute son ampleur qu’en tant que phénomène social : Le mouvement de traduction, qui débuta avec l’accession des Abbassides au pouvoir et se produisit principalement à Bagdad, représente une performance stupéfiante. Indépendamment de sa signification pour la philologie grecque et arabe et pour l’histoire de la philosophie et de la science, il peut difficilement être appréhendé et expliqué autrement que comme un phénomène social (…). Les conquêtes arabes et l’une de leurs principales conséquences, sur le plan culturel, que sont les puissants flots de traduction, ont fait « qu’à partir du milieu du VIIIe siècle environ jusqu’à la fin du Xe siècle presque tous les ouvrages séculiers grecs à caractère non littéraire et non historique qui étaient disponibles dans l’ensemble de l’Empire byzantin oriental et le Proche-Orient furent traduits en arabe ». Les Arabes vont désormais représenter la culture et vont, sinon nourrir, du moins entretenir la philosophie pendant de nombreux siècles. C’est dans cette lancée qu’« au début du IXe de l’ère chrétienne, il y avait dans l’Empire byzantin un nombre suffisamment élevé de manuscrits philosophiques grecs pour irriguer la culture arabe naissante ». Il est important de mentionner que la première impulsion aux traductions, dans ce qui fut appelé « l’Islam oriental », fut l’œuvre d’al-Mansûr et d’al-Mahdî. Toutefois, précisons que c’est sous le khalifat d’al-Ma’mûn (813-833/198-218 H.) que s’est véritablement intensifié le processus de traduction, de la philosophie en arabe. Bagdad, ville nouvellement créée par la dynastie Abbasside régnante, va aussi abriter un très grand centre de traduction et d’études : le Bayt al-hikmah : « Dès les années 830, Bagdad voyait fonctionner à plein une institution originale, sans équivalent dans l’histoire, le Bayt al-hikmah (la « Maison de la Sagesse »), qui rassemblait tous les traducteurs de l’époque […], appointés par le régime pour permettre l’acculturation du monde arabo-musulman. » Il est donc clair que l’appui du régime, notamment celui d’Al – Ma’mûn, était d’une importance capitale dans le processus de traduction. Cette réalité historique est exprimée par le professeur Souleymane Bachir Diagne en ces termes : « Il est […] indéniable que l’entreprise d’AL – Ma’mûn donna une impulsion décisive à l’appropriation, par le monde musulman, de la philosophie grecque […] ». En fait, c’est le début d’un très long processus qui va, incontestablement, permettre aux arabes de s’ouvrir à la culture philosophique grecque et de bien s’en imprégner, tout au moins partiellement. Partiellement, parce qu’ils avaient comme principale source d’inspiration Aristote. C’est d’ailleurs ce qui justifie, en grande partie, le fait que la quasi-totalité de l’œuvre d’Aristote a été traduite, en arabe, durant cette période. Ce sont principalement ces différents moments qui ont conduit à la naissance et au développement d’une philosophie arabe appelée falsafa. Nous ne prétendons aucunement exposer intégralement la falsafa, encore moins faire son étude jusque dans le détail. Disons simplement quelques mots de celle-ci. La falsafa était considérée comme un moyen « de rationaliser la théologie chrétienne dans les écoles monastiques ». Et c’est d’elle que sont vraisemblablement nées les quatre principales écoles de théologie connues : l’école hanafite, l’école mâlikite, l’école shâfi’ite et, selon l’expression de Libera, l’école « la plus rigoureuse, [celle] hanbalite ». C’est aussi ce qui a favorisé l’émergence d’une théologie dont les artisans sont plus connus sous la célèbre appellation de mutakalimûn et dont les plus fulgurantes écoles sont le Mu‘tazilisme et son adversaire, l’Ash’arisme. Cette diversité dans la conception de la chose divine témoigne-t-elle du foisonnement de la connaissance dans le monde musulman d’antan ou bien reflète-t-elle la fertilité et l’ouverture d’esprit de ses penseurs ? Ou bien encore, est-elle le reflet des divisions incessantes que nous observons, jusqu’à nos jours, au