Approche de la distance vécue par Minkowski

La phénoménologie a l’habitude de qualifier la rencontre avec la personne souffrant de schizophrénie, de « rencontre manquée »(1). Intuitivement, le patient nous parait excentrique, distant, bizarre, inaccessible, lointain, ailleurs et même perdu. Il est distant face à cette familiarité qui nous accompagne dans notre quotidien. Il est en dehors de toute interaction des plus banales. Il est inaccessible car nous n’arrivons pas à le cerner, à en faire le tour. Son comportement, son discours l’exclu du monde environnant. A travers la distance vécue et sa potentielle perturbation, nous allons étudier l’expérience schizophrénique. En introduction, nous allons décrire la vision contemporaine de la personne souffrant de schizophrénie, sous le prisme du DSM et en pointer certaines limites. Ensuite, nous allons voir comment une approche phénoménologique peut compléter cette approche contemporaine et nous aider à comprendre le vécu de la schizophrénie.

Vision contemporaine de la schizophrénie : 

La schizophrénie(2) est un trouble fréquent et invalidant dont la prévalence au cours de la vie entière est d’environ 1%. La pathologie débute classiquement entre 15 et 25 ans. Il y a de fortes répercussions individuelles, sociales et professionnelles. Le DSM-5(3) introduit le concept de « spectre schizophrénique » qui regroupe plusieurs troubles psychotiques dont le trouble de la personnalité schizotypique, le trouble psychotique bref, le trouble schizophréniforme, la schizophrénie ou encore le trouble schizoaffectif. Une période prodromique précède fréquemment le premier épisode psychotique. Le diagnostic est clinique. Il repose sur la présence de symptômes positifs, négatifs, un syndrome de désorganisation et des troubles cognitifs. Les symptômes positifs comprennent les délires et les hallucinations. La psychiatrie contemporaine appréhende ces différentes entités de manière distincte et isolée. Ce sont des expériences différentes qui s’additionnent et forment la schizophrénie. Les symptômes les plus typiques sont les délires et les hallucinations. Jaspers, (un célèbre psychiatre dont nous allons étudier certains concepts dans ce travail) disait que « depuis des temps immoraux, on a considéré le délire comme la caractéristique de base de la folie. Être fou c’était délirer »(4). Dans le DSM-5, les délires sont définis comme étant « une croyance erronée fondée sur une déduction incorrecte concernant la réalité extérieure, fermement soutenue en dépit de l’opinion très généralement partagée et de tout ce qui constitue une preuve incontestable et évidente du contraire ». Le délire est donc le fruit d’une opération cognitive aboutissant à une croyance erronée. Le délirant émet un faux jugement sur la réalité extérieure. Quant aux hallucinations, elles sont définies comme « des expériences semblables à la perception qui se produisent sans stimulus externe ». En d’autres termes, il s’agit de l’expérience perceptive habituelle mais sans qu’aucun contact avec le réel ne soit nécessaire pour soutenir cette expérience. Nous remarquons que ces définitions sous-tendent des jugements de valeur (croyance erronée, opinion très généralement partagée). Aussi, ces définitions adoptent l’attitude naturelle husserlienne, en présupposant le fait que nous partageons le même monde avec le délirant, mais que celui-ci se trompe dans la manière de viser le monde extérieur. Sass fait le même constat, « il y a quelque chose de rassurant et d’irrésistible dans ce genre de formulation qui assimile le différent au familier, sans vraiment solliciter notre capacité d’empathie par l’imagination ».(5) Le DSM présente la schizophrénie comme une défaillance des capacités cognitives à travers le délire ainsi qu’une défaillance des capacités perceptives à travers les hallucinations. La perception de choses qui n’existent pas, et la croyance en des choses qui ne sont pas vraies. Ce dualisme corps/esprit, hallucinations/délires n’est que peu convaincant. Un questionnement psychopathologique parait nécessaire(5),(6). Comment comprendre l’étrange cohabitation de ces deux entités cliniques dans une seule et même unité nosographique qu’est la schizophrénie ? La schizophrénie affecte-elle l’âme et le corps sans distinction et sans préférence, par pur hasard ? Les troubles perceptifs et cognitifs relèvent-ils de deux processus indépendants ? La psychopathologie va s’intéresser à rechercher des correspondances entre ces symptômes et se questionner sur les liens possibles entre ces manifestations, notamment à travers la phénoménologie. Une conceptualisation globale du vécu de l’expérience schizophrénique doit permettre de répondre à ces problématiques.

