APPROPRIATION DE L’INNOVATION PAR LES PUBLICS : LE RÔLE DE LA MARQUE ET DE LA PUBLICITÉ 

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Penser l’innovation technique par le récit

Le sociologue spécialiste des organisations, Norbert Alter, définit l’innovation en l’opposant à l’invention. Si l’innovation naît bien d’une invention, le glissement de l’un vers l’autre n’est pas mécanique. L’innovation, en sa qualité de processus, met « sur le marché14 » et/ou intègre une invention dans un milieu social, la fin du processus menant à l’appropriation de l’innovation par le milieu social. Pour le sociologue, l’appropriation est une phase de « laisser-faire15 », où le public donne sens à l’innovation. Nous stipulons que dans le cadre d’une innovation technique c’est le récit qui charrie un imaginaire et favorise cette même appropriation tout au long du processus d’innovation. Nous empruntons cette notion au sociologue Patrice Flichy pour qui l’imaginaire joue un rôle dans le développement de l’innovation technique16. Il parle d’un imaginaire commun aux innovateurs et aux utilisateurs. Dans ce mémoire, nous appellerons donc récit d’innovation le récit qui emmagasine les discours et véhicule l’imaginaire tout au long du processus d’innovation. Afin d’être plus précis, il nous reste à définir le récit et sa nature lorsqu’il est question de technique. Dans son article Technologiques17, Michel Faucheux fait le lien entre technique et récit en partant de la définition du philosophe Jean-Marie Schaeffer : « Le récit (…) traduit une aptitude de l’être humain à raconter des histoires, des fictions qui simulent et modélisent à l’infini les possibilités (…) d’un objet pour mieux leur donner sens et réalité. » Le récit d’innovation englobant les discours et véhiculant des imaginaires donne sens et réalité à l’innovation pour faciliter son appropriation. Avant d’être réelle, une innovation technique doit être vraisemblable. Nous envisagerons donc dans ce mémoire la technique comme productrice des récits qui font advenir la réalité18 en lui donnant sens donc un usage social.

L’imaginaire dans l’innovation technique : définition et typologies des discours imaginairesqui le fondent.

Au sens de Norbert Alter, l’innovation est un processus séquencé19. Patrice Flichy, dans La place de l’imaginaire dans l’action technique20 propose également un séquençage à partir des logiques discursives qui sous-tendent la naissance d’une innovation technique.
Nous nous intéresserons particulièrement à ce qu’il appelle le discours imaginaire21 présent tout au long du processus. Afin d’établir le rôle de ce type de discours, nous en analyserons les supports et les mutations. Pour P. Flichy, le processus d’innovation naît tout d’abord d’une pensée utopique de l’inventeur. Le processus transformera l’utopie en idéologie par une série imbriquée de discours imaginaires. P. Flichy reprend la conviction du philosophe Paul Ricœur qui n’oppose pas l’utopie à la réalité, mais la traite en tant que processus d’exploration du réel22 et de ses possibles. Pour P. Flichy si cette utopie rencontre l’intérêt d’autres acteurs elle est appelée utopie de rupture (1).
Imaginaire dans le processus d’innovation selon Patrice Flichy23 (schéma détaillé en annexe 13) L’étape suivante du processus marque la fin de la tension vers un idéal. Le discours n’aura plus pour but d’explorer la gamme des possibles, mais d’associer les partenaires nécessaires à la naissance de l’innovation. La deuxième et la troisième étape du processus ont donc un discours imaginaire associé qui fait converger les perspectives et propose une innovation qui est le fruit d’un compromis, un objet frontière pour Patrice Flichy. Une fois que cet objet frontière a vu le jour, les inventeurs utopistes doivent diffuser la technologie. C’est là que le discours imaginaire devient idéologique car il sert à légitimer le nouveau système : on parle d’idéologie-masque (4). « Dans cette nouvelle phase, l’on n’hésite pas à masquer tel ou tel aspect de la réalité afin de promouvoir la nouvelle24 ».
S’en suivent les deux dernières étapes, l’idéologie légitimante (5) qui soutient le verrouillage technologique : abandon des autres alternatives à la technologie, et l’idéologie-mobilisation (6) qui va diffuser le discours imaginaire idéologique au sein de la société. Le schéma proposé par Patrice Flichy25 montre que l’innovation est un processus cyclique, la sixième étape renvoyant à la première. Cette évolution cyclique est toujours inspirée de la pensée de Paul Ricœur qui préconise une « oscillation entre idéologie et utopie 26 » afin de prendre le meilleur de l’un pour « guérir » l’autre et vice versa. Nous reviendrons sur l’aspect cyclique de ce processus à la fin de notre mémoire.
Pour la suite de ce travail, nous retiendrons les deux types de discours imaginaires : le discours imaginaire utopique (1,2, 3) qui sert à ouvrir les possibles et faire converger les intérêts, et le discours imaginaire idéologique (4,5, 6) qui va avoir pour but de légitimer et verrouiller la technique pour la diffuser à grande échelle.

Composantes du discours imaginaire : la fiction et la traduction

Maintenant que les différents états du discours imaginaire sont identifiés, nous analyserons en détail ce qui le constitue et permet sa construction. Pour cela nous nous appuierons sur le travail de Michel Callon et de Bruno Latour27, figures de proue de la sociologie de la traduction. Les commentaires faits par B. Latour dans son roman de scientifiction, Aramis ou l’amour des techniques nous éclairent plus en détail sur le rôle de l’imaginaire dans le processus d’innovation. Le livre retrace l’histoire d’Aramis, une nouvelle typologie de métro automatisé qui a failli voir le jour à Paris. Le lecteur suit l’histoire de cette innovation en devenir par l’intermédiaire « de papiers, de plans, de notes de service, de discours, parfois de maquettes ou de synopsis28 » présents dans le roman. Tous forment le discours imaginaire qui va permettre, ou empêcher, la naissance de l’innovation. L’apport de B. Latour qui nous intéresse ici est la définition d’un projet technique en tant que fiction. Le discours imaginaire est, selon l’auteur, fictionnel par essence, car il naît de la pensée utopique d’ingénieurs qui « fictionnent ». Le « transfert dans la réalité29 » de cette fiction s’opère progressivement au fil du processus. En circulant, la fiction vient intéresser les acteurs nécessaires à ce que l’innovation voit le jour et passe du signe à la chose. Cette idée d’intéressement d’acteurs vient également de la sociologie de la traduction qui stipule que les scientifiques doivent intéresser pour que leurs découvertes puissent voir le jour.
La traduction est un processus en quatre étapes que l’on retrouve détaillé dans l’article de Michel Callon La domestication des coquilles Saint-Jacques dans la Baie de Saint-Brieuc 30. La première étape consiste pour le scientifique à problématiser son propos afin de se rendre indispensable à la recherche scientifique. Cette étape est également importante pour montrer aux autres acteurs en quoi ils sont concernés. La deuxième étape est celle de l’intéressement : on stabilise l’identité des acteurs, et on intéresse chacun autour d’une question qui lui est profitable. Si l’intéressement fonctionne, les acteurs ont maintenant chacun un rôle : ils sont « enrôlés ». Enfin, la dernière étape consiste à définir des porte-parole : « qui parle au nom de qui ? »31 Nous verrons, lors de l’étude de notre corpus, que l’innovation sur laquelle se fonde Intel s’avère être le fruit d’une traduction, ce qui sera l’occasion de revenir plus en détail sur le processus.