sein de la communauté musulmane ? La réponse de l’éminent penseur oriental, Abû Hâtim al-Râzî (m. v.933), fut sans appel : malgré ces regrettables divisions qui, en réalité ne sont que superficielles, il n’y avait pas essentiellement de différence ni fondamentalement de contradiction entre les véritables philosophes et les prophètes, tout au moins, du point de vue de la mission qui leur est propre. Pour lui, en effet, tous deux portent une seule et même parole : toute la différence entre eux est fondamentalement méthodique ou méthodologique. C’est ainsi qu’il soutenait que « les “ philosophes sages et véridiques ” disent la même chose que les prophètes qui ont fondé des religions [mais que] leurs propos sont simplement “ plus enveloppés” ». Il est important de garder à l’esprit que, même s’il s’agit là d’un philosophe musulman dont la pensée s’oppose à celles d’autres penseurs de la même époque (impossible assimilation de la philosophie et de la croyance), une telle conception du rapport de la philosophie et de la religion participe d’une volonté de montrer la similitude, voire la parenté, qui existe entre la philosophie et la prophétie. Cette même dimension empreint fortement l’œuvre d’Averroès. Ainsi, l’« Islam oriental », comme il est aisé de le constater, a joué un rôle prépondérant dans l’enracinement et la bonne assise de la philosophie en terre d’Islam. Toutefois, le rôle joué par l’« Islam occidental » n’en est pas moins déterminant. La seconde, communément appelée l’« Islam occidental », témoigne, dès le prime abord, d’une très importante présence arabe en Espagne. En effet, à travers les conquêtes, les arabes avaient fini, dès le VIIIe siècle, par gagner l’Espagne où ils s’installèrent. C’est donc, sans nul doute, avec l’esprit de conquérants que les arabes pénétrèrent en Espagne avec Abd alRahmân, le rescapé Umayyade qui deviendra l’émir des croyants à Cordoue. Mais ce qui nous y importe le plus, et qui est, à tout point de vue, tout à fait remarquable, c’est que l’Espagne conquise et islamisée était devenue, en un moment donné, le principal pôle de production philosophique de tout l’« Islam occidental » et de l’Occident-même. Cela fait principalement que « c’est dans cette Espagne musulmane qu’allait se concentrer la production philosophique de l’Islam occidental. (…) [Dès lors,] le centre de la vie philosophique est (…) en Espagne, dans les grandes villes almoravides puis almohades ». C’est donc par le biais de cet “ Islam occidental ”, qui se veut l’aboutissement d’un long processus de conquêtes, d’invasions, de révoltes ensanglantées, que nous parvenons à l’Espagne musulmane et à son rôle de principale productrice de philosophie. L’Espagne est restée pendant un peu plus de deux siècles l’unique plaque tournante de la production philosophique occidentale. Et, « durant cette période, l’Andalousie deviendra l’un des principaux centres culturels du monde médiéval » même si c’est avec une présence insignifiante de la philosophie. D’ailleurs, c’est cette quasi-absence de la philosophie qui nous permet de comprendre pourquoi « la quasi-totalité de l’activité philosophique dans l’Espagne musulmane est concentrée au Xe-XIIe siècle ». Ainsi, au fil des siècles, l’Occident se succédait à l’Orient. Il faut dire, sans détour, que cette continuité du mouvement de transfert des études, de Bagdad à Cordoue, n’est pas fortuite. De nombreux facteurs favorisants y ont contribué dont les deux principaux sont : D’une part, une sorte de léthargie, intellectuelle en général et philosophique en particulier, constatée en Orient. Une très faible, voire une totale absence, de production intellectuelle frappe l’Orient. La principale cause de celle-ci est à rechercher dans la disparition des éminents philosophes orientaux. Ceux-ci disparurent les uns après les autres, laissant et créant derrière eux un énorme vide intellectuel. À titre d’exemple, celui qui, aux yeux d’A. de Libera, « passe pour le plus grand philosophe qu’ait produit l’Islam