Après le dépassement, le temps de l’accomplissement : la rencontre avec Sartre et le déploiement du « moi »

LE PROJET AUTOBIOGRAPHIQUE 

LE BESOIN DE SE DIRE ET SES DIFFICULTÉS

Il convient tout d’abord de resituer l’acheminement vers l’écriture de soi tel que le donnent à voir les Mémoires d’une jeune fille rangée, qui font le récit d’une vocation littéraire et incarnent la nécessité de ne pas laisser tomber le passé dans l’oubli. Ce besoin d’immortaliser le vécu, pressenti dès la petite enfance, s’épanouit dans la réalisation du projet autobiographique qui permet de rendre le « moi » communicable. Toutefois, le critère d’authenticité à l’aune duquel on juge de la valeur d’une autobiographie, illusion selon laquelle le « moi » présent parviendrait à ressusciter le « moi » passé conformément à la réalité historique, est mis à mal à plusieurs égards.

La nécessité de se raconter

Les Mémoires d’une jeune fille rangée font, de manière assez attendue, le récit de l’acheminement de Beauvoir vers l’écriture. Comme d’autres écrivains dans leur autobiographie (Rousseau notamment, puis Sartre, ou encore Sarraute), elle y exprime la nécessité d’écrire, et plus particulièrement de s’écrire, nécessité qui devient un leitmotiv de sa vie : la naissance de ce désir dans l’enfance est confirmée dans l’adolescence, notamment avec la pratique du journal intime, et s’épanouit dans l’âge adulte avec l’écriture effective des Mémoires. Cette nécessité de s’écrire et la conscience de la légitimité de cette démarche constituent un fil conducteur qui assure une continuité du « moi » et du récit. Si ce « moi » central s’impose fermement, il ne va pas pour autant de soi : il est le fruit d’une conquête et d’une construction littéraire qui le ressaisissent comme une entité dont l’authenticité est parfois remise en question.