Les conditions de l’invention du circuit intégré

Nous avons vu précédemment que les acteurs qui constituent un projet et l’imaginaire qui y est associé sont aussi indispensables à l’innovation que la technique. Il est donc important afin d’analyser le discours imaginaire d’Intel de retracer avec précision les évènements qui ont permis son avènement.
En 1956, l’électronique intégrée n’existe pas encore. Le physicien William Shockley crée la société Shockley Semiconductor afin de concevoir et produire des transistors, composants indispensables de l’électronique de l’époque. W. Shockley s’implante en Californie et recrute de jeunes diplômés des universités voisines32. On compte parmi les premières recrues Robert Noyce et Gordon Moore (futurs créateurs d’Intel) lesquels
quitteront l’entreprise l’année suivante pour fonder Fairchild Semiconductor avec six autres collègues. Les huit démissionnaires seront nommés « the traitorous eight33 » (« les huit traîtres ») par la presse. Si elle peut sembler anecdotique, cette démission est considérée comme l’un des actes fondateurs34 de l’histoire du territoire imaginaire qu’est la Silicon Valley. D’abord cela raconte l’histoire de huit jeunes employés qui, mécontents de leurs conditions de travail, ont fondé leur propre business ; récit qui n’est pas sans rappeler l’imaginaire lié à l’entrepreneuriat qui infuse dans la vallée. Ensuite, cet acte est fondateur sémantiquement car Fairchild Semiconductor commercialisera des puces en silicone (silicon en anglais) pour l’industrie informatique35 : c’est de là que la Silicon Valleytire son nom.
Dans les années cinquante, le marché des semi-conducteurs est dans sa grande majorité financé par des contrats militaires36. La miniaturisation des circuits informatiques permet de réduire le poids des avions de guerre et libère de la place pour les charges explosives37. C’est sur ce marché que se spécialise Fairchild Semiconductor en s’efforçant de réduire le poids et la taille de ses composants. En 1958, dans l’optique d’apporter plus de fiabilité au matériel militaire, Robert Noyce met au point le premier circuit intégré.
Afin de définir l’intégration Gilbert Simondon, philosophe contemporain de G. Moore et R. Noyce, utilise l’exemple du moteur à essence. Les premiers moteurs étaient faits de pièces qui fonctionnaient indépendamment, sans interaction entre elles, à l’instar du moteur ancien où des ailettes de refroidissement étaient surajoutées. Dans les nouveaux modèles décrits par G. Simondon, ces ailettes sont intégrées au cœur du moteur, non plus surajoutées. Elles permettent toujours l’échange thermique et empêchent en plus la déformation de la structure. La présence de ces ailettes permet également de réduire la quantité de métal utilisé et donc de laisser passer toujours plus d’air. Voilà ce que le philosophe dépeint comme « une structure unique, qui n’est pas un compromis, mais une concomitance et une convergence38 ». Cette structure unique n’est plus une multiplicité de fonctions mais une synthèse : « elle intègre les deux fonctions en les dépassant39 ». Quelques années plus tard, Jean Baudrillard décrira l’aviation comme étant le secteur ayant la nécessité de produire les objets les plus intégrés40 possible.
Plus spécifiquement, le circuit intégré tel que conçu par R. Noyce est un procédé qui vise à unir tous les composants et le circuit qui les connecte au sein d’un même cristal. Cette innovation nous intéresse, car c’est à cette période que s’opère le début de la bascule entre utopie et idéologie, selon le processus décrit par Patrice Flichy41. Le circuit intégré a été mis au point dans le but d’alléger les avions et de réduire les coûts, mais la technologie sera présentée en soi, comme le socle d’un nouveau paradigme par Gordon Moore en 1965, en gommant le contexte de sa création. Ce sont les débuts de la mise en place de l’idéologie-masque : on « masque tel ou tel aspect de la réalité afin de promouvoir la nouvelle technique.42 ».

La conjecture de Moore comme idéologie-masque

Lorsque Gordon Moore écrit l’article Cramming more components onto integrated circuits43 en 1965, il est encore directeur de la Recherche et Développement chez Fairchild SC. Cet article est capital pour notre mémoire puisque les considérations qu’y fait G. Moore sont fondatrices pour la marque Intel.
L’ambition de Gordon Moore est lisible dès la première phrase : « The future of integrated electronics is the future of electronics itself44 » (« Le futur de l’électronique intégrée est le futur de l’électronique même »). Gordon Moore lie alors le destin de l’électronique à celui de l’intégration électronique. Cette même mécanique est déconstruite par Patrice Flichy, lorsqu’il traite de la bascule entre utopie et idéologie : « Pour atteindre leur objectif, les utopistes doivent diffuser largement leur nouvelle technologie. L’expérience réussie va alors être transformée en mythe. Le contexte social particulier qui a rendu possible l’expérimentation est oublié, cette technique locale est alors présentée comme la technique de base d’un nouveau fonctionnement social. Ce travail de déplacement effectué par le mythe va finir par transformer l’utopie en idéologie. Dans cette nouvelle phase, l’on n’hésite pas à masquer tel ou tel aspect de la réalité afin de promouvoir la nouvelle technique. On parlera dans ce cas d’idéologie-masque.45 »
Gordon Moore dans son article de 1965 passe sous silence la phase d’expérimentation militaire qui a permis la mise au point du circuit intégré et en fait la « technique de base d’un nouveau fonctionnement social46 ».La technologie du circuit intégré dont parle G. Moore est un premier pas vers l’innovation technologique qui nous intéresse dans de ce mémoire : le microprocesseur. L’article relate ensuite la découverte de G. Moore que l’on peut résumer comme suit : après avoir observé le rythme de l’augmentation du nombre de composants dans les circuits intégrés depuis leur invention, l’ingénieur postule que cette augmentation devrait doubler tous les ans. Le retentissement qu’a eu par la suite cet article s’explique par sa nature prédictive, ce qui lui vaudra d’être considéré comme une loi, une fois les prédictions supposément réalisées.
Le philosophe et épistémologue Sacha Loeve propose une lecture de cet article en le divisant en quatre parties47 : la première est l’intégration. À destination de ses confrères ingénieurs, G. Moore plaide pour la création de circuits intégrés « standardisés » afin de réduire les coûts, les circuits étant réalisés jusqu’ici à la commande. Dans un deuxième temps, l’ingénieur s’adresse aux industriels : l’intégration fait baisser le coût de production moyen par unité ce qui ouvre des perspectives d’économie d’échelle. Ce modèle n’est viable qu’à condition de produire de nouveaux circuits intégrant plus de fonctions et de composants à intervalles réguliers : on parle alors de ruptures d’échelle d’intégration.C’est le troisième point abordé par G. Moore. Pour être viable, cette innovation doit renouveler la demande afin de vendre régulièrement des microprocesseurs de plus en plus complexes. De cet impératif, naît chez G. Moore l’idée d’un marché de grande consommation pour les home computers48, objet inimaginable pour l’époque, mais tout à fait réaliste à terme si la taille des composants réduit effectivement de moitié chaque année. C’est grâce à ce marché, pour l’instant fictif, qu’il serait hypothétiquement possible de renouveler régulièrement la demande en circuits intégrés et d’en assurer ainsi leur pérennité. G. Moore propose donc, dans le but de valider son modèle économique, une vision fictionnelle d’un possible marché de l’informatique personnelle : on retrouve ici la pensée utopique d’un ingénieur qui « fictionne » décrite par Bruno Latour. Nous verrons plus loin que cette injonction au renouvellement sera le fondement d’une valeur centrale pour la marque Intel. Enfin G. Moore envisage la mise au point de lingots de silicium de plus gros diamètre, matière dans laquelle on grave les circuits, pour faire tenir plus de composants par circuits. Nous pouvons conclure qu’outre l’aspect fictionnel de son propos, le discours de Gordon Moore vise à remporter l’adhésion des différents acteurs indispensables à l’existence de cette innovation.

La conjecture de Moore comme discours d’intéressement : lecture d’après la sociologie de la traduction

Nous avons présenté dans le chapitre précédent le travail de Michel Callon qui théorise le processus de traduction mis en œuvre par les scientifiques en quatre étapes : l’une d’entre elles est l’intéressement. Lors de cette étape, l’innovateur va devoir définir et combler les attentes des acteurs nécessaires à l’avènement de son innovation. Les acteurs pouvant avoir des exigences et des attentes très différentes, il n’est pas uniquement question de spécificités techniques, mais également d’une mise en récit adaptée à chacun d’eux.
Dans un premier temps, Gordon Moore mobilise ses collègues ingénieurs. Dès les premières lignes, il stipule que faire partie de la révolution promise des circuits intégrés c’est faire partie du futur. Ensuite G. Moore propose un modèle économique qui soutient l’intégration et permet une courbe de croissance de la complexité tout en baissant le coût de production. Lorsqu’il écrit l’article en 1965, les fonds d’investissement viennent de faire leur apparition dans la Silicon Valley : ce modèle économique pourrait donc convaincre de potentiels investisseurs. Pour continuer d’intéresser les acteurs, G. Moore fictionne un nouveau marché de la micro-informatique potentiel dû à cette croissance exponentielle. Il dépeint un marché où chaque foyer posséderait un ordinateur équipé de circuits intégrés. Ce message est dirigé aux fabricants qui voient s’ouvrir un marché de millions de foyers potentiels et une situation de monopole assuré à qui maîtrise l’intégration.
Ainsi, le propos de Gordon Moore intéresse au fil de l’article différents acteurs : tantôt modèle économique, tantôt recommandation technologie ou encore vision d’avenir d’un nouveau marché. C’est le fait que G. Moore intéresse dès 1965 qui rend le terrain propice pour que le microprocesseur puisse faire son apparition quelques années plus tard.
Nous sommes conscients que ce serait appauvrir la sociologie de la traduction que de dire que G. Moore met en place un dispositif d’intéressement alors que nous n’analysons qu’un seul article. Nous l’avons sélectionné, car celui-ci est encore disponible et particulièrement repris par les médias ainsi que par la marque. De plus, on sait que l’intéressement ne laisse pas nécessairement de traces pour la postérité. Nous avons en revanche des traces des décisions qui ont pu être prises des suites de l’article et qui attestent de l’enrôlement d’acteurs créant les conditions de la croissance et de l’innovation qui suivra. L’épistémologue Sacha Loeve dont nous avons déjà cité l’article La Loi de Moore : Enquête Critique Sur l’économie d’une Promesse (…) relève que la conjecture de Moore a servi de base de réflexion à la roadmap technologique49 des fabricants de semiconducteurs américains lorsqu’il s’est agi de rattraper l’avance prise par les fabricants japonais. Ce retard était considéré comme un enjeu majeur de sécurité nationale50 et la « Loi de Moore » a servi d’objectif à atteindre. Devenue roadmap technologique aux États-Unis la « Loi de Moore » tient, contrairement au traitement médiatique qui a pu en être fait, beaucoup moins de la prophétie que d’un enrôlement savamment mené. Voyons maintenant quelles ont été les mutations de ce discours après que l’ingénieur crée Intel.