oriental »–, meurt en 1037. Toutefois, nous ne saurons passer outre le fait que ce dernier ait été l’une des principales sources d’inspiration des philosophes médiévaux occidentaux tout comme sa pensée ait inspiré beaucoup de philosophes modernes. C’est, tout au moins, ce que nous comprenons à travers ces propos d’A. de Libera selon lesquels, même si la principale théorie de sa philosophie reste celle de “ l’illumination ”, la distinction qu’il établit entre « l’essence (res) et l’existence (ens) [et qui] fait de l’existence un accident de l’essence et l’essence des êtres non-nécessaires une nature de soi indifférente à l’être comme au non-être, [c’est l’] un des principaux centres d’ancrage de l’ontologie occidentale, mais aussi moderne ». Aussi, ses œuvres ont-elles constitué le premier lien direct entre Averroès et une bonne partie de la pensée d’Aristote. Nous comprenons alors ce pourquoi Avicenne est indispensable dans la compréhension de la philosophie médiévale occidentale, de façon particulière, et dans celle de la philosophie, de façon générale. D’autre part, « le plus grand penseur d’Islam occidental, Ibn Hazm de Cordoue, meurt en 1064 ». Ainsi, après un petit moment de flottement, la relève sera assurée par de jeunes penseurs et philosophes. Ne pourrait-on pas être tenté de dire que ces anciens ont plus ou moins libéré le terrain aux jeunes philosophes qui deviendront, de près ou de loin, leurs héritiers ? Peut-être bien. Seulement nous ne saurons nous contenter de suppositions ou même d’une simple intuition pour l’affirmer. Par contre, nous pouvons conclure en toute logique que le concours de ces facteurs précités a participé à la formation philosophique d’Averroès mais aussi à la culture de sa pensée. D’ailleurs, comme nous l’évoquions plus haut, il s’est surtout beaucoup servi des écrits d’Avicenne à travers lesquels il eut son premier contact avec le Maître. C’est seulement après qu’il est entré en contact direct avec les écrits du Stagirite et qu’il les commentera presque de bout en bout. Il sera fortement influencé par Aristote dans sa pensée et ses procédés. Cette influence est d’ailleurs l’objet de notre second point : l’empreinte du péripatétisme.

L’influence du Mu‘tazilisme

   Quand et comment est né le mu‘tazilisme ? Qu’est-ce que le Mu‘tazilisme ? Quelle relation existe-t-il, exactement, entre le mu‘tazilisme et Averroès ? Voilà, entre autres, des questions qui mériteront toute notre attention dans cette présente étape de notre développement et auxquelles nous entreprendrons d’apporter des éléments de réponse. Le mu‘tazilisme est apparu vers la fin du règne Umayyade. Il naquit, dit-on, d’une rupture entre Wâsil ibn ‘Atâ’ et son maître, Hasan al-Basrî et fleurit du VIIe au Xe siècle.Cette rupture aurait pour cause le fait que Wâsil aurait reproché à Hasan al-Basrî le caractère strictement borné de sa vie de foi. Pour le premier mu‘tazilite, Hasan al-Basrî versait trop dans le mimétisme et que son conformisme imitatif était devenu aussi caduque que gênant parce que non éclairé. Et c’est ce qui fit que Wâsil ibn ‘Atâ forma son propre camp avec ses disciples. À partir de cette période, Wâsil ibn ‘Atâ, en maître, prend ses distances avec ses disciples. Ainsi, ils s’isolèrent et « reçurent alors le surnom de mu‘tazila (…) qui allait caractériser par la suite toute l’école ». Ils proposèrent l’alternative de combiner la raison et la foi. Pour ce faire, dans le cadre de la croyance en Dieu et de l’observance de la pratique cultuelle, ils penchèrent pour une approche clairvoyante et discernée de la Révélation. Dès lors, la raison se taillait la part du lion dans leur conception théologique. Pour conforter leur conviction d’être sur la bonne voie, les mu‘tazilites condamnaient avec la dernière énergie toute approche littéraliste des textes et de l’interprétation des Anciens. C’est en ce sens que le mu‘tazilisme se voulait une véritable alternative méthodologique et spirituelle de vie dont la marque caractéristique était la