LA DISTANCE VECUE EN PHENOMENOLOGIE

Approche de la distance vécue par Minkowski

Eugène Minkowski est un des fondateurs de la phénoménologie psychiatrique. Il s’intéresse à la psychopathologie de la schizophrénie, et au rapport au temps et à l’espace : le « moi, ici, maintenant » de chaque individu. Pour Minkowski, l’existence humaine est continuellement rythmée par un élan. Cet élan est à la fois vital et temporel. Il nous pousse sans cesse vers l’avant, vers le devenir. L’individu excède toujours ses propres finalités, il se déborde constamment. Il vise constamment, et dépasse ce qu’il vise. Cet effort de viser est la force de l’élan vital. La vie s’écoule par débordement. Le sujet est alors porté par l’ambiant. L’ambiant correspond à l’union de l’élan personnel et de l’élan du monde. Grâce à l’ambiant, le sujet est porté par le courant de la vie. Minkowski décrit la schizophrénie comme « la perte de contact avec la réalité », la perte de synchronisation entre un devenir personnel et le devenir du monde. L’activité du sujet est dévitalisée, déconnectée de l’ambiance. Minkowski caractérise cette activité pathologique « d’activité autistique ». Il emprunte à Bergson l’idée que le temps et l’espace, intuition et intelligence, facteurs dynamiques et facteurs statiques s’opposent et se complètent pour former un équilibre. La perte de contact avec la réalité est permise par un envahissement des facteurs spatiaux statiques sur les facteurs temporaux dynamiques, vivants. Il introduit les termes de « statisme morbide », « rationalisme morbide », «géométrisme morbide », pour illustrer cette hypertrophie du rigide, du spatial et du rationnel dans la conscience schizophrénique. Cette vision de l’espace mathématique, géométrique, est donc dénuée de vie. Jusqu’ici, l’espace est relégué au statique, au dévitalisé, à son opposition au temps. Dans le dernier chapitre de «temps vécu », Minkowski s’intéresse à un autre espace. Celui-ci se veut amathématique, agéométrique. Cet « espace vécu », n’est plus une mesure objective, mais devient un espace subjectif. L’individu est entouré de vie. Cette vie « ne le touche pas », il en est indépendant, il n’y a pas de contact immédiat avec la vie. Pour Minkowski, cette indépendance est permise par ce qu’il nomme la « distance vécue ». Cette distance à la fois le sépare, mais surtout l’unit à la vie. Cette distance libre permet à l’individu d’agir, de s’épanouir. Grâce à elle, il peut s’approprier l’environnement. Comme nous l’avons vu, le « moi-ici-maintenant », cherche toujours à se déborder, par l’élan vital. S’il existe bien un débordement temporel, le devenir ambiant est aussi « distant » de l’individu. Cette distance est englobée par ce que Minkowski nomme la « sphère de l’aisance ». Minkowski introduit un autre concept, celui « d’ampleur de la vie ». Il correspond à la somme des distances vécues individuelles. L’ampleur de la vie permet la collectivité. Il est à l’origine de toute possibilité individuelle. L’individu vit dans une « toile de fond mouvante ». Il s’abandonne dans cette toile de fond mouvante, où il se sent à l’aise. Celle-ci est à l’origine de rencontres, de hasard, de surprises. Pour Minkowski, cette toile de fond mouvante est nécessaire à la vie. L’élan vital n’est plus une harmonisation purement temporelle, mais aussi une union harmonique entre l’espace vécu individuel et l’ampleur de la vie. Sans l’ampleur de la vie, l’individu vit dans le déterminisme et la causalité. Pour éclairer ce concept, Minkowski étudie une situation non-pathologique où la distance vécue disparaît. Comme nous l’avons vu, l’espace vécu est un espace qualitatif qui relie plus qu’il ne sépare. Cette union avec le devenir ambiant est permise par la clarté du champ visuel. Dans « l’espace clair », l’individu voit nettement les objets dans son champ visuel. Il voit aussi « l’espace entre » la distance qui relie les objets entre eux, les met en rapport. Il y a de la spatialité dans la clarté, de l’étendue et de l’ampleur. Cet espace-entre est plus éphémère, moins palpable que la chose, mais elle est bien perçue. Elle donne de la forme, de la structure au monde. Les sons peuvent aussi être perçus dans l’espace clair, ceux-ci sont alors reliés à un objet. Minkowski donne l’exemple du tic-tac rattaché au pendule, de la parole rattachée à la personne… Dans cet espace clair, l’individu occupe une place propre. Il est situé dans l’espace, comme n’importe quel objet. Il « rentre dans le rang ». L’espace englobe tout et nivelle ses contenants. Cet espace devient ainsi du « domaine public », il est d’emblée socialisé. En se situant dans celui-ci, l’individu ne se livre pas totalement à lui, certains recoins de son être renient l’espace.

Nous vivons aussi en absence de clarté. Minkowski décrit la nuit noire pour approfondir sa description de l’espace vécu. La nuit n’est pas simplement l’absence de lumière, il y a quelque chose de positif en elle. La nuit est palpable et matérielle. Elle enveloppe l’individu, le pénètre. Elle a un côté plus personnel que la clarté du jour. Il n’y a pas d’horizon, d’étendu, elle touche directement l’individu. Celui-ci est perméable à la nuit. L’individu ne s’affirme pas dans la nuit, il est traversé par elle, si bien qu’il se confond avec l’obscurité. La nuit est mystérieuse, la personne est confrontée à l’inconnu. Une lumière, une étincelle peuvent surgir dans l’obscurité, mais de manière éphémère. On peut relier un objet à une image ou un son perçu dans l’obscurité. Mais ceci se fait grâce à des représentations de l’espace clair. Il s’agit d’un processus secondaire, non-inhérent à l’obscurité. Dans la nuit noire, tout est éphémère, fugitif. Le véritable objet est la nuit elle-même. La nuit noire n’est pas la forme, mais le véhicule de tous les objets environnants. Elle les relie, les rattache sans se soucier de leurs contingences. Cette union semble animé, sur fond de mystère. Pour Minkowski, la nuit est encore un espace. Il n’y a pas d’étendu, ni d’horizon, mais de la profondeur comme unique dimension. Pour illustrer cette caractéristique, Minkowski fait appel à l’espace auditif. Il s’imagine dans une salle de concert les yeux fermés. L’espace va alors se remplir de notes sonores. Il n’y a pas de verticalité, ni d’étendue. Une « sphère sonore uniforme » est formée. Celle-ci enveloppe de toutes parts et pénètre l’individu. Il vibre à son contact. Il n’est alors possible de se situer vis-à-vis de cette sphère sonore, pas plus qu’il n’est possible de situer les objets environnants. Le sujet vit cette sphère sonore comme sienne, elle lui appartient. L’espace n’est pas socialisé. Cependant, ce n’est pas une expérience subjective, la sphère sonore étant un stimulus objectif. Sans clarté, l’individu ne sait pas si son expérience  est partageable. Pour cela, il faut « voir » les autres individus face au stimulus, voir de quelle manière ils l’appréhendent, voir si l’espace est à eux comme il est à l’individu. Nous allons maintenant voir comment cette description phénoménologique de l’espace noir peut nous aider à appréhender le vécu schizophrène.

MODELES CLINIQUES TRADUISANT UNE PERTURBATION DE LA DISTANCE VECUE

L’espace noir de Minkowski

Pour Minkowski, l’être souffrant de schizophrénie vit dans l’espace noir. Même de jour, il est pénétré par un espace obscur, mystérieux. Cet espace le palpe et l’envahit. La distance vécue et l’ampleur de vie sont abolies. Pour illustrer ses propos, Minkowski prend l’exemple d’un patient qu’il suit. Il s’agit d’un jeune patient atteint de psychose, qui a tendance à ramener les éléments de l’extérieur à sa propre personne. Il ne vient plus à ces consultations car il pense que les affiches placées dans le cabinet médical sont adressées à lui. Parmi les personnes présentant une valeur affective à ses yeux, il y a Minkowski et le curé de son village. Le patient est persuadé que le curé et Minkowski se sont rencontrés et ont discuté de la situation du patient. Le patient admet n’avoir aucun élément justifiant de telles croyances. Pour Minkowski, la personne souffrant de schizophrénie a tendance à unir les différents éléments présentant une valeur affective à ses yeux et de se les rapporter à soi. Une personne saine peut aussi envisager l’idée que deux connaissances se rencontre ou discute d’elle. Cette rencontre peut intervenir dans le cadre du pur hasard, dans le « flot mouvant de la vie ». Faute de preuve, cette affirmation va vite s’évaporer. Il en est tout autre pour l’être atteint de schizophrénie, celui-ci perd la notion de hasard, il est en dehors du « flot mouvant de la vie », il va s’attacher à son idée erronée. La distance vécue et l’ampleur de la vie ont disparu. Les quelques éléments ayant une tonalité affective pour le patient apparaissent rapprochés, condensés, collés. Comme dans la nuit noire, les différents objets du monde schizophrène semblent être véhiculés et rapportés à la personne. Le patient ne présente pas d’éléments délirants à ce stade. Pour Minkowski, le symptôme de « reconnaissance vague », où un patient reconnaît quelqu’un à travers une autre personne, use du même mécanisme. Il s’agit d’une conglomération dans l’espace des éléments familiers au patient. Ce phénomène est aussi à l’origine du délire de persécution. Tous les éléments ambiants sont polarisés, dirigés contre le moi. Le sentiment d’aisance, de familiarité a disparu. Plus rien n’est laissé au hasard. L’espace est porteur d’une intention dont l’individu est le témoin. Minkowski s’intéresse ensuite aux « sensations simultanées anormales » décrite par Jaspers dans Psychopathologie générale. Pour Minkowski, ce phénomène peut aussi être appréhendé sous le prisme d’une diminution de l’ampleur de vie. Minkowski illustre son propos en faisant référence à un de ses patients. Celui-ci se plaint de symptômes apparaissant « en même temps » : les voix s’accompagnent en même temps de piqûres ; lorsqu’il a un écoulement nasal, les voix disent en même temps qu’il s’agit de sang ; lorsqu’il entend les voix, il présente des douleurs abdominales en même temps… De nouveau, il y a une disparition de la notion de hasard, de coïncidence. Le ‘en-même-temps’ sert à unir ces phénomènes. Il les rapproche, ceux-ci ne peuvent exister de manière indépendante. Pour Minkowski, il s’agit d’une diminution de l’ampleur de vie. Une « force mystérieuse » semble unir les phénomènes sensoriels du sujet et structurer son monde. Celuici désemparé, ne peut être qu’à la recherche du sens de celle-ci. L’influence par une force extérieur est retrouvée dans plusieurs symptômes de premier rang décrit par Schneider(15). Schneider était un psychiatre allemand, il fut l’élève de Jaspers. Il décrivit les symptômes de premier rang en 1946, ceux-ci se rapportent surtout aux symptômes positifs. Une liste comportant des exemples de symptômes de premier rang peut être trouvé ci-dessous. Les perceptions pathologiques du patient peuvent être comparées aux perceptions dans l’espace noir. Les stimuli ne sont pas situés, il n’y a pas de profondeur. Ils apparaissent attachés au patient, et comme dans la nuit, les stimulations sont éphémères, futiles. Cet espace noir l’enveloppe de toutes parts. En l’enveloppant, l’espace morbide va priver l’individu de tout ce qu’il a d’intime et personnel. Le patient va se dissoudre dans cet espace et ne former qu’un avec celui ci. Les hallucinations témoignent aussi d’une perte de la distance vécue. Il n’y a plus d’épaisseur vis-à-vis de celles-ci. Elles touchent directement l’individu et son devenir. Les hallucinations ont des qualités toutes différentes des stimuli habituels, elles sont prémonitoires, témoignent d’une volonté extérieure, non situable, invisible mais écrasante. Elles dirigent directement le patient. Il n’y a plus de coïncidence, de hasard. Cette proximité envahissante met à nu le patient, il n’y a plus d’intimité psychique. Le patient souffrant de schizophrénie semble aliéné par une force extérieur, qui se révèle à travers les hallucinations. La force mystérieuse inhérente à l’ambiance prive l’individu de liberté et prend le contrôle. C’est ainsi que Minkowski interprète les rires imposés, vols de pensées et les pensées imposées dont se plaint le patient décrit. La notion de perte de contact avec la réalité, peut s’entendre sur son versant spatial.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. La distance vécue en phénoménologie
A) Approche de la distance vécue par Minkowski
II. Modèles cliniques traduisant une perturbation de la distance vécue
A) L’espace noir de Minkowski
B) L’atmosphère délirante de Jaspers
1) La présentification intuitive
2) L’incompréhensibilité schizophrénique
C) L’Anastrophé de Conrad
1) Le Trema
2) L’Apophanie
D) La centralité d’Henri Grivois
1) Le concernement
2) La centralité
III. Modèles phénoménologiques permettant d’appréhender les troubles perceptifs de la distance vécue schizophrénique
A) La perception chez Husserl
B) La perte de l’évidence naturelle de Blankenburg
C) L’altération de l’ipséité chez Sass
D) Le solipsisme chez Sass
IV. Approches expérimentales de la distance vécue dans la schizophrénie
A) L’expérience spatiale anormale dans la schizophrénie
B) EAWE : Examination of Anomalous World Expérience
V. Etude : exploration de la perturbation de la distance vécue dans les troubles du spectre schizophrénique, une étude qualitative d’orientation phénoménologique
A) Matériel et méthode
B) Résultats
1) M.F
2) M.T
3) Mme N
4) M. L
5) M.P
6) M.T
7) M. M
8) M.B
C) Discussion
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE

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