Les voyages de GULUVER 

Saint Augustin et la nature humaine

La pensée morale de tous ces auteurs repose sur un même socle, soit la vision du monde développée par l’évêque d’Hippone dans son immense oeuvre théologique et philosophique. Rappelons que celui que l’on considère aujourd’hui comme l’un des Pères de l’Église occidentale envisage l’état présent de l’homme (qui se caractérise essentiellement par la concupiscence et l’ignorance) comme le résultat direct de la Chute causée par le péché originel. Il est le résultat du choix d’Adam qui, privilégiant l’amour de soi au détriment de l’amour de Dieu, destina l’humanité au malheur. Depuis ce jour, et suivant l’image d’Antoine Arnaud, celle-ci est comparable à « un seul homme qui se serait jeté volontairement dans un précipice sur des pointes de pierre, s’y serait brisé tout le corps et aurait glissé dans un lac de boue dont il ne peut plus se retirer lui-même ».
Sans la grâce de Dieu, l’homme est condamné à demeurer dans cet état vil et dégénéré.
Le problème (et c’est ce qui fera essentiellement l’objet de la critique) est que la grâce de Dieu n’est accordée qu’à un petit nombre d’élus. Rien ne peut infléchir sa décision; aucune action, aussi noble soit-elle, ne peut l’amener à accorder sa grâce à un homme. Si ce dernier ne figure pas au nombre des élus, il est abandonné au règne du mal, auquel il sera à jamais incapable de se soustraire. Désormais guidé par son seul amour-propre, il connaîtra un nombre infini de maux, parmi lesquels figurent « les dissensions, les procès, les guerres, [ … ] les flatteries, la fraude, le vol, [ … ] l’orgueil, l’ambition, l’envie, les homicides, [ … ] la sauvagerie, la perversité, la luxure, l’effronterie [et] l’impudence ».
Michel de Bay, dit Baïus, radicalisera cette vision des choses en laissant entendre qu’ une faute mettant en échec une volonté divine n’a pu avoir qu’un effet total et décisif, qu’elle a dû provoquer une corruption complète et changer du tout au tout l’état de l’âme comme l’état du monde. Dans cette âme et dans ce monde ne subsistait plus un atome, plus une volonté ou une velléité de bien.
Cette idée selon laquelle rien de bon ne subsiste en l’homme et en le monde qu’il habite sera reprise et développée au cours du XVIIe siècle par le mouvement janséniste, que Sellier caractérise comme « un type de christianisme, qui insiste sur la misère de l’homme, qui se méfie du corps, de la sexualité et de l’action politique [et] qui souligne la faiblesse de la liberté et le poids des habitudes ». Influencés soit par l’augustinisme, soit par le jansénisme, soit par une vision pessimiste plus modérée, les auteurs dont il sera
question dans les pages suivantes se prononcent du moins en faveur des mêmes idées: une nature humaine corrompue, tl11 lien social faible et hypocrite, l’impossibilité d’accéder à un bonheur à long terme et l’incapacité de la raison à guider l’homme.

Hobbes, les moralistes et la nature humaine

Bien que se limitant surtout au domaine de la philosophie politique, l’oeuvre de Thomas Hobbes présente plusieurs similarités avec celle de saint Augustin, notamment en ce qui a trait à la réflexion anthropologique. Si le philosophe anglais s’intéresse à l’homme, c’est parce que, selon lui, « les principaux corps politiques, les États, sont des compositions d’unités individuelles. On doit [ … ] envisager les sociétés politiques comme des composés artificiels, des “automates” entièrement constitués d’animaux humains ».
Ainsi l’étude de la politique doit-elle débuter par une étude de l’être humain à l’état de nature, état hypothétique destiné à mettre en lumière les principaux ressorts des actions humaines et à faire comprendre l’importance de l’autorité politique.