rationalité, voire le rationalisme. Toutefois, il faut admettre avec Alain de Libéra que le mu‘tazilisme est une théologie musulmane « à la fois rationnelle et non philosophique, qui s’oppose à certains aspects de la théologie traditionnelle, sans se rattacher à la philosophie ». C’est dire que même si l’utilisation de la raison était incontestablement importante dans leur approche celle-ci n’est toutefois pas assimilable à celle qu’en fait le philosophe. Une telle définition a, au moins, trois mérites : celui d’étayer la position consistant à dire qu’il est bien possible de recourir à la raison, même en plein cœur du dogme musulman, celui de rappeler ou, dans une certaine mesure, de spécifier que toute utilisation de la raison n’est pas philosophique et celui de signaler le caractère nonphilosophique de la démarche mu‘tazilite, tel que nous le verrons plus tard avec Averroès. Il importe de noter que les mu‘tazilites étaient parmi les principaux « tenants et praticiens du kalâm ». C’est pourquoi ils étaient désignés par le nom arabe de mutakallimûn . Comme le souligne A. de Libera, les mutakallimûn, au nombre desquels appartenaient les mu‘tazilites, étaient des théologiens, du moins en grande partie. Ils étaient une secte qui se composait, en grande partie, de musulmans. Aussi étaient-ils affiliés à une école juridico-religieuse. Nous disons donc, à la suite d’A. de Libera, qu’ils étaient des religieux qui accordaient une place de choix au raisonnement analogique et à la dialectique rationnelle pure. De même, ils privilégiaient le raisonnement logique dans leurs développements. Sur le plan méthodologique, leur démarche était devenue d’une rationalité telle qu’ils rejetaient toute autre forme d’approche. C’est sans doute ce qui a poussé A. de Libera à qualifier leur démarche de « rationalisme exacerbé ». Le mu’tazilisme était caractérisé principalement par cinq thèses dont l’une attire particulièrement notre attention : celle de l’affirmation de l’absolue unité de Dieu. Conformément à cette thèse : « Selon Sciarastani le mot arabe « Kalam » avait deux significations principales : l’une est celle de parole de Dieu, au sens du Logos philonien et chrétien et néoplatonicien d’une certaine façon, dans lequel est entendu ce terme ; l’autre, celle de méthode de raisonnement, à savoir l’art de discussion, la logique, la dialectique.» Cf. G. Quadri, « Origines de la spéculation musulmane » in G. Quadri, La Cité musulmane. Vie sociale et politique, troisième édition augmentée, Vol. 1, Paris, Librairie Philosophique Jean VRIN, 1969, p. 9. Cette deuxième signification sciarastanienne du Kalâm est corroborée par A. de Libera pour qui le Kalâm est une « apologie défensive » consistant en une mobilisation d’un certain nombre de savoirs dans le but double de « défense et d’illustration de la Loi révélée ». Cf. A. de Libera, La philosophie médiévale, op. cit, p.93. Ici, ce sont ceux qui s’occupent de la science du Kalâm, celle désignée par les Arabes par ’ilm al-Kalâm. « Le mot motécallemîn se prenait, du reste, dans un sens très vaste, il désignait tous ceux qui appliquaient les raisonnements philosophiques aux dogmes religieux ». Cf. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe,op. cit., p. 328. [Les mu‘tazilites] dénient en effet tout attribut à l’Essence divine ; ils dénient aux attributs toute réalité positive distincte de l’Essence une, car si l’on affirmait le contraire, on se trouverait, selon eux, en présence non plus même d’une divinité trine, mais d’une divinité multiple, les attributs divins étant illimités. Étant donné que ce sont les rapports existant entre le mutazilisme et Averroès qui nous importent réellement ici, il est primordial d’avoir bien présent à l’esprit que le mu’tazilisme se voulait rationnel au point qu’autorité ne lui était reconnue si ce n’est celle de la raison, celle-là même considérée comme la mesure infaillible dans les deux principales dimensions de la vie que sont la dimension temporelle et celle spirituelle.