Silicon Valley, territoire mythique

Avant d’identifier ce qui nous permet de traiter la « Loi de Moore » en tant que mythe il est important d’établir dans quel contexte celui-ci se forme, et la potentielle histoire qui viendra l’habiter. Gordon Moore attribue le figement lexical de « Loi de Moore » à son collègue et professeur du California Institute of Technology Carver Mead57. La formule se serait répandue dans les mêmes années que le terme de « Silicon Valley58 » dont le nom est un figement opéré par la presse59. Les médias, en leur qualité de « lieux d’élaboration de produits signifiants60 », ont donc participé à la construction d’un imaginaire autour de cet emplacement géographique. Selon nous, la « Loi de Moore » a trouvé dans la Silicon Valley un terreau fertile pour devenir le mythe dont l’idéologie de ce territoire naissant avait besoin ce qui a permis sa diffusion et son premier usage social61.
Le mythe de la « Loi de Moore » permet par la même occasion de naturaliser la croissance exponentielle des firmes du secteur informatique dans la vallée. Pour reprendre les termes de Roland Barthes : on constate que c’est le berceau ultra-fertile de la micro-informatique mondiale sans l’expliquer62. Si la croissance et l’existence même de ce berceau sont bien entendu le fruit du travail d’entrepreneurs, ingénieurs et scientifiques, le rôle joué par l’État fédéral dans la mise en place d’un contexte favorable à l’innovation n’est pas à négliger. La croissance que connaît la zone est principalement due aux investissements de l’armée américaine, en tant que client des entreprises, mais également mécènes des principales universités de la région63. L’intérêt des investisseurs pour la vallée ayant permis la création de Fairchild SC et plus tard d’Intel est intrinsèquement lié au fait que ces entreprises avaient des contrats publics militaires qui leur assuraient une pérennité durant la guerre froide64. À la naturalisation de la croissance s’ajoute la comparaison latente avec la ruée vers l’or, où les ressources naturelles ont fait la richesse des pionniers. D’une part, ce parallèle contribue à la création d’un imaginaire collectif autour d’une zone géographique regorgeant de richesses naturelles, l’innovation étant celle de la vallée. D’autre part, on notera que le nom même de Silicon Valley met en avant à la fois une zone géographique (Valley) et une matière première (Silicon).
Nous plaçons donc l’idée de la croissance dans la Silicon Valley comme un « mobile qui faisant proférer le mythe65 » : le concept mythique. C’est une histoire qui est implantée dans le mythe selon Roland Barthes et qui ne se définit que par son intention. La Silicon Valley en tant que territoire imaginaire a donc tout intérêt à naturaliser son inexorable croissance autour de mythes fondateurs prônant le génie et les prouesses de ses pères fondateurs. Établissons maintenant en détail en quoi la « Loi de Moore » est un mythe au sens de Roland Barthes.

La marque est une instance d’énonciation à trois niveaux

Il convient, avant d’entamer la recherche de liens de causalités qui pourraient faire du récit d’innovation le fondement d’une marque, d’arrêter une définition de l’identité de marque. Nous nous baserons sur la définition du sociologue Andrea Semprini dans son ouvrage Le marketing de la marque. L’auteur définit la marque comme un objet sémiotique discursif, constitué de l’ensemble des discours tenus à son égard par la totalité des sujets impliqués dans sa génération74. Cette définition se trouve être particulièrement adaptée à notre recherche puisqu’elle tient compte des discours multiples qui entourent la marque. Elle nous permet donc de stipuler que les discours qui façonnent l’innovation peuvent tout à fait y être intégrés, et participer à la génération de la marque. A. Semprini continue sa définition en parlant du rôle de la marque : produire et diffuser un univers de signification autour d’un objet social75. Pour A. Semprini la marque est « saisissable et observable que par le biais de son identité » ainsi l’identité est la « façon dont la marque se rend visible76 ». Cette même identité se compose de trois niveaux : le niveau le plus profond est le niveau axiologique où se trouvent les valeurs pérennes et immuables qui fondent l’identité, elles se rattachent à des valeurs universelles et sociétales. Le deuxième niveau est narratif, les valeurs de base s’organisent sous forme de récit, elles sont mises en scène. Enfin, plus en surface, le niveau discursif met en forme à l’aide d’objets, de couleurs, et de personnages qui n’ont pas vertu à être pérenne mais varient en fonction des évolutions de la société et des modes de vie. Afin d’établir une réelle influence du processus d’innovation sur l’identité de marque il faudra que celle-ci opère au cœur de la marque, au niveau axiologique et non pas en surface au niveau discursif.

Inscrire la modernité et l’innovation de rupture dans la marque

L’analyse de l’identité de la marque a été faite en suivant la méthodologie du sémioticien Jean-Marie Floch qui dans son ouvrage Identités visuelles77, propose une analyse de logo du point de vue de la signification. J-M. Floch traite le logo comme un signe : un énoncé visuel intégré au discours de l’entreprise. L’intégration de la dimension discursive globale de la marque intégrée à l’analyse du logo a particulièrement fondé notre choix de suivre cette méthode. L’ensemble des analyses préliminaires à la restitution ci-dessous peut être retrouvé en annexe78. Notre première analyse traite du logo créé lors de la naissance d’Intel en 1968. En parallèle, nous avons collecté des éléments clés d’expression de l’identité visuelle de la marque79 : rapports d’activité, produits et publicités des premières années s’avèrent être en majeure partie des déclinaisons typographiques du logo. Nous avons donc établi qu’une analyse du logo permettrait de porter un regard sur l’ensemble de l’identité, celle-ci se trouvant être directement déclinée à partir du logo.
Le premier logo d’Intel a été réalisé par les deux ingénieurs à l’origine de l’entreprise : Robert Noyce et Gordon Moore80. On pourrait déduire du choix typographique utilisé pour créer ce logo une certaine volonté d’Intel de se placer en rupture avec ses concurrents81 et de s’inscrire dans la modernité. La typographie constituant ce logo principalement textuel est Helvetica. Son utilisation dans le design graphique s’est généralisée à partir de la fin des années soixante82, époque de la création d’Intel. En 1967, un an avant qu’Intel voit le jour, le designer moderniste Massimo Vignelli signe les logos d’American Airlines et de l’éditeur Knoll83 en Helvetica, synonyme à l’époque de modernité et de lisibilité84. Employer cette même typographie inscrit Intel dans l’histoire de ces premières marques internationales résolument tournées vers l’avenir.
Afin d’être plus précis quant à notre analyse, remontons aux raisons qui fondent l’association entre Helvetica et la modernité. Cette incursion rapide dans l’histoire de la typographie nous servira tout le long de notre étude afin d’identifier une évolution dans l’identité d’Intel, et ainsi tenter de relever les effets de sens de ces partis pris graphiques. Nous traiterons ici plus généralement de toutes les typographies sans empattement, dites linéales ou sans sérif, dont fait partie Helvetica.
L’utilisation d’une typographie linéale, c’est à dire faite de bâtons simplifiés remonte à l’Antiquité, un tracé linéaire et géométrique prévalant au vu des outils à disposition afin de graver les caractères85. Bien plus tard, cette forme typographique fera l’objet de recherches approfondies dans les écoles d’art allemandes des années trente qui verront naître la typographie Futura, et la « Neue Typographie », un manifeste moderniste prônant l’usage des typographies linéales. Ce manifeste présente la nouvelle typographie comme évacuant le décoratif superflu en se tournant vers le fonctionnel, ce qui en fait une typographie éminemment moderniste. Pour Jan Tschichold, auteur du manifeste, ce « n’est pas une simple mode, mais l’expression d’une nouvelle époque86 ». Cela en fait une typographie lisible, moderniste et reproductible en grande série. Le dessin des lettres s’affranchit de son support et ne porte pas de traces et de liaisons héritées de l’écriture manuscrite. La linéale « affranchit l’écriture en permettant sa diffusion et sa publicité à l’infini87 ». Chaque évolution technologique renouvelle les formes de la typographie88, la linéale est donc la forme de la reproductibilité informatisée et plus tard celle de la lecture sur écran grâce à la micro-informatique. Employer cette typographie, associée à la technique moderne est donc un parti qui fait apparaître Intel comme une marque innovante et précurseuse, notamment quand on la compare à ses concurrents de l’époque89.

Un logotype comme ode à l’intégration

Le fait que Gordon Moore soit lui-même crédité comme ayant participé à la création du logo facilite notre travail d’analyse, dont peu de signes seront dus au hasard. Notre hypothèse étant que l’ingénieur aurait eu la volonté de traduire visuellement ses ambitions innovantes. Nous avons pu établir dans la sous-partie précédente que le premier combat de G. Moore en tant qu’ingénieur est l’adoption des circuits intégrés comme nouveau paradigme de l’informatique. L’entreprise Intel se fonde sur l’objectif de « faire de l’intégration à grande échelle des circuits de la microélectronique une réalité90 ». Le nom même d’Intel est la contraction d’Integrated et Electronics (Électronique intégrée). L’intégration est donc un combat professionnel pour Moore et la raison d’être originelle de l’entreprise.
Un premier relevé nous a permis d’établir un rôle probable de la typographie employée : inscrire Intel en tant que marque moderne qui s’oppose à ses concurrents. Un second nous montre que la typographie a été travaillée afin d’en modifier les proportions de façon non homogène91. Une première explication aurait pu être que ce décalage soit une erreur, le travail typographique étant encore une pratique manuelle et artisanale à l’époque de la création du logo. Une analyse plus poussée nous a éloignés de la piste de l’erreur en montrant que cette altération créait un bloc visuellement compact où toutes les verticales terminent sur le même alignement92. Dans ce bloc s’intègre la lettre e qui fait la liaison entre les deux termes formant le nom de la marque. En suivant la définition anglo-saxonne d’integrated qui signifie « différentes parties reliées ou coordonnées93 » on peut supposer que ce premier logo est la transcription littérale de cette définition. Ce même e peut être interprété comme étant en cours d’intégration au mot, ce qui ajouterait une notion de temporalité. On pourrait en effet imaginer un avant et un après intégration du e qui, sur ce logo, serait à la moitié de son chemin, le processus d’intégration serait en cours.
Le dernier point que l’on relève est l’absence de majuscules. Si concevoir des logos en bas de casse est une pratique assez courante aujourd’hui, l’étude des rapports d’opposition nous montre que dans les années soixante-dix l’inverse prévalait. Les logos des principales marques concurrentes étaient tous écrits en lettres capitales. Encore une fois, dans notre analyse, il a semblé difficile de défendre l’hypothèse de l’erreur et/ou de l’oubli quant à cette absence de majuscules. En simulant94 l’ajout d’une majuscule à ce logo, on note que cela crée deux verticales parallèles en début et en fin du mot, ce qui a priori renforce l’impression de bloc que nous avons étudié plus tôt. Cette omission n’est donc pas liée à un effet visuel indésirable, mais note une certaine volonté de mettre en avant un mot en minuscule. Le logo donne alors l’impression d’être prêt à être intégré au sein d’une phrase95, un mot ingrédient en somme.
De cette analyse nous retiendrons le fait qu’au niveau signifiant l’identité semble porter les ambitions de l’innovateur Gordon Moore telles qu’il les a formulées en 1965. Nous relevons donc bien des traces du discours innovant. À l’époque de la création de ce logo, la « Loi de Moore » n’avait pas encore gagné son statut de mythe. Voyons à présent, si une fois le mythe repris par la marque à la fin des années quatre-vingt-dix, son influence grandit de là à pouvoir parler d’une influence sur la valeur axiologiquede la marque.

L’impératif de croissance annoncé par la « Loi de Moore » comme origine de l’idéologie de la performance

En retraçant l’histoire de la « Loi de Moore », nous avons vu les raisons et enjeux de sa mythification. Ce mythe s’est avéré être co-dépendant d’un imaginaire collectif figé sous le nom de « Silicon Valley ». Pour le sociolinguiste Henri Boyer, l’imaginaire collectif encapsule les représentations sociales et les mythes propres à une société ou un sous-ensemble96. Afin que les représentations soient partagées par tous au sein de l’imaginaire, une ou plusieurs idéologies les régissent. En proposant une lecture à deux niveaux, où l’idéologie encadre les représentations sociales, H. Boyer s’inscrit dans la pensée de la psychologie sociale qui considère l’idéologie comme « jouant, au minimum, un rôle de contexte pour des représentations isolées97 ». Si nous avons déjà établi que la Silicon Valley était un imaginaire collectif qui encapsule le mythe de la « Loi de Moore », reste à définir quelle est l’idéologie qui sous-tend l’ensemble.
Dans le premier écrit de Gordon Moore en 1965, on retrouve sept fois des mots partageant la racine du verbe anglo-saxon « to perform ». Ce verbe désigne à l’origine le rendement des animaux ou des machines, mais son sens contemporain est plus large et pourrait se traduire par « accomplir » en français. C’est un verbe qui désigne l’action et son résultat98. Lorsque G. Moore dit « Integrated circuits will (…) perform data processing.99 », il est question de l’exécution d’une tâche. Cette idée d’exécuter une tâche est par ailleurs très prégnante dans la première signature de la marque : « Intel delivers100 ». L’étymologie latine du terme performance quant à elle, renvoie plus à une qualité qu’à une action. On associe au terme de performance des qualités exceptionnelles moins basées sur l’action que sur le résultat. En français, il est possible de désigner une personne comme étant performante, en soi.
Au regard de ces définitions, la « Loi de Moore » serait selon nous le reflet d’une idéologie de la performance qui irrigue l’imaginaire collectif de la Silicon Valley et donc de la marque Intel. Une idée de performance qui se fonde sur la croissance et la rupture technologique. Il n’est pas question de performer dans la durée, mais bien de créer un couple idéologique où performance implique contre-performance, c’est-à-dire l’obsolescence. L’idée de renouvellement de la technique est au sein même du mythe fondateur de la marque où croissance ne va pas sans innovation de rupture. Afin de faire adhérer au modèle économique qui permettrait à son innovation de voir le jour, G. Moore a communiqué son invention, ce qui par voie de conséquence a créé un imaginaire au sens de Patrice Flichy. En se mythifiant au sein de la Silicon Valley, cet impératif de renouvellement de la demande est devenu la base d’une idéologie de la performance qui justifie ce même renouvellement. C’est ce qui singularise la performance Intel au sens où elle est toujours atteinte et dans le même temps constamment vouée à être dépassée. Cette valeur est la condition de la survie de la marque, puisqu’elle est née pour soutenir le modèle économique de la croissance exponentielle.
Maintenant que nous sommes remontés aux fondements de cette idéologie de la performance, qui, au-delà de la marque Intel, infuse dans beaucoup de marques technologiques, évaluons comment elle peut se traduit dans l’identité de marque.

La marque produitIntel Inside : amorce d’un discours de masse

Intel se fonde sur le mythe de la « Loi de Moore » selon lequel, naturellement, la complexité des circuits double à intervalle régulier. Si les circuits intègrent plus de composants, ils sont aptes à traiter plus de données, plus vite, et donc ils performent mieux, selon la définition anglo-saxonne du terme. Plus le laps de temps entre l’action et le résultat diminue, plus la technologie avance. Dans les années quatre-vingt-dix, tant qu’Intel s’adresse à un public de professionnels, un argumentaire chiffré de la performance pouvait suffire à la marque pour vendre ses microprocesseurs. Ayant opéré un verrouillage technologique, aucun concurrent ne pouvait performer mieux qu’eux. Intel est alors un ingrédient performant, il était question de convaincre un nombre d’acteurs identifiés plus que de promouvoir un produit en masse.
Créé en 1991, Intel Inside est le fruit de la volonté d’Intel de promouvoir ses produits auprès du consommateur final et non plus uniquement aux fabricants informatique101s. Intel Inside est une marque produit, elle n’a pas l’ambition de remplacer Intel qui devient une marque mère et conserve le logo étudié précédemment. Nous avons vu que le premier logo de la marque pouvait être vu comme une traduction littérale des ambitions de Gordon Moore. En menant la même analyse102 sur l’identité d’Intel Inside, nous décelons une nouvelle interprétation de l’héritage de la « Loi de Moore » centrée sur le couple idéologique performance/contre-performance. En premier lieu la comparaison des deux logos nous permet de déceler une continuité entre le logo originel d’Intel devenu marque mère et le logo Intel Inside. L’écriture minuscule et le bleu sont conservés, éléments suffisants pour identifier une filiation entre les deux marques. Lorsque nous collectons des indices divergents entre les deux logos, nous les envisageons comme des évolutions, plutôt que des ruptures. Le discours de la marque lui aussi évolue suite à ce changement de cible, mais reste fondé sur les mêmes invariants.
Contrairement au premier logo analysé, nous ne sommes plus en présence d’un logo purement typographique, mais le texte n’en occupe pas moins la majeure partie. Nous avons vu que le logo de la marque mère était composé avec la typographie linéale Helvetica. Bien que très différente d’Helvetica, la typographie employée pour le logo Intel Inside est également considérée comme linéale, nommée linéale-scripte103 par le sémiologue de la typographie Gérard Blanchard. Ce type de typographie trouve ses origines dans les écritures manuelles de l’Antiquité, en particulier l’alphabet phénicien104. De nos jours, la linéale-scripte est consacrée presque exclusivement à la bande dessinée, notamment pour la prise de parole des personnages.
Si l’Helvetica faisait entrer Intel dans la modernité, notamment en supprimant empattements et liaisons, la linéale-scripte injecte une dimension humaine et naturelle puisqu’elle évoque le geste manuel. Cette typographie porte la trace de l’écriture de notre temps, le typographe Fernand Baudin, cité par G. Blanchard, voit dans les « griffonnages antiques (…) à main posée105 » les traces du passé. L’écriture manuscrite serait donc un témoin qui ancre l’écrit dans son temps. Une graphie témoigne de son temps, car elle évolue perpétuellement, sans pour autant renier la précédente.
Au regard de l’ambition d’Intel de faire d’Intel Inside une marque de grande consommation106, nous sommes d’une part en présence d’une typographie non plus moderne, mais actuelle, qui évoque l’évolution dans le temps. D’autre part, elle ajoute de l’humain par ce qu’à de naturel le geste calligraphique et évoque la prise de parole dans les bulles de bande dessinée, comme si l’ordinateur clamait « I have Intel Inside107 ».