Écrire sa vie : une vocation de toujours

Les Mémoires d’une jeune fille rangée sont donc l’expression et l’aboutissement de cette vocation, et prennent la forme d’un récit de vie chronologique, et non d’un autoportrait, forme qui sera adoptée dans Tout compte fait. Il s’agit bien pour Beauvoir de raconter sa jeunesse, l’auteur affirmant ce choix d’un genre narratif dans le dernier tome du cycle mémorial : « Dans les volumes précédents, j’ai adopté un ordre chronologique » (TCF, p.487), puis « les Mémoires d’une jeune fille rangée ont une unité romanesque qui manque aux volumes suivants. Comme dans les romans d’apprentissage, du début à la fin le temps coule avec rigueur. » (TCF, p.502). L’autobiographie, contrairement à l’autoportrait qui peint le « moi » en adoptant une organisation logico-thématique, est un récit suivi et chronologique.
Toutefois, l’écriture de la vie s’organise autour du « moi », qui la structure et constitue son fil directeur, si bien que le récit révèle ce « moi », dans toutes les métamorphoses que le temps lui fait subir.
La jeune Simone a très tôt le désir de parler d’elle, le souci de communiquer son expérience, qui est la matière première de son écriture. Dès le plus jeune âge, plus que possibilité d’évasion ou fruit de l’imagination, l’écriture est pour elle l’occasion d’un retour sur soi, d’une introspection. En témoignent sa pratique de diariste, ainsi que ses premières expériences d’écriture relatées dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Elle écrit en effet très jeune « La famille Cornichon » qu’elle dit être « le négatif de [sa] propre famille. » (MJFR, p.71). Si elle affirme qu’elle « n’eût jamais (…) l’idée de transcrire [son] expérience » (MJFR, p.70), c’est simplement que la petite fille qu’elle était ne se l’était pas encore formulée, car c’est déjà bien son entourage qu’elle dépeint sous couvert de fiction, et non un univers imaginaire.
La volonté d’écrire sa vie s’affirme clairement plus tard, et naît de la conscience précoce que chacun enferme en soi une expérience individuelle, inconnue des autres et pour eux inaccessible. La jeune Simone parle dans ses Cahiers de jeunesse de « ce moi incommunicable », et la narratrice des Mémoires se rappelle sa fierté face à sa tante qui ne réalise pas qu’elle est déjà « à cinq ans un individu complet » : « j’éprouvai un sentiment aigu de supériorité : car je connaissais mon for intérieur, et elle l’ignorait » (MJFR, p.21). Il s’agit alors de communiquer ce for intérieur auquel elle seule a accès, et de l’immortaliser afin que l’expérience ne soit pas perdue. La narratrice analyse rétrospectivement la réalisation de ces ambitions comme une forme de soulagement pour l’écolière qu’elle était lorsqu’elle racontait un événement vécu dans une rédaction : « Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il était définitivement sauvé. » (MJFR, p.93). Ce qui n’était que pressenti par la petite fille est compris et mûri par l’adolescente (dont la voix tend alors à se confondre avec celle de la narratrice) qui éprouve une forme d’urgence à communiquer son expérience et à la soustraire à l’oubli.
son adolescence et son émancipation spirituelle et intellectuelle, elle éprouve le besoin de « communiquer la solitaire expérience [qu’elle était] en train de vivre » (MJFR, p.251), ce qui donne naissance à un apologue où son for intérieur tourmenté et secret est symbolisé par un scarabée qu’elle tient au creux de sa main et qu’elle refuse de laisser voir à quiconque.
Quelques pages plus loin, elle réitère ce voeu d’écrire selon sa vie et son expérience intérieure : « Ce que je rêvais d’écrire, c’était un “roman de la vie intérieure” ; je voulais communiquer mon expérience. » (MJFR, p.272).
Nous pouvons en outre remarquer, en recoupant plusieurs extraits de l’oeuvre, que les termes employés rétrospectivement érigent le « moi » en personnage et la vie en histoire. En effet, comme beaucoup d’enfants, la jeune Simone s’identifie aux personnages des livres qu’elle lit. Dès les premières pages, la petite Simone s’identifie à Charlotte : « Charlotte retrouvait ses dimensions normales et j’émergeais saine et sauve de l’aventure qui m’avait tour à tour réduite en foetus et changée en matrone. » (MJFR, p.15), la coordination entre les deux propositions ayant deux sujets différents suggérant cette projection de la jeune lectrice.
Plus tard, la jeune Simone « [s]’identifi[e] passionnément à Joe » (MJFR, p. 119), héroïne de Little women de Louisa Alcott, et la narratrice écrit au sujet de cette lecture : « je devins à mes propres yeux un personnage de roman. » (MJFR, p.119). Cette proposition prend un sens tout particulier dans une autobiographie, dans la mesure où elle revêt une dimension métatextuelle : l’enfant que Beauvoir était devient, dans l’autobiographie, l’héroïne de l’histoire. Grâce à cette intrication ressentie par la jeune fille et exprimée par la narratrice, l’existence de Beauvoir semble avoir toujours été promise à l’écriture. En effet, son autobiographie est assimilée à un serment, à un pacte sacré établi avec elle-même dès le plus jeune âge : « je me promis, lorsque je serais grande, de ne pas oublier qu’on est à 5 ans un individu complet. » (MJFR, p.21), « je me promis que je réaliserais sans plus attendre une oeuvre à moi : « une oeuvre, décidai-je, où je dirais tout, tout » » (MJFR, p.316). Ce désir de se dire, de se raconter, a pour but de ressusciter la petite fille, « individu complet », que Beauvoir a été et dont elle perçoit très tôt la possible disparition, qui est une