Dans son Uviathan

Hobbes énumère les trois axiomes qui définissent cet état. En premier lieu, l’égalité naturelle : par nature, les êtres humains sont égaux en puissance, parce que tous possèdent les mêmes facultés et que tous ont ainsi une chance équivalente d’enlever la vie à autrui.
En second lieu, le principe de conseT7Jation : il n’existe par nature aucune définition du bien ou du juste, sinon que les hommes recherchent de façon universelle à assurer la sécurité de leur personne et de leurs biens. En troisième et dernier lieu, le droit naturel: par nature, chacun a un pouvoir égal et un droit sur chaque chose pour assurer sa conservation.
Ce droit renvoie à la liberté que possède chaque individu d’user comme il souhaite de son pouvoir sur autrui, le tout dans le but de satisfaire ses besoins et de préserver sa propre nature. Hobbes fait du principe de conservation le moteur de toutes les actions humaines et c’est pourquoi son anthropologie, profondément égoïste car fondée sur l’amour de soi, doit être considérée comme pessimiste. Dans cet état des choses, « tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres ». Cette situation donne inévitablement lieu à un état de guerre civile permanent, à une guerre de tous contre tous, qui perdure aussi longtemps que « l’appétit personnel [demeure] la mesure du bien et du mal67 ». Ainsi Hobbes refuse-t-il la représentation traditionnelle – et aristotélicienne – voulant que l’homme soit, par nature, un être sociable. Contrairement à beaucoup de philosophes politiques depuis Aristote, il fera de l’homme naturel un animal insociable, mu par « le désir permanent et frénétique d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort ». S’appropriant la célèbre maxime romaine, il fera de l’homme un loup pour l’homme.
Toutefois, une nuance qu’invite à prendre en compte Thomas Molnar se doit d’être soulevée. Ce dernier affirme que l’utopiste peut être pesslffilste au sujet de la nature humaine individuelle, mais optimiste quant à l’aptitude de la nature sociale de l’homme, qui se révèle à travers la société, de surmonter le mauvais vouloir individuel. La résistance individuelle ne sera pas dominée sans la force, mais l’utopiste professe que si le but est le bien et la perfection, l’emploi de la force est justifié. Il est même justifié d’établir un gouvernement composé spécialement des élus en qui est déposée la doctrine de la société parfaite. Ces élus ont le suprême droit d’obliger chaque individu à se dépouiller de son égoïsme et à revêtir le vêtement d’un candidat à la perfection.
Si ces propos ne font pas explicitement référence à Hobbes, du moins est-il impossible de faire fi du rapprochement potentiel, invitant à nuancer nos propos sur le philosophe anglais. Il semble en effet, à la lumière de ce qu’avance Molnar, que Hobbes ne peut être classé de façon irrémédiable au rang des pessimistes antiutopistes.
Si sa conception de la nature humaine prise dans forme individuelle est de ce fait pessimiste, celle prise dans sa forme collective est quant à elle optimiste, ne niant donc pas la possibilité d’une société plus « parfaite », comme le laissent entendre les idées qu’il développe quant au contrat social.
La conception anthropologique de Hobbes est donc pessimiste, certes, mais elle demeure d’un pessimisme modéré lorsqu’on la compare à celle de Pascal ou des moralistes classiques. Si, chez le premier, l’amour que l’homme se porte oscille entre l’amour de soi et l’amour-propre \ l’ambiguïté disparaît chez les seconds, dont la vision qu’il cherche à obtenir pour soi, mais sans que cela se traduise par une attention exclusive accordée à ceuxci.
[ … ] Cela signifie que l’amour de soi conduit certainement à ne pas sacrifier ses propres intérêts à ceux d’autrui – car ils possèdent un caractère indépassable -, mais que cela ne conduit pas non plus à une ignorance ou à un désintérêt pour ceux d’autrui, pas plus qu’ils ne conduisent à une rivalité permanente.