L’étiquette Intel Inside : garantie de la Performance Intel

Le mouvement et le geste calligraphique propre à la typographie du logo sont accentués par le cercle irrégulier qui l’entoure. Pour Gérard Blanchard, l’encerclement est le principe premier de la formation d’un logotype pour ses qualités synthétisantes : le tracé « encercle un lieu, donc un sens108 ». Le point de vue de G. Blanchard sur l’encerclement va plus loin : un encerclement peut également être simplement dû à un sceau, un enseigne ou une étiquette qui auront ces mêmes vertus synthétisantes en délimitant une aire de texte. Cette prise en compte nous intéresse car l’une des utilisations principales du logo Intel Inside sera faite sur les ordinateurs munis d’un microprocesseur de la marque. Il était rare lors des années d’existence de la marque de ne pas apercevoir, en bas à droite d’un ordinateur portable ou d’une tour, un autocollant Intel Inside109. Lorsqu’il est apposé sur un ordinateur le logo Intel Inside double sa puissance synthétisante, tout d’abord par l’aspect circulaire du logo et ensuite parce qu’il est disposé sur une étiquette elle-même ayant vertu à focaliser le regard.
Le logo Intel Inside ne vit pas sans son étiquette, c’est pour cela que nous poursuivrons l’analyse en traitant sa qualité d’étiquette. Afin de nourrir notre analyse, l’article « L’étiquette des vins : analyse d’un objet ordinaire110 » d’Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier s’avérera fort utile pour soulever un enjeu jusqu’à présent non évoqué dans ce mémoire. En effet, jusqu’à présent, les formes discursives que nous avons étudiées servaient à donner corps à quelque chose qui n’existe pas encore, une innovation en devenir qui cherchait à intéresser les acteurs qui lui permettront de voir le jour. En s’adressant à l’utilisateur final, le but de cette nouvelle marque sera de convaincre de la performance effective d’une machine munie des technologies Intel. Mais l’autre enjeu clé est l’invisibilité de la technique et de la performance. À l’instar des étiquettes de vin décrites par Y. Jeanneret et E. Souchier, l’étiquette Intel Inside crée « la jonction entre l’intérieur attendu, mais caché et l’extérieur exhibé, mais muet.111 » L’étiquette devra donc synthétiser toute la performance attendue du produit Intel. Tout comme les étiquettes de certains grands vins, l’étiquette Intel Inside n’en dit pas trop, elle sert simplement de caution, elle évoque la signature et le « geste suggéré d’une autorité112 ». Si les deux auteurs attribuent à la sobriété de l’étiquette de vin l’intention de choisir son public, nous ne pensons pas qu’il en aille de même pour Intel. Si l’étiquette ne dit pas performance, ni même technique, c’est afin de pouvoir y actualiser sans cesse sa connotation. Nous verrons que les différentes expressions de la performance se jouent dans le publicitaire : la marque Intel Inside a donc pour fonction d’emmagasiner les signifiants qui y sont déployés. Cela explique également pourquoi la marque n’a pas opté pour des formes plus explicites de slogans tel que « Powered by intel113 », qui l’aurait placée en tant que pièce maîtresse de la machine, l’ingrédient essentiel de l’ordinateur. Dans le cas présent, pour que l’on comprenne Intel Inside, il faut que Intel veuille dire quelque chose.

Mise en discours de la performance dans le publicitaire

Nous avons pu expliciter au fil de ce mémoire la teneur éminemment discursive du processus d’innovation. Les traces de cet enchevêtrement de discours peuvent être retrouvées dans l’identité de la marque innovante. Basée sur l’idéologie de la performance, l’identité de marque devient, dans un second temps garante de cette valeur axiologique.Étudions dans un troisième temps comment la marque peut aussi tenir un discours qui serve l’adoption de l’innovation. Pour ce faire, nous étudierons la publicité en tant que discours. Nous tenterons, à l’aide des écrits scientifiques analysant le discours publicitaire, d’établir la nature du discours et de définir en quoi celui-ci peut servir le récit innovant. Nous baserons notre réflexion sur le travail des linguistes Marc Bonhomme et Jean-Michel Adam dans leur ouvrage L’argumentation publicitaire115 qui interrogent le lien entre les discours publicitaires et les formes antiques du discours. À partir de leur définition et typologisation de l’argumentation publicitaire, nous serons à même de définir la teneur du discours publicitaire d’Intel durant la période où la marque communique sur Intel Inside. Pour les deux auteurs, l’argumentation publicitaire est « un subtil mélange de délibératif et épidictique116 », soit « un discours de persuasion très souvent déguisé en description117 ».

La performance : un terme polysémique

Les premières publicités de la marque Intel Inside, destinées au grand public, suivent toutes le même schéma : on rentre dans l’ordinateur, la plupart du temps par l’étiquette qui se fait le portail vers les entrailles où se trouve le microprocesseur118. La mise en image de la performance dès la fin des années 90 est résolument technique avec le message suivant : intégré Intel dans un ordinateur c’est l’assurance que ses composants prennent vie, s’animent et expriment leur meilleur potentiel. L’étiquette Intel Inside est un des éléments que l’on voit dans ces publicités, ce qui en fait de facto le premier message perçu et analysé. À l’instar des étiquettes Panzani dans la publicité dont Roland Barthes fait l’analyse dans Rhétorique de l’image en 1964, l’étiquette Intel Inside est insérée dans le naturel de la scène « comme en abyme119 ».
On plonge ainsi dans les entrailles d’ordinateurs dotés de cette étiquette, où l’on retrouve des centaines de livres ou encore des composants électroniques entamant une danse. L’interprétation de la notion de performance des publicités de la marque Intel Inside se détourne donc très tôt de la vision très littérale des premières années d’existence de la marque Intel guidée par sa signature : « Intel Delivers120 » où la performance était très inspirée de la définition anglo-saxonne centrée autour de l’exécution d’une tâche. Intel Inside est plus proche d’une définition liée aux racines francophones désignant « une action, exhibition, interprétation demandant des qualités exceptionnelles121 ».
La nature épidictique du publicitaire nous semble être une explication de ce changement d’interprétation de la performance. Après une première interprétation liée à l’industrie, l’effort de production se colore d’art et d’hédonisme. Nous parlons de coloration car l’idéologie régissant le tout reste inchangée selon nous. Elle soutient une production industrielle de microprocesseurs qui, pour être rentable, crée une offre en excès sur la demande. Il y a donc besoin de croire en la nécessité d’adopter régulièrement des produits plus performants. En revanche, lorsque cette notion s’incarne à l’écran pour faire la promotion des produits Intel, elle joue de son caractère très polysémique. Nous tenterons, dans les pages qui suivent, d’établir la teneur des interprétations publicitaires de la performance par la marque. Selon nous, chaque interprétation nourrit l’idéologie et l’enrichit d’un imaginaire nouveau.

Le recours aux performers du Blue Man Group : performance scénique et spectacle virtuose

La saga publicitaire qui fait la promotion des microprocesseurs Intel Pentium III et IV débute à la veille de l’année 2000. Les publicités reprennent la notion de performance d’une des définitions, apparue au XVIIe siècle, qui signifiait « l’exécution d’une œuvre littéraire ou artistique puis une exécution en public, une représentation, un spectacle122 ». Selon cette définition, en performant on met en scène l’effet et rend visible la pratique.
Les protagonistes de cette saga sont les trois membres du Blue Man Group. Il s’agit d’un groupe de performers fondé dans les années quatre-vingt-dix. Par performer, terme anglais, nous entendons « une personne qui divertit (entertain) un public.123 » C’est bien ce que fait le groupe qui déploie une variété de moyens visuels et musicaux pour offrir de l’amusement (entertainment) à son public. L’une des performances les plus emblématiques est celle que le groupe réalise à l’aide de tuyaux en PVC qui, selon leurs diamètres, produisent des notes différentes : on retrouvera cette performance dans l’une des publicités pour le Pentium IV124. Ce procédé illustre les ressorts utilisés par le groupe dont la finalité est un effet visuel fort et immédiat qui passe par le détournement d’objets usuels et une mise en scène spectaculaire pour créer un effet de surprise. Ce sont des virtuoses au sens de Benoît Heilbrunn dans son article « La virtuosité, nœud de la performance125 ». L’auteur définit l’acte virtuose comme une performance qui ne laisse aucun objet pérenne derrière elle autre que l’exécution même : la performance des virtuoses « s’épuise dans l’action même126 ». Deuxième point dans la définition, la performance virtuose et le public sont interdépendants, l’un n’existe pas sans l’autre. Enfin, l’auteur conclut sa définition en stipulant qu’aujourd’hui la virtuosité connote un talent sans profondeur, synonyme uniquement de fait technique.
Les publicités mettant en scène le Blue Man Group font donc référence à une performance en direct, tout comme les jazzmans127, dont la virtuosité réside dans la performance scénique : « Ces bruitages, ces postures, issus d’impératifs corporels et livrés au fil du jeu, s’intègrent de manière indissociable au dispositif poétique propre à chaque musicien au même titre que leurs choix harmoniques ou que leurs trouvailles mélodiques128 » On peut donc dresser un premier parallèle entre les manifestations tangibles du geste du musicien performer, et sa mise en scène spectaculaire et la rapidité de calcul instantané d’un microprocesseur Intel. Cette manifestation de la virtuosité est d’autant plus exacerbée dans les publicités car les performers y sont isolés et performent à huis clos. Nous avons donc à faire uniquement à des « corps au travail129 » qui incarnent la musique dont nous sommes les seuls spectateurs. La question du corps est indissociable de la notion de performance scénique, c’est un des seuls invariants dans les définitions multiples du terme performance que relève la docteur en esthétique, sciences et technologie des arts Sylvie Roques : « Force d’abord est de constater la difficulté de saisir le genre même de ces manifestations artistiques que sont les performances (…). Le corps y est premier à coup sûr, avec ses gestuelles, sa dynamique, ses pulsions130 ».
De plus, cette idée de la performance musicale en direct s’oppose à l’héritage européen où les musiciens classiques s’effaçaient, parfois derrière un rideau, pour restituer une œuvre, une partition, déjà écrite.
Dans cette série de publicités on ôte le spectacle en supprimant la scène, on axe toute la publicité sur la pure performance musicale et physique, et on focalise le regard sur ces corps qui produisent en direct à l’aide de leurs outils. Intel met ainsi en scène la valeur qu’elle souhaite importer dans le publicitaire pour la rattacher à sa marque : la synchronicité et la rapidité avec laquelle les trois individus vont jouer des percussions. À l’instar d’un microprocesseur, les décisions doivent être prises en quasi simultané et être orchestrées à la seconde pour assurer la performance. C’est l’esthétique scénique sans la scène. S’il n’y a pas de scène, nous sommes tout de même spectateurs.
Cette articulation de décontextualisation et de spéctation de la performance privilégiée est employée dans les publicités qui suivront en mettant en avant la chanteuse Mariah Carey 131. Comme le Blue Man Group, Mariah Carey se produit dans de grandes salles internationales dont des résidences à Las Vegas, lieu qui consacre les performers de tout ordre. Mariah Carey est reconnue pour sa maîtrise technique du chant, et ses concerts sont une production en direct ou chaque respiration compte. Intel importe encore une fois la virtuosité dans cette publicité. Nous sommes donc face à une réelle performance technique de maîtrise d’un outil, en l’occurrence le corps tout entier qui permet le chant. Encore une fois, cette publicité permet de se projeter dans le fait que l’on va avoir affaire à ce même type de show à l’intérieur de l’ordinateur. La publicité montre un homme préparant une playlist sur son ordinateur, qui se voit subitement remplacé par Mariah Carey. Installée sur les genoux du personnage, elle lui chante a capella un extrait de l’un de ses morceaux.132 À l’instar des publicités du Blue Man Group, cette performance est jouée pour un public réduit. Encore une fois la performance, ici vocale, est mise en exergue par l’absence de scène.
Nous sommes en présence d’un discours de type épidictique au sens de J-M. Adam et M. Bonhomme. Tout d’abord les deux auteurs exposent, en citant Perelman et Olbrechts-Tyteca, que l’épidictique n’a pas pour but d’établir des vérités entre des liens logiques, mais « d’accroître l’intensité de l’adhésion à certaines valeurs133 ». Selon nous, cette mise en image des corps au travail participe à obtenir l’adhésion aux valeurs de l’idéologie de la performance. Dans un second temps, la mise en scène même de ces publicités tient de l’épidictique, au sens antique du terme où « l’orateur est face à un public qui n’a rien de mieux à faire que de l’applaudir134 ». Nous voyons dans la décontextualisation des performers sortis du spectacle, une volonté de les mettre en scène de la sorte. Toujours dans sa définition antique l’épidictique était « destiné surtout à illustrer le nom même de son auteur, il était apprécié comme une œuvre d’art, un exercice de virtuosité ».

L’imaginaire de la science mobilisé pour faire adhérer à la valeur radicale de la marque

Nous avons vu dans notre précédente partie que la Silicon Valley est un territoire imaginaire façonné par les mythes qui l’habitent. Il a été possible d’observer dans quelle mesure le mythe de la « Loi de Moore » est à l’origine de la valeur axiologique141 d’Intel : la performance. En se mythifiant, la conjecture de Moore a emprunté les traits d’une loi scientifique. La science étant un des ingrédients essentiels des innovations Intel, cet emprunt ne fait pas figure d’exception. Nous verrons dans ce chapitre comment la marque continue de puiser dans le réservoir de signes de la science pour conforter sa légitimité et assurer au public la performance.

La science : un ingrédient de l’innovation comme garantie de la performance

Être la performance ne suffit plus pour Intel. Comme énoncé précédemment, la position de monopole de la marque sur le marché de la micro-informatique a fortement érodé l’opposition performance/contre-performance sur laquelle s’est bâtie cette idéologie. En l’absence de concurrence, la performance est devenue la norme or : « la performance n’est envisageable que dans la comparaison qui permet de la jauger142 ». Par exemple, lorsque la concurrence était encore élevée entre Intel et le fabricant de composants AMD celui-ci apposait sur ses microprocesseurs un sigle PR pour « Performance Rating143 » qui comparait à l’aide de chiffres les performances du produit AMD à ceux d’Intel. Intel était alors le « mètre étalon » de la performance technique et malgré la concurrence cela avait pour vertu de renforcer sa valeur axiologique.
En nous basant sur la classification à trois niveaux d’Andrea Semprini, nous avons pu établir que la performance, aussi polysémique soit le terme, était une valeur axiologique (invariante et abstraite) d’Intel. Si chaque prise de parole est irriguée par cette valeur et l’illustre, il s’agit maintenant pour la marque d’asseoir ces valeurs. Il faut qu’elles soient un atout, non plus par opposition à ses concurrents, mais en crédibilisant ces valeurs aux yeux du consommateur. Pour que la marque puisse certifier l’expérience de consommation et que le public sache en quoi Intel est performant, il est nécessaire de recourir à une autorité supplémentaire. Après visionnage des publicités de cette nouvelle ère144, il nous apparaît que cette autorité est celle de la science. Cela a une incidence sur le niveau narratif de l’identité de la marque : la performance (valeur axiologique) est mise en scène145 grâce à un répertoire de signes de la science.
L’autorité de la science n’existe que si elle est reconnue par ceux à qui elle s’adresse : la marque fait donc appel à l’encyclopédie personnelle du lecteur146 en mobilisant les représentations de la science. Nous nous basons ici sur la conception interactionnelle de la lecture établie Umberto Eco. Pour le sémioticien et philosophe, le lecteur est actif et adopte plusieurs « mouvements coopératifs147 » pour comprendre le texte. Parmi ces mouvements, il y a le fait de se référer à son encyclopédie personnelle, soit l’ensemble des compétences et connaissances qu’il a acquis au fil de sa vie et qui lui permet de comprendre le texte et son implicite. Intel anticipe donc une lecture de son message en convoquant le sens commun selon lequel la science est une source fiable de savoirs. Une fois injectés dans le publicitaire, les signes de la science sont voués à rassurer le lecteur quant à la performance des produits de la marque.
Selon nous, la science est vue comme fiable et fait autorité dans les connotations associées à l’idée de science pour deux raisons. Premièrement, pour sa capacité à produire des résultats : des objets concrets voient le jour grâce à la science. Deuxièmement, pour ses qualités prédictives : la science peut prédire des phénomènes grâce aux méthodes inhérentes aux disciplines. Le résultat de cette appropriation dans le publicitaire s’avère être la confiscation du savoir scientifique au service uniquement du signe, un procédé proche de celui évoqué dans notre chapitre sur la mythification de la « Loi de Moore ».
Afin d’être clairs, nous envisageons la crédibilité de la science telle que partagée par un public très large, celui auquel s’adresse Intel. Nous ne l’abordons pas sous l’angle de Bruno Latour et de la sociologie des sciences qui relèvent les aspects potentiellement irrationnels de la crédibilité scientifique. Lorsqu’Intel raccroche son discours sur la performance aux signes de la science, la marque emprunte aux connotations de la science la notion d’autorité scientifique, comme garantie solide de la Performance Intel pour son lecteur idéal. Selon nous l’autorité scientifique fait ainsi partie de ce que Roland Barthes appelle les « grands thèmes, de grandes sensations, que l’on peut appeler l’imaginaire collectif d’une civilisation148 » dans lequel le publicitaire puise.
Voyons à présent quels signes concrets vont nourrir la marque et le publicitaire afin de « faire science ».

Aux origines de l’utilisation des signes de la science par Intel

Deux mythes fondent l’existence de l’imaginaire de la Silicon Valley. Le premier est l’invention de l’audio-oscillateur, instrument de mesure, inventé par William Hewlett et David Packard149 dans leur garage. Le second, déjà traité dans ce mémoire, est la croissance exponentielle du nombre de circuits théorisée par Gordon Moore dans les laboratoires de Fairchild SC. Si ces mythes sont bien liés tous deux à une invention devenue innovation, ils s’opposent selon un schéma toujours actif dans la vallée : le bricolage et la précarité du garage s’opposent symétriquement à la technique de pointe du laboratoire. D’un côté, « un atelier ouvert sur l’extérieur150 » et, de l’autre une institution sérieuse et rigoriste. Une opposition qui n’est pas sans rappeler celle faite par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss où le bricoleur est opposé à l’ingénieur. Le premier « interroge l’univers » quand l’autre « s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains151 ». Le fait de mobiliser la science n’est donc pas une évidence dans la Silicon Valley, mais le fruit d’un choix. Depuis la « Loi de Moore », pour Intel, c’est bien la science qui vient légitimer la performance. Nous verrons par la suite comment cela s’est exacerbé au fil du temps.
Le réservoir de signes empruntés à la représentation de la science est également présent dans le publicitaire : le laboratoire, et par extension les techniciens qui y travaillent, est un thème que l’on a pu retrouver dans l’histoire de la marque. Le premier exemple remonte à la campagne de publicité de 1997 pour le processeur Intel Pentium MMX qui sera diffusé à l’occasion du Superbowl. Cette coûteuse campagne sera reçue comme l’acte fondateur d’une nouvelle façon de parler de biens informatiques152. La publicité met en scène des techniciens travaillant dans la « clean room153 » d’Intel, un lieu voué à rester stérile afin de fabriquer les puces sans poussières parasites. On y voit des « bunny people » : des techniciens en combinaison. Dans la publicité, une partie d’entre eux ajoute un « je-ne-sais-quoi » de funk aux puces, ce qui dote le produit de performances multimédias nouvelles. Les « bunny people » de cette campagne deviendront les personnages clés de la première saga publicitaire de la marque. On les retrouvera en 1998 en tant que personnages principaux des campagnes du Pentium II, toujours mis en scène dans le laboratoire Intel.
C’est un tournant qui a permis de rattacher le laboratoire, signe cher à la marque, à des personnages drôles et surprenants154. À cette occasion, ils sont entrés dans la culture de masse de l’époque, à la fois par une apparition dans la série Les Simpsons et par des produits dérivés à leur effigie.
L’imaginaire de la science et de la technique servent donc de contexte et certains de leurs codes sont extrapolés pour servir la marque. Intel est définitivement entrée dans l’imaginaire de son consommateur comme une marque scientifique dont les résultats sont le produit du laboratoire.

Représentation de l’autorité scientifique à travers l’évolution de ses incarnations stéréotypiques : du scientifique au geek

Le laboratoire redeviendra une scène privilégiée de la campagne « Sponsors of Tomorrow155 » de la marque en 2009, période qui nous intéresse dans ce chapitre. C’est à ce moment que s’opère la bascule dans la communication d’Intel : la marque, faute de monopole, légitime sa performance grâce à l’autorité scientifique. Dans les publicités de cette nouvelle campagne la « cleanroom » a disparu, nous sommes manifestement en présence de scientifiques et de techniciens qui travaillent hors des chaînes de production. La première publicité156 montre celui qui est désigné comme un docteur en recherche « photonique » devant un immense tableau de calculs dont il change une formule pendant l’absence de son collègue. À son retour, cette blague provoque l’hilarité des deux scientifiques. La publicité se termine par « Our jokes aren’t like your jokes157 ». Les publicités suivantes sont basées sur le même principe : dessins, rocks-stars, jeux, fêtes ne sont pas les mêmes chez Intel que chez vous.En filigrane le message est clair : chez Intel nous ne sommes pas comme vous,c’est ce qui nous permet d’innover.
Cette opposition à un premier effet : maintenir une distance entre le profane (vous) et le scientifique (Intel) qui place le lecteur en simple spectateur, il n’est pas invité à se joindre au scientifique mais à le croire. Par extension, l’autorité scientifique garantit la performance. Les scientifiques par leur dissemblance avec les profanes (vous) sont représentés comme archétypes du savoir. Le lecteur n’observe pas des preuves mais constate simplement l’autorité. Cette posture dans laquelle est mise le spectateur est inhérente à la nature épidictique du discours publicitaire158 qui n’a pas vertu à argumenter par des liens logiques mais à faire « appel à une divinité qui serait garante des valeurs incontestées, et que l’on juge incontestable159 ».
Un autre effet inhérent au publicitaire peut être relevé dans cette campagne : le recours au stéréotype. Pour Karine Berthelot-Guiet, chercheure en SIC à l’Université Paris-Sorbonne, la publicité est stéréotypique par nature. Ce rapport est défini comme suit : « La publicité est investie d’une vertu communicationnelle de mise en intelligibilité d’une réalité complexe, par une stabilisation au prix d’une réduction : la valeur opératoire des représentations implique une énonciation stéréotypique160 ».
Construite sur l’opposition entre le scientifique et le profane, la publicité convoque un certain stéréotype du scientifique. Nous allons étudier en détail le recours à ce stéréotype car il est devenu un motif récurrent des publicités d’Intel durant la décade actuelle. Les scientifiques Intel sont dépeints comme étant différents de la masse, leur quotidien bien qu’il soit identique sémantiquement (dessins, jeux, blagues, fêtes) n’a rien à voir avec le vôtre,en majeure partie grâce à leur intelligence et passion pour la science. Dans cette même campagne, deux scientifiques sont présentés dans un débat houleux autour d’un gâteau en forme de microprocesseur. La question est de savoir quel composant est le moins important afin de le déguster en premier alors qu’il est impossible pour le profane de différencier les composants sur ce gâteau. Un stéréotype contemporain s’est construit sur ce type d’opposition : le geek. Désignant la « tête de Turc » dans La nuit des rois de William Shakespear, le terme sera utilisé plus tard sur les campus américains afin de qualifier les étudiants très investis dans des thématiques en décalage avec les sujets qui animent la majorité des élèves. Pour David Peyron, dont la thèse en SIC porte sur le sujet, les geeks sont : « les passionnés d’informatique et de nouvelles technologies, de communication, ainsi que des mondes imaginaires et fantastiques de la science-fiction et de la fantasy ». Plus précisément, selon lui, l’identité du geek se construit d’abord en se différenciant du grand public161. Si les geeks et le grand public peuvent être amenés à consommer le même contenu culturel, le geek a pour particularité d’aller beaucoup plus loin dans la consommation, jusqu’à « analyser et compiler chaque détail162 » du contenu. Le geek, entre autres, est passionné d’informatique ou de science, cette passion le différencie de la masse, ce qui peut aller jusqu’à l’exclure. Si les origines de ce stéréotype sont stigmatisantes, à l’époque où Intel s’en empare, une donnée supplémentaire s’ajoute à cette représentation : la performance.
Le journal Libération, un an avant la campagne publicitaire que nous décrivons, dépeint Mark Zuckerberg comme un geek lambda. Le quotidien présente le fondateur de Facebook comme suit : « Il a un goût immodéré pour les ordinateurs, une collection visiblement inépuisable de tee-shirts-jeans-baskets, un petit appartement avec matelas à même le sol, le teint pâle et 672 amis sur Facebook. Le geek lambda, en somme.163 » Le stéréotype subsiste mais il n’est plus antithétique de réussite sociale et économique. On pourrait définir l’acception contemporaine du stéréotype comme suit : le geek marginal qui avait 16 ans dans les années 2000 approche aujourd’hui la trentaine et est potentiellement à la tête d’une multinationale.

Construction d’une représentation du microprocesseur permettant de naviguer dans la gamme des produits de la maque

Intel, en tant qu’innovateur a façonné l’imaginaire de son produit, tout d’abord en lui donnant un nom. Originellement les microprocesseurs de la marque étaient nommés à partir de chiffres qui indiquaient le nombre de bits présents dans le microprocesseur. En 1993, pour la cinquième génération de microprocesseur Intel crée Pentium. Plus facile à déposer qu’une suite de chiffres, le nom vient du grec et n’est pas sans évoquer le registre scientifique, pourtant il ôte l’unique indicateur de performance tangible qu’était le nombre de bits.On ne peut alors plus comparer que les microprocesseurs Intel entre eux. À partir de ce moment-là, une navigation assez aisée est possible dans la gamme pour le public, le Pentium II surpassant l’original jusqu’à être lui-même surpassé par le III et ainsi de suite. D’une contrainte purement juridique s’installe une hiérarchie entre produits performants et moins performants. Les modèles Pentium sont accompagnés de la marque Intel Inside que nous avons eu l’occasion de traiter précédemment. Premier repère : le nom des Pentium indique une succession et fait office d’indicateur de performance.
À l’occasion de la sortie du Pentium II, une publicité169 fera date : Intel est à l’origine d’une publicité où l’on retrouve le personnage d’Homer Simpsons de la série éponyme. Connu pour sa stupidité il se voit ouvrir la boîte crânienne par des techniciens Intel. Un microprocesseur Intel lui est implanté à la place de son cerveau et Homer devient aussitôt un chimiste conférencier de renom. Au-delà de l’incursion dans la culture de masse américaine, Intel établit une première métaphore pour son produit : un microprocesseur agit sur l’ordinateur comme un cerveau agit sur l’humain. Pas n’importe quel cerveau : un cerveau scientifique. En mettant en relation l’univers technique avec un personnage de fiction aux traits stéréotypiques, la métaphore socialise la technologie. Les traits communs entre le cerveau et le microprocesseur sont rendus saillants et on comprend qu’un ordinateur sera plus intelligent et performera mieux avec Intel Inside.
Alors que la technologie des microprocesseurs est bien intégrée, Intel lance en 2006 une architecture de microprocesseurs dénommée Core170. Le cœur est un organe vital considéré dans l’Antiquité comme centre de traitement des informations (n’apprend-on pas par cœur ?). Encore une fois, la marque joue sur la polysémie des termes qu’elle emploie, core désignant aussi le centre, le cœur de la machine. L’ordinateur, équivalent du cerveau, fonctionne donc à présent avec un cœur, si ce n’est deux. En effet, la gamme compte des produits monocœur et bicœur. La Performance Intel dépasse alors métaphoriquement l’humain et propose une technologie surhumaine, puisque le microprocesseur est maintenant doté de deux cœurs. La campagne publicitaire qui accompagne le lancement de ce nouveau produit atteste de ce dépassement de l’humain dont les corps se voient littéralement démultipli.
Il est maintenant possible pour les publics de différencier les performances des microprocesseurs dotés d’un cœur de ceux qui en ont deux. Cette représentation basée sur des schémas déjà assimilés du corps humain permet de mémoriser. Elles s’apparentent aux loci de l’Antiquité, technique mnémotechnique172 grâce à laquelle les orateurs mémorisaient leurs discours en les associant aux différentes parties d’un bâtiment. La mémorisation s’opère par des techniques d’« images » supports de mémoire, positionnées dans des « lieux ». Intel a organisé sa gamme de la sorte, en se référant aux organes humains. Si Intel n’a pas instruit à proprement parlé son public elle a cependant déployé un langage qui lui est propre et qui permet au consommateur de naviguer au sein de la gamme de produits et d’en comparer les performances. Il n’est pas rare, lors de discussions informelles sur le présent travail, qu’en citant Intel soit mentionnés « Intel Core » et « si on à deux cœurs c’est mieux qu’un ». Une façon de dire que « l’on en a sous le capot ». En mettant en circulation des représentations par ce système de métaphore Intel propose un savoir. Celui-ci n’a pas d’ambitions vulgarisatrice ni scientifique : il permet au consommateur de se représenter l’intérêt du produit mais pas nécessairement sa réelle fonction.

Un savoir qui permet au consommateur de naviguer dans la gamme

Une des premières intuitions qui a guidé le projet de ce mémoire était qu’une marque issue de l’innovation technique, à force de communiquer sur le produit de son innovation véhiculait une certaine connaissance, éduquant le consommateur presque par voie de conséquence. Or, force est de constater que si la marque et le publicitaire puisent largement dans le réservoir de signes de la science, ce qui en ressort n’a rien de savant. Une première piste de réflexion sur ce qui mène à l’annihilation du savoir scientifique par le publicitaire est énoncée par Jean Baudrillard dans Le système des objets : « Les signes publicitaires nous parlent des objets, mais sans les expliquer en vue d’une praxis (ou très peu) : en fait, ils renvoient aux objets réels comme à un monde absent. Ils sont littéralement légende, c’est-à-dire qu’ils sont d’abord là pour être lus. S’ils ne renvoient pas au monde réel, ils ne s’y substituent pas exactement non plus : ce sont des signes qui imposent une activité spécifique, la lecture »173.
J-M. Adam et M. Bonhomme mettent cette analyse en regard avec un travail postérieur du philosophe où nous apprenons que le discours publicitaire, en « sémantisant » l’objet le transforme en objet de valeur. L’objet perd son statut d’ustensile et acquiert son nom propre que la marque garantit174. Dans notre cas, l’objet microprocesseur s’est chargé de la Performance Intel en se vidant sa substance scientifique et technique. Une fois créé, le microprocesseur n’a donc nul besoin d’être expliqué, l’enjeu étant de le « sémantiser ». En transformant le microprocesseur en objet de valeur, la publicité l’a projeté dans un monde idyllique qui embellit le produit et masque le contexte de sa production. Le régime instauré par là même est proche de la fiction, puisqu’il repose sur l’acceptation par le spectateur de suspendre provisoirement son incrédulité. Il n’est donc pas placé dans une posture d’apprenant mais de rêveur, on ne lui demande pas « l’adhésion à la vérité du discours [mais à ses] valeurs sous-jacentes idéalisées175 ». Ce constat rejoint celui du sociologue Norbert Alter à qui nous empruntions la définition d’innovation, pour lui, l’appropriation d’une innovation ne dépend pas nécessairement d’un choix rationnel mais surtout de croyances176 qui sont aptes à pallier un déficit d’informations concernant l’innovation.

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Table des matières

PARTIE 1 : BÂTIR UNE MARQUE SUR UNE INNOVATION. LE CAS DE LA PERFORMANCE INTEL : MISE EN RÉCIT ET CONSTRUCTION D’UNE PROMESSE
A : DE L’INVENTION AU MYTHE : ITINÉRAIRE DU RÉCIT D’INNOVATION
A1 : Le récit : moteur du glissement d’invention à innovation
A1.1 : Penser l’innovation technique par le récit
A1.2 : L’imaginaire dans l’innovation technique : définition et typologies des discours imaginaires qui le fondent
A1.3 : Composantes du discours imaginaire : la fiction et la traduction
A2 : Le cas Intel : mise en place d’un récit d’innovation
A2.1 : Les conditions de l’invention du circuit intégré
A2.2 : La conjecture de Moore comme idéologie-masque
A2.3 : La conjecture de Moore comme discours d’intéressement : lecture d’après la sociologie de la traduction
A3 : La conjecture de Moore devient « Loi de Moore » : mythification du récit d’innovation
A3.1 : Mise à jour et mutation de la « Loi de Moore »
A3.2 : Silicon Valley, territoire mythique
A3.3 : En quoi la « Loi de Moore » est-elle un mythe ?
Conclusion partielle
B : INFLUENCE DU RÉCIT D’INNOVATION SUR LA MARQUE 
B1 : Traces du récit d’innovation dans l’identité de la marque
B1.1 : La marque est une instance d’énonciation à trois niveaux
B1.2 : Inscrire la modernité et l’innovation de rupture dans la marque
B1.3 : Un logotype comme ode à l’intégration
B2 : De la « Loi de Moore » à Intel Inside la performance comme valeur axiologique de la marque
B2.1 L’impératif de croissance annoncé par la « Loi de Moore » comme origines de l’idéologie de la performance
B2.2 : La marque produit Intel Inside : amorce d’un discours de masse
B2.3 : L’étiquette Intel Inside : garantie de la Performance Intel
B3 : Incarnations et connotations de la performance dans le publicitaire
B3.1 : Mise en discours de la performance dans le publicitaire
B3.2 : La performance : un terme polysémique
B3.3 : Le recours aux performers du Blue Man Group : performance scénique et spectacle virtuose
PARTIE II : APPROPRIATION DE L’INNOVATION PAR LES PUBLICS : LE RÔLE DE LA MARQUE ET DE LA PUBLICITÉ 
A : FORMES ET ENJEUX DE L’UTILISATION DE LA SCIENCE PAR INTEL 
A1 : L’imaginaire de la science mobilisé pour faire adhérer à la valeur radicale de la marque
A1.1 : La science : un ingrédient de l’innovation comme garantie de la performance
A1.2 : Aux origines de l’utilisation des signes de la science par Intel
A1.3 : Représentation de l’autorité scientifique à travers l’évolution de ses incarnations stéréotypiques : du scientifique au geek
A2 : L’imaginaire de la science mobilisé pour construire une représentation autour du produit innovant à l’aune de la Performance Intel
A2.1 : Construction d’une représentation du microprocesseur permettant de naviguer dans la gamme des produits de la maque
A2.2 : Un savoir fictif qui permet au consommateur de naviguer dans la gamme
A2.3 : Métaphore et vulgarisation
Conclusion partielle
B : DE FICTION PUBLICITAIRE À FICTION TECHNIQUE : LE PUBLICITAIRE AU SERVICE DE L’INNOVATION 
B1 : Une fiction publicitaire sérielle : Sheldon Cooper avatar du message scientifique non sollicité
B1.1 : Une conjoncture peu favorable pour porter un message publicitaire
B1.2 : Faciliter l’appropriation d’un message complexe : le recours à la série publicitaire
B1.3 : Une intertextualité qui joue avec la nature intrusive du publicitaire
B2 : Une science ficti onnelle
B2.1 : Un personnage intrusif pour feindre le dialogue dans le publicitaire
B2.2 : Mise en scène du scientifique visionnaire sous la forme de l’oracle
B2.3 : La fiction publicitaire comme discours utopique de l’innovateur
Conclusion partielle
CONCLUSION GÉNÉRALE
Bibliographie 

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