L’impact du régime Almohade

    Au nombre des facteurs qui ont participé au façonnement et au mûrissement de la pensée d’Ibn Rushd, est à ajouter le régime Almohade. Il eut certes une bien moindre importance que celle du péripatétisme sur l’œuvre du Cordouan, n’empêche il y a impacté fort significativement. Un rappel historique sur le régime Almohade peut bien aider à la précision de la nature de son influence sur la vie et l’œuvre du philosophe andalou. L’ère Almohade dura environ 122 ans (1147-1269). Il est né d’une dynastie berbère nommée les muwahhidûn. Leur nom lui-même est très significatif. En effet, littéralement, le terme de « muwahhidûn [signifie] champions de l’“unicité” divine ». C’est le Mahdî Ibn Tûmart qui jeta les bases du mouvement. Fidèle à son credo qu’il définit dès les débuts, le régime Almohade se distingua par la mise en place d’« une profonde réforme religieuse ». Cette réforme s’est effectuée principalement sur deux plans : le plan juridique et celui théologique. Les muwahhidûn s’étaient dès lors proclamés les vrais Musulmans dont la principale – pour ne pas dire l’unique – vocation était de restituer à l’Islam la place qui est la sienne, dans la vie de l’homme. Ils s’attaquèrent au pouvoir politique almoravide qu’ils parvinrent à détrôner sans épargner ceux qu’ils prenaient pour leurs complices, les théologiens mâlikites. Même s’il est allé plus fort et plus loin, c’est quasiment ce qu’Urvoy exprime ici : Ibn Tûmart « présente son action comme la défense du véritable monothéisme et donne à ses disciples le nom d’“ unitaires ” (alm muwahhidûn, dont les Espagnols feront Almohades), affublant les Almoravides du sobriquet – sans doute injustifié – d’“ anthropomorphistes” ». Il est donc clair que les Almohades se voulaient de fervents théologiens. Et, en tant que tels, ils soutinrent que Dieu est unique d’une unicité accessible, connaissable à l’homme par le seul biais de la raison. C’est ce qui leur faisait dire que « la connaissance de l’unicité de Dieu est fondée sur une nécessité purement rationnelle ». Cela ne leur empêchait pourtant pas de faire preuve d’objectivité. À cet effet, ils s’efforcèrent d’éliminer tout jugement conjectural et subjectif pour fonder la connaissance et le jugement sur la certitude catégorique. Dans leur démarche, ils s’insurgèrent contre l’affirmation des attributs divins et prônèrent la nécessité d’une interprétation des passages anthropomorphiques du Coran. Ces deux aspects sont retrouvés dans l’œuvre d’Averroès. Qui plus est, le fondateur du mouvement almohade, Ibn Tûmart, « se rapproche de la première école théologique de l’islam, le mu‘tazilisme, école rationalisante contre laquelle s’est formé l’ash‘arisme [et qu’] Averroès, “proche toute sa vie des principales autorités almohades, est aussi un adversaire farouche de Ghazâlî, en tant que théologien, et de l’ash‘arisme ” » . S’agit-il là d’une réelle influence subie par le Cordouan ou bien d’une simple coïncidence, fruit du hasard, ou encore d’une commune conviction doctrinale et/ou politique ? Là encore, les avis sont partagés et les sources très vagues pour permettre de trancher. Il est cependant sûr que les vingt premières années de la vie d’Ibn Rushd sont passées dans de véritables troubles sociales, « marquées par des guerres dévastatrices entre chefs de guerre andalous », en l’occurrence ceux Almoravides et Almohades. C’est pourquoi, même si « de son enfance on ne sait absolument rien », il n’est pas à douter que « la jeunesse d’Averroès se déroule […] à la jonction d’une sphère politique extrêmement agitée »: la prise de pouvoir des mains des Almoravides par les Almohades. Pour ce qui est de l’endoctrinement, le mahdî ne faisait pas le doux : il obligeait tous ses disciples « à réciter de mémoire chaque jour un chapitre de ses doctrines. Celui qui ne le savait pas était fouetté une et deux fois et, s’il persistait dans son ignorance, on lui donnait la mort ». C’est dire à quel point c’était important aux yeux d’Ibn Tûmart. Cette grande importance faisait qu’il ne se limiter pas à l’exigence de la mémorisation et de la récitation. En fait, « ses sermons et exhortations, qui étaient continuels, devaient être écoutés par tous, et celui qui n’y assistait pas était également puni, jusqu’au châtiment suprême ». Sachant qu’Ibn Tûmart imposait la mémorisation de ses écrits et professions de foi, à ses disciples, il est fort probable qu’Averroès ait fini par se résoudre aux directives et à l’autorité menaçante du nouveau régime :« Le jeune homme de vingt-trois ans, écrit Urvoy, inscrira désormais son cheminement dans le nouveau cadre qui lui