sorte de mort, dont le champ lexical est utilisé « D’avance, je portais le deuil de mon passé. »
(MJFR, p139) et « je souriais à l’adolescente qui demain mourrait et ressusciterait dans ma gloire. » (MJFR, p.194) Il s’agit, selon les termes de l’auteur dans le prologue de La Force de l’âge de la « ressusciter », et dans les Cahiers de jeunesse, de venir à son secours : J’estime beaucoup cette petite fille là, elle était simple, elle était passionnée et sage, elle pensait directement et bien ; elle avait sur l’amour les idées les plus justes. Elle était atrocement malheureuse et courageuse. Et quelle poésie de l’adolescence qui ne s’est pas encore enfuie de ces pages. Nostalgie de cette époque. Je voudrais faire quelque chose pour elle. Peut-être en parler avec Sartre sera déjà beaucoup. Peut être j’essaierai un livre. (CJ, p.778-779)
Si ces citations dramatisent avec une forme d’ironie douce l’acte d’écriture comme ersatz d’une résurrection héritée de l’imaginaire catholique, moquant les conceptions romantiques vulgarisées de l’écriture de soi, elles n’entrent pas moins en écho avec la profonde angoisse de la perte ressentie par la protagoniste, et qui, à en croire la suite du cycle mémorial, hante Beauvoir toute sa vie. Écrire sa vie apparaît alors bien comme une vocation partagée par la jeune fille et par la femme plus mûre, exprimant le désir d’ancrer son « moi » dans la durée grâce à la littérature. De surcroît, l’accomplissement de cette promesse faite à et par la jeune fille témoigne en lui-même d’une permanence du moi, Ricoeur faisant de la parole tenue l’exemple même du maintien de soi.
Ce paragraphe, où dominent les comparatifs de supériorité qui contrebalancent l’égalité affirmée par le jugement parental, donne une idée de l’aplomb que pouvait avoir la petite fille.
Cet aplomb, encouragé par la situation familiale, puis par la réussite scolaire, s’exprime également dans le plaisir de se donner à voir (qui préfigure peut-être celui de se donner à lire). Cette confiance en soi est exacerbée et tendrement moquée par la narratrice, qui donne à voir avec distance le narcissisme excessif de la jeune fille. Nous pouvons par exemple relever l’autosatisfaction de la jeune étudiante s’exposant aux regards dans la bibliothèque : « Je portais une robe écossaise, dont j’avais cousu moi-même les ourlets, mais neuve, et taillée à ma mesure ; compulsant des catalogues, allant, venant, m’affairant, il me semblait que j’étais charmante à voir. » (MJFR, p.225) ; ou à la fierté avec laquelle la petite fille incarne richement vêtue l’enfant Jésus lors de la fête de Noël du cours Désir, alors que le regard distancié et ironique de la narratrice révèle toute la morgue de la petite fille : « Aux environs de Noël, on m’habilla d’une robe blanche bordée d’un galon doré et je figurai l’enfant Jésus : les autres petites filles s’agenouillaient devant moi. » (MJFR, p.33).
Outre le plaisir d’être admirée, ce dernier épisode invite à considérer le modèle quasi christique (certes traité avec une distance ironique) sur lequel prend appui l’autobiographie beauvoirienne : non seulement il s’agit d’une résurrection, mais elle prend en outre l’allure d’une célébration presque religieuse, comme l’invitent à le penser les termes utilisés pour désigner la vision que la jeune Simone a d’elle-même. Quand elle entre au cours Désir, elle parle de « cette écolière dont je célébrais en cet instant la naissance » (MJFR, p.32), ce qui semble annoncer la fête de Noël, naissance du Christ, dont il est question à la page suivante.
Il ne s’agit toutefois pas simplement de « jouer les vedettes » (MJFR, p.116) ni de s’élever arbitrairement et vaniteusement : le sentiment de supériorité de la jeune Simone révèle une très profonde conscience de sa valeur et de sa singularité. « Individu complet » à cinq ans, elle affirme également « j’avais l’impression d’être quelqu’un » (MJFR, p.18), et plus tard, elle se « flatte d’unir en [elle] « un coeur de femme, un cerveau d’homme » et de fait de se retrouver « l’Unique » (MJFR, p.390). Cette valeur intellectuelle, proche de l’ambition, fait de l’expérience et de la perception personnelle le centre de tout (dans la vie, puis, plus tard, dans l’autobiographie où le « moi » est le centre de l’oeuvre).
Face à cette confiance en soi inébranlable, la menace de l’orgueil plane en effet, comme le commente la narratrice : « il n’y a pas loin du contentement à la suffisance » (MJFR, p.64) . Celui-ci atteint manifestement son paroxysme dans la dernière partie du livre, lorsque la jeune femme relève ambitieusement le défit de préparer l’agrégation en passant tous ses diplômes. Nous pouvons noter ici une nette prise de distance de la narratrice vis-à-vis de son attitude passée qu’elle ne prend pas en charge mais rapporte en citant ses Cahiers de jeunesse, citation accompagnée d’un commentaire dont l’ironie portée par l’adverbe « paisiblement » est sans équivoque :
Il y avait longtemps que la solitude m’avait précipitée dans l’orgueil.
La tête me tourna tout à fait. (…) « Je suis sûre de monter plus haut qu’eux tous. Orgueil ? Si je n’ai pas de génie, oui ; mais si j’en ai – comme je le crois parfois, comme j’en suis sûre parfois – ce n’est que de la lucidité », écrivis-je paisiblement. (MJFR, p.306).

Un « moi » problématique

Si la petite Simone fait preuve d’une confiance en soi apparemment inébranlable, que l’ironie rétrospective mine tout en l’exacerbant, le « moi » qui en est l’objet est problématique.
En effet, le « moi » de l’enfance est davantage le produit et le reflet du milieu bourgeois dans lequel il évolue et qui le conditionne qu’une identité individuelle choisie. Mémoires d’une jeune fille rangée fait donc le récit d’un « moi » mouvant, qui se libère petit à petit des déterminations que le milieu bourgeois projette sur lui et conditionne. Francis Jeanson analyse ainsi le point de vue de Beauvoir à la première personne : [M]a vérité dépend des autres : en tant qu’elle m’a d’abord été donnée comme venant d’eux, puis en tant qu’ils ne cessent de me la reprendre et de la contester, dès lors que je m’efforce moi-même de la faire.
Cette influence de l’autre dans la construction et dans la définition de soi est particulièrement importante dans la petite enfance qui assigne un rôle déterminé à la petite fille. Cet ascendant est sensible symboliquement à travers le motif du déguisement qui fait de l’enfant un produit et une projection des désirs des adultes. Dès la première page, Simone apparaît déguisée en petit Chaperon rouge, personnage riche en significations. Il est à la fois la figure de la petite fille obéissante, que l’on met en garde contre le monde extérieur et la naissance de la féminité, et la preuve que le monde impose concrètement ses représentations à l’enfant. Le motif du déguisement se retrouve lors de la première guerre mondiale, où l’on confectionne à la petite Simone une capote bleue similaire à celle des poilus qui la pousse à un patriotisme naïf sur lequel la narratrice porte un regard ironique, s’assimilant à un « singe » bien dressé (le « singe » étant une image récurrence dans le texte pour désigner l’enfant, et étant également le titre d’une chanson chantée par le père, rattachant l’animal au milieu familial bourgeois).
Le « moi » de l’enfant paraît donc conditionné par son milieu, le déguisement n’étant qu’un symptôme de ce conditionnement, et le récit d’ascension des Mémoires devient celui de la conquête d’un « moi » choisi, qui illustre les catégories de la pensée existentialiste. La libération du milieu bourgeois qui assigne une place et une personnalité à la jeune fille en fonction de sa condition est en effet une affirmation sans cesse renouvelée du libre-arbitre s’opposant à un déterminisme qui définirait le « moi » sans que celui-ci puisse échapper à ce carcan. Le milieu bourgeois, formatant une jeune fille « rangée », l’assigne à sa simple essence, à « l’en-soi », et lui refuse une existence « pour-soi ». Or Beauvoir semble animée d’une soif de vivre qui la caractérise et qui la pousse à rejeter ces déterminations sexuelles et sociales, dans un élan vital à la conquête d’une existence structurée autour d’un « moi » choisi.
Nous pouvons analyser sous cet angle le récit de la période de caprices que fait Beauvoir.

Optimisme et joie de vivre

L’élan vital permettant l’épanouissement du « moi » est intimement lié à un optimisme éclatant qui aspire au bonheur et à l’amour de la vie avec une volonté forcenée, analysée par Francis Jeanson dans Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre. Il rapproche le « délire d’optimisme » beauvoirien de la méthode Coué, parlant de « [sa] furieuse obstination à réaliser [le bonheur] coûte que coûte et dans les conditions les plus défavorables ». Cet optimisme est une soif de bonheur toujours déjà tournée vers l’avenir : le bonheur est certes la capacité à savourer le donné immédiat, mais il est aussi une progression vers un futur sans cesse à conquérir. Jeanson parle ainsi de « l’orgueil de pouvoir être » de Beauvoir, qui sait se constituer une vie heureuse dans le simple fait de se la promettre : [U]ne existence heureuse est une existence qui parie de l’être : le bonheur en effet se donne à elle dans cette visée même, et c’est en tant que bonheur d’exister qu’il lui devient directement sensible, comme la tonalité de toutes ses entreprises concrètes. […] La vie n’est que vouloir-vivre ; l’existence au contraire, si elle prend appui sur la vie, c’est pour la dépasser.
Le bonheur que savoure et poursuit Beauvoir se donne donc à voir dans ses deux dimensions immanente et prospective dans les Mémoires d’une jeune fille rangée.
La narratrice se qualifie dès son enfance comme douée « d’optimisme » (MJFR, p.65) et d’un « heureux caractère » (MJFR, p.63), qui lui donnent une joie et une envie de vivre remarquables. Cette vitalité s’exprime directement et à plusieurs reprises : la jeune écolière déclare lorsqu’elle entre au cours Désir « l’idée d’entrer en possession d’une vie à moi m’enivrait » (MJFR p.32), puis lorsqu’elle ressent la joie et la sécurité familiales « Je regardais mes parents, ma soeur, et j’avais chaud au coeur. ”Nous quatre !” me disais-je avec ravissement.
Et je pensais : ”Que nous sommes heureux !” » (MJFR, p.96), ou encore lorsqu’elle pense adolescente à toutes les petites choses qui participent à son bonheur : « J’aimais la vie, passionnément » (MJFR, p.302). Cet optimisme relaté dans les Mémoires est déjà présent dans les Cahiers de jeunesse qui sont cités à l’appui de cette soif de vivre : « Je veux la vie, toute la vie. Je me sens curieuse, avide, avide de brûler plus ardemment que toute autre, fût-ce à n’importe quelle flamme » (MJFR, p.406), « sur mon cahier je couvrais encore des pages : elles racontaient indéfiniment ma joie. » (MJFR, p.422). Satisfaite de sa vie et d’elle même, la jeune Simone s’attribue les mérites de sa précoce réussite, même lorsqu’elle n’en est pas responsable, comme le montre l’expression « se féliciter de » employée à plusieurs reprises avec une nuance doucement ironique de la part de la narratrice : « Je tenais pour une chance insigne que le ciel m’eût dévolu précisément ces parents, cette soeur, cette vie. Sans aucun doute, j’avais bien des raisons de me féliciter de mon sort » (MJFR, p.63), « J’allai donc de l’avant, confiante en mon étoile et fort satisfaite de moi.
C’était un bel automne,et quand je levais le nez de mes livres, je me félicitais que le ciel fût si tendre. » (MJFR, p.380).
Les modalités du bonheur se déclinent toutefois au fil de l’oeuvre : s’il semble donné par la sécurité familiale et l’univocité des valeurs dans la petite enfance, l’adolescence et ses moments de trouble viennent fissurer cette plénitude, et le bonheur se traduit par autant de moments épiphaniques (qualifiés par la jeune Simone de « merveilleux » p.426.) à la campagne, lors de ses lectures ou, plus tard, avec ses amis. Bien qu’il soit en péril, le bonheur n’en reste pas moins un constant horizon d’attente qui permet à la jeune fille d’être sans cesse tendue vers l’avenir.

L’importance de rendre le « moi » communicable

L’amour de soi se tourne très tôt vers les autres, il ne vise pas à s’épanouir égoïstement mais à profiter à autrui, et il s’agit donc de rendre son expérience communicable. Beauvoir cherche, selon Eliane Lecarme-Tabone, à « établir avec le lecteur une communication égalitaire et généreuse, qui à la fois lui transmette le goût de sa propre vie et l’amène à mieux se connaître lui-même ». Ainsi s’explique aussi l’ambition plus ample d’écrire une oeuvre où les lecteurs se retrouveraient et puiseraient pour vivre eux-mêmes. Cette volonté de se rendre compréhensible et utile par l’écriture est déjà exprimée par Simone de Beauvoir dans ses Cahiers de jeunesse : « étrange certitude que cette richesse que je sens en moi sera reçue, que je dirai des mots qui seront entendus, que cette vie sera une source où d’autres puiseront : certitude d’une vocation… » (MJFR, p.437).

Recréer du lien

La nécessité de se dire dans une oeuvre adressée et utile est ensuite réitérée dans les Mémoires, où elle est rétrospectivement mise en lien avec la perte de la foi. En effet, l’ancienne foi tend à être remplacée par quelque chose d’aussi grand, promettant bonheur, éternité, universalité tout en garantissant l’importance l’individualité (dans la religion catholique, son âme est examinée, comme elle l’est par les lecteurs dans l’autobiographie ; nous pouvons d’ailleurs noter que l’oeuvre de Saint-Augustin fait de l’autobiographie et du retour sur soi des traditions chrétiennes). Cette élévation de l’écriture est développée par la narratrice.

Mémoires et autobiographie

En apparence, les Mémoires d’une jeune fille rangée répondent parfaitement aux exigences de l’autobiographie. En effet, un trait récurrent du genre est le récit de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur, à laquelle d’ailleurs elle se limite parfois (si l’on prend par exemple Les Mots de Sartre où l’auteur relate sa vie jusqu’à ses onze ans). Dans Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris, Bruno Vercier récapitule ainsi les étapes de la vie dont ce type d’autobiographies rendent généralement compte : « je suis né – mon père et ma mère – la maison – le reste de la famille – le premier souvenir – le langage – le monde extérieur – les animaux – la mort – les livres – la vocation – l’école – le sexe – la fin de l’enfance ». Ce schéma correspond à celui adopté par Beauvoir qui, dans les deux premières pages, raconte sa naissance, mentionne son père, sa mère, sa soeur et sa gouvernante, décrit l’appartement, et souligne l’importance de la mémoire infantile par l’expression « d’aussi loin que je me souvienne » (MJFR, p.11). L’auteur continue de suivre ces étapes traditionnelles de l’autobiographie par la suite en élargissant le cercle familial aux « grands-parents, oncles, tantes, cousins » (MJFR, p.16) et en mentionnant des souvenirs plus précis : « un de mes plus lointains et de mes plus plaisants souvenirs » (MJFR, p.17). Progressivement, les autres thèmes apparaissent dans la première partie : l’importance du langage et les pièges qu’il recèle, l’entrée au cours Désir, la découverte du monde et de la nature dans la propriété familiale à la campagne, l’amour des livres qui la « rassure[nt] » (MJFR, p.68) suivi de près par les premiers tâtonnements de l’écriture avec la rédaction de La Famille Cornichon, la découverte de la mort avec le décès de son oncle maternel, puis celle de la sexualité grâce à ses sensations de jeune gymnastes et aux révélations de sa cousine Magdeleine. Enfin, la « fin de l’enfance » s’exprime dès la deuxième partie qui couvre la période de puberté de la jeune Simone, et dans la suite de l’oeuvre qui rapporte sa vision de plus en plus critique sur son milieu, débouchant sur son émancipation, sa réussite à l’agrégation, sa rencontre avec son futur compagnon et son installation dans son propre appartement.
Si les codes de l’autobiographie sont bien respectés, les Mémoires d’une jeune fille rangée témoignent aussi d’une aspiration à l’universalité ou du moins à une communauté, qui nous invite à nous arrêter sur leur titre. En effet, comme le constate Jean-Louis Jeannelle dans Écrire ses mémoires au XXe siècle, le terme de mémoires est désuet, et supplanté par le terme d’autobiographie, et commencent dès le milieu du XXe siècle à s’établir le sens contemporain des deux mots. Le premier ne s’emploie plus guère que pour désigner le récit de vie d’un personnage public où celui-ci s’efface pour faire passer au premier plan les événements historiques dont il est témoin (comme par exemple dans les Mémoires de Guerre de de Gaulle dont le premier tome paraît en 1954, et le dernier la même année que les Mémoires d’une jeune fille rangée). Chez Beauvoir, l’histoire personnelle de l’auteur prend le pas sur la portée générale du récit. Toutefois, l’oeuvre n’en garde pas moins une valeur universelle et générale qui fait signe vers la connotation historique du terme « mémoires ». En effet, Beauvoir affirme dans Mon Expérience d’écrivain : « Il s’agit (…) dans l’autobiographie de partir de la singularité de ma vie pour retrouver une généralité, celle de mon époque, celle du milieu où je vis. » Cette intention de dépasser sa condition singulière pour peindre celle de ses contemporaines est perceptible dans le paradoxe apparent du titre : les « mémoires » supposent traditionnellement une forme de maturité que dément le complément du nom « d’une jeune fille rangée », et le pronom indéfini « une » prend alors tout son sens. L’histoire qui est narrée ici est celle d’une jeune fille parmi d’autres qui, du moins au début, ne diffère guère de n’importe quelle enfance dans la bourgeoisie du début du XXe siècle. Les Mémoires ne font d’ailleurs pas seulement le récit de la jeunesse de Beauvoir, mais déclinent les trajectoires de plusieurs jeunes filles plus ou moins rangées : Zaza, Poupette, Lisa, Thérèse, Titite, Suzanne Boigue, Stépha, Simone Weil… Cette valeur générale, ressentie par de nombreuses lectrices, est exprimée par Michelle Perrot dans son article « Simone de Beauvoir et l’histoire des femmes » où elle écrit au sujet des femmes de sa génération : « nous avions dévoré les Mémoires d’une jeune fille rangée, comme les racines élucidées de notre expérience. Nous étions toutes issues du Cours Désir.»

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Table des matières

Introduction
I. Le projet autobiographique : le besoin de se dire et ses difficultés
A. La nécessité de se raconter
● Écrire sa vie : une vocation de toujours
● Un impérieux amour de soi
● Un moi problématique
● Optimisme et joie de vivre
B. L’importance de rendre le « moi » communicable
● Recréer du lien
● Mémoires et autobiographie
C. Les difficultés de l’entreprise
● Les écueils de la mémoire et le figement par l’écriture
● Objectivité, subjectivité et authenticité
● La problématique comparaison aux Cahiers de jeunesse
II. Saisir le mouvement : entre synthèse et élan
A. Saisir le mouvement par la figuration de l’instant
● La vitalité du récit
● L’alliance littéraire de l’impulsion et de l’épaisseur de l’instant
B. Les portraits des proches, jalons de l’épopée beauvoirienne
● Le dépassement des membres de la famille
● Le dépassement des camarades
● Après le dépassement, le temps de l’accomplissement : la rencontre avec Sartre et le
déploiement du « moi »
C. L’art du négatif : Jacques et Zaza comme contre-points
● Le traitement de la figure de Jacques
● La représentation de Zaza, une figure plurivoque
III. L’unité de la voix, l’identité narrative
A. La poétique de l’écart
● L’ironie
● Modulations tonales et génériques
B. Raconter autour de soi
● L’opacité du tiers au service de la vitalité
● L’opacité de la jeune Simone
C. L’écriture du possible
● « Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel »
● Esquisses identitaires dans Mémoires d’une jeune fille rangée
● Fiction et autobiographie
Conclusion
Bibliographie

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