[ … ] L’amour-propre (ou “intérêt propre”), à l’inverse, témoigne d’une attention exclusivement consacrée à ses propres intérêts considérés comme incommensurables au regard de ceux des autres, lesquels sont systématiquement négligés ou niés [ … ] de telle sorte que la coopération, lorsqu’elle existe, se trouve en permanence menacée de défection lorsque celle-ci ne possède pas un coût dissuasif. » ; Christian Lazzeri, de l’homme semble émanée directement de celle de saint Augustin. Pascal, par exemple, ne fait guère que s’approprier la conception anthropologique développée par le Père de l’Église, conception voulant que « la pente vers soi est le commencement de tout désordre ». Ainsi l’homme, abandonné par son Créateur après avoir opté pour l’amour de soi au détriment de l’amour de Dieu, se tourne inévitablement vers le mal et sombre dans la déchéance, justifiant la raison pour laquelle l’homme pascalien « n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce ». Parmi les puissances trompeuses (celles qui abusent l’homme et l’éloignent de la vérité) figurent les sens et la mémoire, l’imagination, la coutume, l’amour-propre, l’orgueil et l’esprit de vanité, les contrariétés, la science humaine et la philosophie, le divertissement et la vie en société. L’amourpropre, par exemple, fait que « l’homme n’est [ … ] que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres ». Incapable de soutenir la vue de sa personne (vue qui lui renvoie une image odieuse, monstrueuse, de lui-même), l’homme adopte le masque et le déguisement pour camoufler son moi réel. Dès lors, « rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide ». S’il multiplie les divertissements, c’est parce que ces derniers lui sont nécessaires pour oublier sa misère et sa corruption et pour se mieux tolérer: « sans divertissement il n’y a point de joie, avec le divertissement il n’y a point de tristesse ». Comme Augustin, Pascal abordera le thème de l’homme voguant entre deux infinis inatteignables, faisant de sa vie terrestre une entreprise vaine. Dans ses « La querelle de l’intérêt et de la sympathie. Petite anthologie philosophique des XVIIe et XVIIIe siècles », Revue du Mauss, 2008, nO 31, p. 35.
Pensées, il s’interroge: « qu’est-ce qu’un homme dans l’infini?» Cette question rhétorique pennet à Pascal de faire entendre la misère de l’homme. En insistant sur sa petitesse par rapport à l’Univers et à Dieu, il insiste sur son insignifiance. Placé entre deux extrémités, le tout et le néant, il n’aperçoit aucun des deux, faisant de cette volonté de tout connaître qui le caractérise une volonté absurde. De ce fait, bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrêmes; trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue, trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne [ … ] Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles. Voilà notre état véritable; c’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument.
Le philosophe français ne pourrait insister davantage sur le caractère vain et illusoire de l’homme. Sans Dieu, ce dernier n’est que « néant et pourriture ».
Un même pessimisme caractérise par ailleurs la pensée de Pierre Nicole et de La Rochefoucauld, chez lesquels triomphe le concept d’amour-propre. Dans ses Essais de morale, Nicole affinne qu’il n’existe aucune image plus appropriée pour représenter l’état moral de l’homme corrompu par le péché que celle employée par l’Écriture pour décrire Jérusalem: « depuis la teste jusques aux pieds, il n’y avait point en elle de partie saine.
[ … ] Qu’on s’imagine donc une playe universelle ou plutôt un amas de playes, de pestes, de charbons, dont le corps d’un homme soit tout couvert d’une manière affreuse & épouvantable [ … ]80 ». Pour corriger l’homme et l’aider à se redresser, une seule solution envisageable: la connaissance de soi. Toutefois, si cette dernière constitue le plus grand bien de l’humanité, elle représente également son plus grand mal, car bien que les  hommes soient prompts à admettre l’importance que revêt ce devoir, ils sont loin d’être prêts à le mettre en pratique. En effet, et faisant ici écho aux propos de Pascal, « rien ne leur est plus odieux que cette lurniere, qui les découvre à leurs propres yeux, & qui les oblige de se voir tels qu’ils sont. Ainsi ils font toutes choses pour se la cacher, & ils établissent leur repos à vivre dans l’ignorance, & dans l’oubly de leur étaë1 ». Pour éviter de se voir, l’homme se fait maître dans l’art de couvrir ses défauts d’un voile et de les effacer de l’image qu’il se forme de lui-même et qu’il cherche à imposer aux autres. C’est également dans cette optique qu’il s’attribue, à la faveur de son imagination, quantité de qualités dont il est dépourvu. L’objectif: présenter à soi-même et au reste du monde une image immaculée. C’est ce que Nicole désigne comme le « vain fantôme » de l’homme, qui relève d’un aveuglement volontaire quant à sa personne. Suivant cette perspective.

La fragilité du lien social

Poser la question du lien social, c’est poser celle de l’intérêt. Elles entretiennent une relation d’interdépendance, affirment Caillé et Lazzeri, depuis que le prêt usuraire est devenu, à la Renaissance, le symbole de « la recherche d’un avantage exclusif de lOI Ibid., p. 50-51. l’individu perçu exclusivement comme un désavantage pour la communauté».
Quoiqu’économiquement favorable, une telle conduite était destinée à mettre à mal l’intérêt commun, puisque l’action intéressée « distendait le lien organique » que l’Antiquité et le Moyen Âge avaient cherché à renforcer entre l’avantage individuel et celui de la communauté. La rupture entre ces deux formes d’intérêt s’accroît lorsque se greffe au premier la notion d’amour-propre. Dès lors, les intérêts de l’un sont considérés comme incommensurables au regard de ceux des autres, qui sont pour leur part systématiquement négligés ou niés 104. Ce sont les notions d’intérêt et d’amour-propre qui, par ailleurs, amenèrent Esprit à mettre à mal des vertus telles que l’amitié, la sincérité et la civilité, piliers de toute vie sociale. Mais qu’en est-il de Hobbes et des autres moralistes? Les réflexions qu’ils émettent sur l’homme et sur les liens qu’il entretient avec ses semblables semblent suggérer que toute vie en communauté relève du domaine de l’utopie, cette fois-ci entendue comme « chimère ». Car que requiert la vie en société, sinon un certain dévouement envers les autres, un certain désintéressement dont l’homme semble incapable? Pour les auteurs s’inscrivant dans la tradition du pessimisme anthropologique, l’intérêt « peut sans doute être contenu dans ses manifestations négatives au moyen de sanctions lorsqu’il conduit à infliger des dommages à autrui, mais il ne peut être éradiqué, de telle sorte qu’il ne pourra manquer de faire sentir de nouveau ses effets lorsque les circonstances le permettrone ». Ainsi l’intérêt et l’amour-propre, qui forment les ressorts de ce figmentum malum qui incite l’homme à faire le mal, sont indéracinables. S’ils peuvent être réprimés, ils ne peuvent être supprimés, faisant de l’égoïsme qui en résulte une disposition insurmontable. D’ailleurs, l’un des thèmes favoris des moralistes, qui met à la fois en lumière la nature humaine corrompue et la fragilité du lien social, est celui du moi tyrannique: « le moi a deux qualités: il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir: car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres l06 ».
Puisque chacun ne cherche qu’à acquérir un pouvoir toujours plus grand sur ses semblables, comment envisager le lien social? Après Pascal qui prétend que tous les hommes se haïssent naturellement les uns les autres, Nicole fait du lien social un lien reposant sur la tromperie. Ainsi se plaît-il à imaginer l’état des choses si chacun disait réellement ce qu’il pense au lieu de jouer le jeu hypocrite de l’amitié et de la civilité:

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Table des matières

REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 
CHAPITRE 1
MISE EN CONTEXTE DU PESSIMISME ANTHROPOLOGIQUE 
1. Saint Augustin et la nature humaine
II. Hobbes, les moralistes et la nature humaine
III. La fragilité du lien social
IV. L’impossible bonheur utopique
v. L’échec de la raison dominante
CHAPITRE II
LES VOYAGES DE GULUVER 
1. Gulliver et le pessimisme anthropologique
II. Lien social et bonheur
III. Raison et bonheur
CHAPITRE III
I.E NOUVEAU GULUVER 
1. Une critique sur l’homme
II. Le bon sauvage ou la critique du civilisé
III. L’inaccessible bonheur utopique
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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