est proposé ». Rappelons quelques faits historiques. Le premier, analogique mais idéologique, est très significatif. À juste titre, il dénote que le Mahdî semblait très peu en phase avec le « Revivificateur de l’Islam ». En effet, « dans le domaine du droit, Ibn Tûmart s’oppose à Ghazâlî en ce qu’il n’admet pas l’effort individuel d’interprétation (ijtihâd), [car] il y voit la source des erreurs et des divisions ». Ainsi, si pour Ghazâlî « c’est la parole divine qui est la source principale, [faisant qu’] “ il n’y pas d’explication après celle de Dieu” », pour Ibn Tûmart « c’est par la nécessité de la raison que l’homme connaît l’existence du créateur ». Cette opposition idéologique entre Ghazâlî et Ibn Tûmart, est exprimée par Dominique Urvoy en ces termes : Au rationalisme têtu d’Ibn Tûmart, qui affirme sa position de façon tranchante, dans des textes denses, sans considérations annexes, et tire impitoyablement les conséquences de ses prémices, s’oppose ainsi la prudence de Ghazâlî, qui, voulant maintenir unies voie traditionnelle et argumentation rationnelle, multiplie les réserves afin de favoriser la conciliation. Le second est doctrinal. Il lie directement Averroès à la doctrine almohade et témoigne de leurs rapports et influences. En effet, l’histoire nous enseigne qu’Ibn Tûmart imposait la mémorisation de ses écrits à ses disciples. Autrement dit, tous ceux qui lui avaient prêté allégeance étaient tenus d’apprendre par cœur et de réciter ses écrits. Étant donné qu’Averroès s’est rallié au mouvement (d’où les fonctions qu’il y occupera plus tard), on peut dire, à bon droit, qu’il obéissait à ce même principe. « Il est même certain qu’Averroès ne s’est pas contenté de cette adhésion forcée, mais qu’il l’a faite d’enthousiasme ». Une telle affirmation trouve son explication, en partie, dans les listes des ouvrages du Cordouan. Et même si les livres en question ne sont malheureusement retrouvés nulle part, force est de reconnaître, avec Dominique Urvoy, que les titres en disent long : « un Commentaire sur la profession de foi de l’imâm mahdî, et un Traité sur les modalités de son entrée dans l’état suprême, de son apprentissage en lui et des vertus de la science du mahdî ». Nous comprenons donc pourquoi « le fond de la solution d’Averroès au problème du statut légal de la philosophie (…) correspond à la hiérarchie almohade des formes différentes de foi ». Force est de constater avec Urvoy que, si Averroès est considéré comme le plus grand commentateur d’Aristote de tous les temps, c’est grâce au régime almohade au cours du règne duquel il s’est brillamment acquitté de cette fonction, grâce au souverain : « le travail de “résumés” d’Aristote – qui lui vaudra la réputation de “commentateur” par excellence – prend sa source dans le désir émis par l’autorité politique ». Et, à en croire l’historien Al – Marrakushi – qui ne dit pas le contraire –, l’émir lui aurait demandé, par l’intermédiaire d’Ibn Tufayl, de commenter les livres d’Aristote afin de les rendre plus compréhensibles par la communauté. Il rapporte ces propos du Cordouan : Un jour, disait Ibn Rushd, Ibn Tufayl me fit appeler et me dit : “J’ai entendu aujourd’hui l’émir des croyants se plaindre de l’obscurité d’Aristote et de ses traducteurs : “Plût à Dieu, disait-il, qu’il se rencontrât quelqu’un qui voulût commenter ces livres et en expliquer clairement le sens, pour les rendre accessible aux hommes !” Tu as en abondance tout ce qu’il faut pour un tel travail, entreprends-le. Connaissant ta haute intelligence, ta pénétrante lucidité et ta forte application à l’étude, j’espère que tu y suffiras. […] ” Dès lors, ajoutait Ibn Rushd, je tournai mes soins vers l’œuvre qu’Ibn Tufayl m’avait recommandée, et voilà ce qui m’a porté à écrire les analyses que j’ai composées sur Aristote

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I : LES INFLUENCES
a) L’héritage helléno-byzantin : la falsafa
b) L’empreinte du péripatétisme
c) L’influence du Mu‘tazilisme
d) L’impact du régime Almohade
CHAPITRE II : APPROCHE CONCEPTUELLE
a) L’Artisan divin
b) L’intellect agent
c) L’anti-théologien
d) L’élitisme
CHAPITRE III : LA LÉGITIMATION DE L’ACTIVITÉ PHILOSOPHIQUE
a) Philosophie et Révélation : méthode et finalité communes
b) La philosophie : d’une recommandation à une obligation
c) De la nécessité de la démonstration à l’aptitude d’interpréter
d) Sens et portée de la légitimité de la pratique de la philosophie
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
a) Œuvres d’AVERROÈS
b) Commentateurs d’AVERROÈS et ouvrages généraux
c) Wébographie

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *